1827 : Félix de Vandenesse
accepte de " livrer " son passé à Natalie de Manerville.
Au sortir
d'une enfance malheureuse et solitaire, Félix, qui a vingt ans rencontre
dans un bal à Tours une jeune femme dont la beauté l'émeut au point
de l'égarer. Métamorphosé, il inquiète ses parents qui l'envoient
à la campagne où il retrouve avec émerveillement l'inconnue dans une
vallée au creux de laquelle coule l'Indre. (Elle était le lys de cette
vallée). Il fait alors la connaissance au château de Clochegourde
de Blanche de Mortsauf, de son mari et de leurs deux enfants. Le comte
de Mortsauf, marqué par les épreuves de l'émigration, fait souffrir
son entourage par une irascibilité maladive. Des liens spirituels
se créent entre Félix et la comtesse Blanche que Félix est autorisé
à appeler Henriette ; celle-ci se confie au jeune homme mais refuse
d'entendre parler d'amour.
Henriette
et Félix se plaisent à communiquer par le langage des fleurs. Le bonheur
se poursuit pendant plusieurs mois et connaît son apogée dans la scène
des vendanges. Octobre 1814 : Félix quitte Clochegourde pour Paris.
Henriette lui remet une lettre où elle lui prodigue des conseils qui
s'appuient sur son expérience de la société. Par sa fidélité à sa
compétence, Félix se fait apprécier du roi et devient maître des requêtes
au conseil d'Etat.
1817
: un congé de six mois le ramène en Touraine. Félix et Henriette renouvellent
leur engagement et vivent des instants précieux. Le comte étant tombé
malade, ils le soignent tous deux pendant près de trois mois avec
un dévouement qui renforce la haute conscience qu'ils ont d'eux-mêmes.
Retour
de Félix à Paris. Ici Félix succombe aux charmes d'une riche et belle
Anglaise, lady Arabelle Dudley. La nouvelle de leur liaison parvient
jusqu'à Mme de Mortsauf qui cesse d'écrire à Félix qui se précipite
à Clochegourde où elle l'accueille avec froideur et exprime ses propres
doutes envers l'existence qu'elle a menée jusque là.
A Paris
les liens entre Félix et Arabelle se resserrent un moment puis se
défont rapidement. Apprenant qu'Henriette est mourante, Félix se rend
une nouvelle fois à Clochegourde. Après un bouleversant combat intérieur,
la jeune femme meurt, vertueuse. Félix rentre à Paris. Il rencontre
peu après Natalie de Manerville dont il s'éprend.
Réponse
de Natalie à Félix. Incapable de rivaliser avec le souvenir des deux
femmes exceptionnelles, Natalie préfère ne pas s'engager dans une
union vouée, selon elle, à l'échec.
Résumé
A Madame la comtesse Natalie
de Manerville
Je cède
à ton désir. Aujourd'hui tu veux mon passé, le voici. Enfin, tu l'as
deviné, Natalie, et peut-être vaut-il mieux que tu saches tout : oui,
ma vie est dominée par un fantôme, il se dessine vaguement au moindre
mot qui le provoque, il s'agite souvent de lui-même au-dessus de moi.
S'il y avait dans cette confession des éclats qui te blessassent,
souviens-toi que tu m'as menacé si je ne t'obéissais pas, ne me punis
donc point de t'avoir obéi. Je voudrais que ma confidence redoublât
ta tendresse. A ce soir. " Felix"
Quelle vanité pouvais-je
blesser, moi nouveau né ? quelle disgrâce physique ou morale me valait
la froideur de ma mère ? Mis en nourrice à la campagne, oublié par
ma famille pendant trois ans, quand je revins à la maison paternelle,
j'y comptais pour si peu de chose que j'y subissais la compassion
des gens. Loin d'adoucir mon sort, mon frère et mes deux sœurs s'amusèrent
à me faire souffrir. Déjà déshérité de toute affection, je ne pouvais
rien aimer, et la nature m'avait fait aimant ! La certitude de ces
injustices excita prématurément dans mon âme la fierté, ce fruit de
la raison, qui sans doute arrêta les mauvais penchants qu'une semblable
éducation encourageait.
Les tourments d'une imagination
sans cesse agitée de désirs réprimés, les ennuis d'une vie attristée
par de constantes privations, m'avaient contraint à me jeter dans
l'étude, comme les hommes lassés de leur sort se confinaient autrefois
dans un cloître. Affecté par tant d'éléments morbides, à vingt ans
passés, j'étais encore petit, maigre et pâle. Mon âme pleine de vouloirs
se débattait avec un corps débile en apparence. Enfant par le corps
et vieux par la pensée, j'avais tant lu, tant médité, que je connaissais
métaphysiquement la vie dans ses hauteurs. Nul jeune homme ne fut,
mieux que je ne l'étais, préparé à sentir, à aimer.
De grands
événements se préparaient alors. Parti de Bordeaux pour rejoindre
Louis XVIII à Paris, le duc d'Angoulême recevait, à son passage dans
chaque ville, des ovations préparées par l'enthousiasme qui saisissait
la vieille France au retour des Bourbons. Ce jour-là je cédai à l'envie
d'assister au bal offert au prince. Et, emporté comme un fétu dans
le tourbillon je rencontrai celle qui devait par la suite aiguillonner
sans cesse mes ambitieux désirs et les combler en me jetant au cœur
de la Royauté. Trompée par ma chétive apparence, cette femme me prit
pour un enfant prêt à s'endormir en attendant le bon plaisir de sa
mère, et se posa près de moi par un mouvement d'oiseau qui s'abat
sur son nid. Aussitôt je sentis un parfum qui brilla dans mon âme
comme y brilla depuis la poésie orientale.
Je regardais
ma voisine, et fus plus ébloui par elle que je ne l'avais été par
la fête ; elle devint toute ma fête. Mes yeux furent frappés par de
blanches épaules rebondies sur lesquelles j'aurais voulu pouvoir me
rouler, de pudiques épaules qui avaient une âme, et dont la peau satinée
éclatait à la lumière comme un tissu de soie. Après m'être assuré
que personne ne me voyait, je me plongeai dans ce dos comme un enfant
qui se jette dans le sein de sa mère, et je baisai toutes ces épaules
en y roulant ma tête. Mais cette femme poussa un cri perçant ; elle
se retourna, me vit et me dit " Monsieur ? ". La pourpre de la pudeur
offensée étincela sur son visage et elle s'en alla par un mouvement
de reine.
J'eus
honte de moi. Et cependant une âme nouvelle, une âme aux ailes diaprées
avait en moi brisé sa larve. J'aimai soudain sans rien savoir de l'amour.
Les jours qui suivirent alors que j'étais ravi mentalement, je parus
sérieusement malade et ma mère décida que j'irais passer quelques
jours à Frapesle, château situé sur l'Indre, chez l'un de ses amis.
Avec ce courage d'enfant qui ne doute de rien je me proposais de fouiller
tous les châteaux de la Touraine. Elle demeurait là, mon cœur ne me
trompait point : le premier castel que je vis au penchant d'une lande
était son habitation. Et elle était le lys de cette vallée où elle
croissait pour le ciel, en la remplissant du parfum de ses vertus.
Le lendemain
de mon arrivée mon hôte me proposa une visite aux propriétaires de
Clochegourde, une jolie maison, appartenant au comte de Mortsauf,
le représentant d'une famille historique en Touraine, dont la fortune
date de Louis XI.
Et là
je la revis. Comment vous expliquer mon ravissement ? Sa figure est
une de celles dont la ressemblance exige l'introuvable artiste de
qui la main sait peindre le reflet des feux intérieurs. Quoiqu'elle
fut mère de deux enfants, je n'ai jamais rencontré dans son sexe personne
de plus jeune fille qu'elle. Son air exprimait une simplesse, jointe
à je ne sais quoi d'interdit et de songeur qui ramenait à elle comme
le peintre nous ramène à la figure où son génie a traduit un monde
de sentiments. Cette femme pouvait être élégante loin du monde, naturelle
dans ses expressions, recherchée dans les choses qui devenaient siennes,
à la fois rose et noire.
Le comte,
âgé seulement de quarante-cinq ans paraissait approcher de la soixantaine,
tant il avait promptement vieilli dans le grand naufrage qui termina
le dix-huitième siècle. Maigre et de haute taille, il avait l'attitude
d'un gentilhomme appuyé sur une valeur de convention, qui se sait
au-dessus des autres par le droit, au-dessous par le fait. En le voyant
qui ne l'eût compris ? Qui ne l'aurait accusé d'avoir fatalement transmis
à ses enfants ces corps auxquels manquait la vie ? En voyant ces quatre
personnes réunies, des pensées trempées de mélancolie tombèrent sur
mon cœur comme une pluie fine et grise embrume un joli paysage après
quelque beau lever de soleil.
Quoique
rien ne soit plus difficile que de rendre heureux un homme qui se
sait fautif, la comtesse tenta cette entreprise digne d'un ange. En
un jour, elle devint stoïque. Le caractère variable, non pas mécontent,
mais mal content du comte, son âme hystérique, rencontrèrent
donc chez sa femme une terre douce et facile où il s'étendit en y
sentant ses secrètes douleurs amollies par la fraîcheur des baumes.
Pendant
les premiers moments de mon séjour, je tentai de m'unir au comte,
et ce fut un temps d'impressions cruelles. Je savais que mon maintien
à Clochegourde, l'avenir de ma vie, dépendaient de cette volonté fantasque.
Je tombais donc sous le despotisme de cet homme. Mes souffrances me
firent deviner celles de madame de Mortsauf. La comtesse et moi, nous
nous éprouvâmes ainsi par la douleur.
La comtesse
me vit assidu chez elle sans en prendre de l'ombrage, par deux raisons.
D'abord elle était pure comme un enfant, et sa pensée ne se jetait
dans aucun écart. Puis j'amusais le comte, je fus une pâture à ce
lion sans ongles et sans crinière.
Un jour
je contai à madame de Mortsauf mon enfance et ma jeunesse avec les
paroles ardentes du jeune homme de qui les blessures saignaient encore.
Courbé sous le poids de mes souffrances redites j'attendis un mot
de cette femme qui m'écoutait la tête baissée lorsqu'elle éclaira
les ténèbres par un regard, elle anima les mondes terrestres et divins
par un seul mot.
- Nous avons
eu la même enfance ! dit-elle en me montrant un visage où reluisait
l'auréole des martyrs. Je n'étais donc pas seul à souffrir !
Elle
me fit ce jour là des confidences. Elle me raconta les premiers jours
de son mariage, ses premières déceptions, tout le renouveau du malheur.
Sa vie à Clochegourde n'était pas facile. Elle était aussi le précepteur
de son fils Jacques, la gouvernante de sa fille Madeleine. Elle était
intendant et régisseur. Mais elle conclut confiante -Si d'abord la
santé de mes enfants m'a désespérée, aujourd'hui plus ils avancent
dans la vie, mieux ils se portent. Notre demeure s'est embellie, la
fortune se répare. Emu par ses confidences je me laissai aller à lui
révéler le sentiment que je lui portais.
-Vous êtes un enfant, me dit-elle,
je vous pardonne encore, mais pour la dernière fois. Sachez-le, monsieur,
mon cœur est comme enivré de maternité ! Quoique l'épouse soit invulnérable
en moi, ne me parlez donc plus ainsi. Si vous ne respectiez pas cette
défense si simple, je vous en préviens, l'entrée de cette maison vous
serait à jamais fermée.
Aimer
sans espoir est encore un bonheur. Je sentais en moi je ne sais quel
contentement ineffable. Semblable au prêtre qui s'est avancé dans
une vie nouvelle, j'étais consacré, voué à elle. Je m'étais engagé
à garder pour moi seul en mon cœur un amour irrésistible, à ne jamais
abuser de l'amitié pour amener cette femme dans l'amour. Tous les
sentiments nobles réveillés faisaient entendre en moi-même leurs voix
confuses. Peut-être voulait-elle tirer de moi sa force et sa consolation,
me mettant ainsi dans sa sphère, sur sa ligne ou plus haut ? Cette
pensée m'éleva soudain à des hauteurs éthérées.
Puis de
grands événements arrivèrent à Clochegourde. Le comte reçut le brevet
de maréchal de camp, la croix de Saint-Louis, et une pension de quatre
mille francs. Le duc de Lenoncourt-Givry, père de la comtesse, fut
nommé pair de France, recouvra deux forêts, reprit son service à la
cour, et sa femme rentra dans ses biens non vendus qui avaient fait
partie du domaine de la couronne impériale. La comtesse de Mortsauf
devenait ainsi l'une des plus riches héritières du Maine.
-Mon ami,
me dit-elle d'une voix émue. Allez à Paris. Si votre frère et votre
père ne vous secondent point, notre famille sera certes très influente
; profitez de notre crédit ! Mettez donc le superflu de vos forces
dans une noble ambition…Acceptez mon aide, élevez-vous, faites fortune,
et vous saurez quel est mon espoir. Enfin, dit-elle en paraissant
laisser échapper un secret, ne quittez jamais la main de Madeleine
que vous tenez en ce moment.
Le coup
de baguette de la Restauration s'accomplissait avec une rapidité qui
stupéfiait les enfants élevés sous le régime impérial. Cette révolution
ne fut rien pour moi. La moindre parole, le plus simple geste de madame
de Mortsauf étaient les seuls événements auxquels j'attachais de l'importance.
La comtesse m'enveloppait dans les nourricières protections, dans
les blanches draperies d'un amour tout maternel ; tandis que mon amour,
séraphique en sa présence, devenait loin d'elle mordant et altéré
comme un fer rouge ; je l'aimais d'un double amour qui décochait tour
à tour les milles flèches du désir, et les perdait au ciel où elles
se mouraient dans un éther infranchissable. Puis j'étais jeune ! et
cette situation comportait des langueurs enchanteresses, des moments
de suavité divine qui suivent de tacites immolations.
La comtesse
me devina, me laissa prendre une place à ses côtés, et me récompensa
par la permission de partager ses douleurs.
Pendant
les mois de septembre et d'octobre je lui composais des bouquets.
Aucune déclaration, nulle preuve de passion insensée n'eut de contagion
plus violente que ces symphonies de fleurs, où mon désir trompé me
faisait déployer les efforts que Beethoven exprimait avec ses notes.
Jamais depuis je n'ai fait de bouquet pour personne ! Quand nous eûmes
crée cette langue à notre usage, nous éprouvâmes un contentement semblable
à celui de l'esclave qui trompe son maître.
Les heures,
les journées, les semaines, s'enfuyaient ainsi pleines de félicités
renaissantes. Nous arrivâmes à l'époque des vendanges qui sont en
Touraine de véritables fêtes. Les derniers jours que je passai dans
ce pays furent ceux de l'automne effeuillé, jours obscurcis de nuages.
La veille de mon départ, madame de Mortsauf m'emmena sur la terrasse,
avant le dîner.
-Demain
je vous remettrai, cher enfant ! une longue lettre où vous trouverez
mes pensées de femme sur le monde, sur les hommes, sur la manière
d'aborder les difficultés de ce grand remuement d'intérêts ; promettez-moi
de ne la lire qu'à Paris ?
Elle était
à la fois douce et terrible ; son sentiment se mettait trop audacieusement
à découvert, il était trop pur pour permettre le moindre espoir au
jeune homme altéré de plaisir. En retour de ma chair laissée en lambeaux
dans son cœur, elle me versait les lueurs incessantes et incorruptibles
de ce divin amour qui ne satisfaisait que l'âme. Elle devint ce qu'était
Béatrix du poète florentin, la Laure sans tâche du poète vénitien,
la mère des grandes pensées, la cause inconnue des résolutions qui
sauvent, le soutien de l'avenir.
De retour
à la maison, quand j'eus fini de lire la lettre qu'elle m'avait remise,
je sentais palpiter sous mes doigts un cœur maternel au moment où
j'étais encore glacé par le sévère accueil de ma mère.
Puis les
événements du 20 mars arrivèrent. Le duc de Lenoncourt lorsqu'il me
vit attaché de cœur et de tête aux Bourbons me présenta lui-même à
Sa Majesté. Le soir j'étais maître des requêtes au Conseil d'Etat,
et j'avais auprès du roi Louis XVIII un emploi secret d'une durée
égale à celle de son règne, place de confiance qui me mit au cœur
du gouvernement et fut la source de mes prospérités. Madame de Mortsauf
avait vu juste, je lui devais donc tout : pouvoir et richesse. Elle
me guidait et m'encourageait, purifiait mon cœur et donnait à mes
vouloirs cette unité sans laquelle les forces de la jeunesse se dépensent
inutilement.
Je demandai
un congé et je volai comme une hirondelle en Touraine. Pour la première
fois j'allais me montrer à celle que j'aimais, non-seulement un peu
moins niais, mais encore dans l'appareil d'un jeune homme élégant
dont les manières avaient été formées par les salons les plus polis,
dont l'éducation avait été achevée par les femmes les plus gracieuses,
qui avait enfin recueilli le prix de ses souffrances, et qui avait
mis en usage l'expérience du plus bel ange que le ciel ait commis
à la garde d'un enfant.
Quand Henriette
vit le jeune homme là où elle n'avait jamais vu qu'un enfant, elle
abaissa le regard vers la terre par un mouvement d'une tragique lenteur
et quand elle releva son visage pour me regarder encore, je la trouvai
pâle.
Monsieur
de Mortsauf, aux prises avec des idées fixes était de plus en plus
irritable et tyrannisait sa femme qui supportait en silence. Lors
de mon séjour en Touraine le comte atterré par une fièvre inflammatoire
nous fit craindre le pire. La comtesse, souffrant soudain d'un sentiment
de culpabilité, croyait être la cause de cette fatale crise. Pendant
cinquante-deux jours le comte fut entre la vie et la mort ; nous veillâmes
chacun à notre tour. Je sentais que j'entrais plus avant dans son
cœur.
Mais le
roi me rappelait. Nous restâmes dans une stupeur de pensées qui nous
oppressa tous également, car nous n'avions jamais si bien senti que
nous nous étions tous nécessaires les uns aux autres.
De retour
à Paris je rencontrai dans les salons de l'Elysée-Bourbon l'une de
ces illustres ladies qui sont à demi souveraines. Tout d'abord l'image
de la sainte qui souffrait son lent martyre à Clochegourde rayonna
si fortement que je pus résister aux séductions. Mais cette fidélité
fut le lustre qui me valut l'attention de lady Arabelle. Ma résistance
aiguisa sa passion. Elle voulait du poivre, du piment pour la pâture
du cœur. Quoique gardé par ma passion, je n'étais pas à l'âge où l'on
reste insensible aux triples séductions de l'orgueil, du dévouement
et de la beauté. Ainsi je connus tout à coup au sein de ce luxe anglais
une femme peut-être unique en son sexe qui m'enveloppa dans les rets
de son amour. Lady Arabelle devint la maîtresse du corps. Madame de
Mortsauf restait l'épouse de l'âme. Je sentais que lady Arabelle essayait
de la tuer dans mon cœur où elle la retrouvait toujours, et sa passion
se ravivait au souffle de cet amour invincible et me gardait comme
une conquête insoumise. J'écrivais à Henriette sous ses yeux, jamais
elle ne chercha par aucun moyen à savoir l'adresse écrite sur mes
lettres. J'avais ma liberté.
Lady Dudley
procédait par l'orgueil, elle flattait toutes les vanités en les déifiant,
elle me mettait si haut qu'elle ne pouvait vivre qu'à mes genoux ;
aussi toutes les séductions de son esprit étaient-elles exprimées
par sa pose d'esclave et par son entière soumission. Souvent lady
Dudley, comme beaucoup de femmes, profitait de l'exaltation du bonheur,
pour me lier par des serments ; et, sous le coup d'un désir, elle
m'arrachait des blasphèmes contre l'ange de Clochegourde. Une fois
traître, je devins fourbe. Je continuai d'écrire à madame de Mortsauf
comme si j'étais toujours le même enfant qu'elle aimait tant ; mais,
je l'avoue, son don de seconde vue m'épouvantait quand je pensais
aux désastres qu'une indiscrétion pouvait causer dans le joli château
de mes espérances. Jusqu'au jour où mes lettres restèrent sans réponse.
Je fus saisi d'une horrible inquiétude, je voulus partir pour Clochegourde.
Arabelle ne s'y opposa point, mais elle parla de m'accompagner en
Touraine.
L'accueil
de madame de Mortsauf fut très froid. -Ah ! vous voilà ! me dit-elle.
Ces trois mots me foudroyèrent. Elle savait mon aventure. Sa mère
la lui avait apprise. La faiblesse indifférente du son de sa voix
révélaient une douleur mûrie, exhalaient je ne sais quelle odeur de
fleurs coupées sans retour. Je demeurai débout, confondu, la laissant
aller, la contemplant, toujours noble, lente, fière, plus blanche
que je ne l'avais vue, mais gardant au front la jaune empreinte du
sceau de la plus amère mélancolie, et penchant la tête comme un lys
trop chargé de pluie.
Ainsi j'étais
le jouet de deux passions inconciliables dont j'éprouvais alternativement
l'influence. J'aimais un ange et un démon ; deux femmes également
belles, parées l'une de toutes les vertus que nous meurtrissons en
haine de nos imperfections, l'autre de tous les vices que nous déifions
par égoïsme. Je surpris dans mon âme un mouvement d'orgueil de me
savoir l'arbitre de deux destinées si belles, d'être la gloire à des
titres si différents de deux femmes si supérieures et d'avoir inspiré
de si grandes passions que de chaque côté la mort arriverait si je
leur manquais. Cette fatuité passagère a été doublement punie. Je
ne sais quel démon me disait d'attendre près d'Arabelle le moment
où quelque désespoir, où la mort du comte me livrerait Henriette,
car Henriette m'aimait toujours.
Je travaillais
dans le cabinet du roi lorsque le duc de Lenoncourt nous annonça
- Sire ma
pauvre fille se meurt.
Mon rapide
voyage fut comme un rêve. En débouchant par les ponts Saint-sauveur
je rencontrai le médecin qui me donna de ses nouvelles - Je doute
que vous la trouviez vivante. Elle meurt d'une affreuse mort, elle
meurt d'inanition. c'est l'incurable résultat d'un chagrin, comme
une blessure mortelle est la conséquence d'un coup de poignard. Madame
de Mortsauf meurt de quelque peine inconnue.
Elle mourait
donc par moi ! L'abbé Dominis me confia
- Elle si
sainte, si résignée, si faite à mourir, depuis quelques jours elle
a pour la mort une horreur secrète, elle jette sur ceux qui sont pleins
de vie des regards où, pour la première fois, se peignent des sentiments
sombres et envieux. Ses vertiges sont excités, je crois, moins par
l'effroi de la mort que par une ivresse intérieure, par les fleurs
fanées de sa jeunesse qui fermentent en se flétrissant. Oui le mauvais
ange dispute cette belle âme au ciel.
Après quelques
préparatifs Madeleine vint m'avertir que sa mère m'attendait. Elle
avait dépensé les dernières forces d'une fièvre expirante à parer
sa chambre en désordre pour y recevoir dignement celui qu'elle aimait
en ce moment plus que toute chose. Sous les flots de dentelles, sa
figure amaigrie qui avait la pâleur verdâtre des fleurs du magnolia
quand elles s'entrouvrent apparaissait comme dessinée à la craie,
mais supposez achevés et pleins de vie les yeux de cette esquisse,
des yeux caves qui brillaient d'un éclat inusité dans une figure éteinte.
Et le sourire que formaient ses lèvres blanches ressemblait vaguement
au ricanement de la mort.
Après avoir
été frappé de la métamorphose de la personne, je m'aperçu que la femme,
autrefois si imposante par ses sublimités, avait dans l'attitude,
dans la voix, dans les manières, dans les regards et les idées toutes
les faiblesses qui recommandent l'enfant à la protection. Et parfois
les accents de cette voix magnifique peignaient les combats de toute
une vie, les angoisses d'un véritable amour déçu.
- Oui, vivre
! dit-elle en me faisant lever et s'appuyant sur moi, vivre de réalités
et non de mensonges. Tout a été mensonge dans ma vie, je les ai comptées
depuis quelques jours, ces impostures. Est-il possible que je meure,
moi qui n'ai pas vécu ? moi qui ne suis jamais allée chercher quelqu'un
dans une lande ?
-Kyrie
eleison ! disait le pauvre abbé, qui, les mains jointes, l'œil au
ciel, récitait les litanies. Elle jeta ses bras autour de mon cou,
m'embrassa violemment, et me serra en disant : -vous ne m'échapperez
plus ! Je veux être aimée, je ferai des folies comme lady Dudley,
j'apprendrai l'anglais pour bien dire : my dee. Elle fut arrêtée par
une faiblesse qui survint, et je la couchai tout habillée sur son
lit.
J'étais
hébété de douleur. Ce n'était plus elle. L'amour, comme le concevait
Arabelle me dégoûta soudain. Je revins chez la mourante au moment
où le soleil se couchait et dorait la dentelle des toits du château.
Une douce lumière éclairait le lit où reposait Henriette baignée d'opium.
En ce moment le corps était pour ainsi dire annulé ; l'âme seule régnait
sur ce visage, serein comme un beau ciel après la tempête.
Le moment
était venu de lui administrer les derniers sacrements de l'église.
Lorsqu'elle s'éveilla doucement nous revîmes tous notre idole dans
la beauté de ses beaux jours. Les anges veillaient sur Henriette !
Oui, leurs glaives brillaient au-dessus de ce noble front où revenaient
les augustes expressions de la vertu qui en faisaient jadis comme
une âme visible avec laquelle s'entretenaient les esprits de sa sphère.
-Oubliez
ce que j'aurais pu vous dire, pauvre insensée que j'étais. Comme autrefois
Félix ? ….
Au moment
où son dernier soupir s'exhala, dernière souffrance d'une vie qui
fut une longue souffrance, je sentis en moi-même un coup par lequel
toutes mes facultés furent atteintes. J'étais bien jeune, j'avais
vingt-neuf ans et mon cœur était déjà flétri.
Durant les
mois qui suivirent je me jetai dans le travail, je m'occupai de science,
de littérature et de politique ; j'entrai dans la diplomatie à l'avènement
de Charles X qui supprima l'emploi que j'occupais sous le feu roi.
Dès ce moment je résolus de ne jamais faire attention à aucune femme
si belle, si spirituelle, si aimante qu'elle pût être. Mais toutes
mes résolutions échouèrent : vous savez comment et pourquoi. Chère
Natalie, en vous disant ma vie sans réserve et sans artifice, en vous
racontant des sentiments où vous n'étiez pour rien, peut-être ai-je
froissé quelque pli de votre cœur jaloux et délicat ; mais ce qui
courroucerait une femme vulgaire sera pour vous, j'en suis sûr, une
nouvelle raison de m'aimer. Auprès des âmes souffrantes et malades,
les femmes d'élite ont un rôle sublime à jouer, celui de la sœur de
charité qui panse les blessures, celui de la mère qui pardonne à l'enfant.
Demain je saurai si je me suis trompé en vous aimant.
A monsieur le comte Félix
de Vandenesse
Cher comte,
vous avez reçu de cette pauvre madame de Mortsauf une lettre qui,
dites-vous, ne vous a pas été inutile pour vous conduire dans le monde,
lettre à laquelle vous devez votre haute fortune. Permettez-moi d'achever
votre éducation. Je renonce à la gloire laborieuse de vous aimer :
il faudrait trop de qualités catholiques ou anglicane, et je ne me
soucie pas de combattre des fantômes. Mon ami, car vous serez toujours
mon ami, gardez-vous de recommencer de pareilles confidences qui mettent
à nu votre désenchantement, qui découragent l'amour et forcent une
femme à douter d'elle-même. Nulle femme, sachez-le bien ne voudra
coudoyer dans votre cœur la morte que vous y gardez. Pauvre femme
! elle a bien souffert, et quand vous avez fait quelques phrases sentimentales,
vous vous croyez quitte avec son cercueil. Si vous tenez à rester
dans le monde, à jouir du commerce des femmes, cachez-leur avec soin
tout ce que vous m'avez dit : elles n'aiment ni à semer les fleurs
de leur amour sur des rochers, ni à prodiguer leurs caresses pour
panser un cœur malade. Bien peu d'entre elles seraient assez franches
pour vous dire ce que je vous dis, et assez bonnes personnes pour
vous quitter sans rancune en vous offrant leur amitié, comme le fait
aujourd'hui celle qui se dit votre amie dévouée.
Natalie
de Manerville Paris, octobre 1835
Commentaires
Ce roman achevé en 1835 est publié en volume
en 1836. Il est la première étude des " Scènes de la vie de province
" et couronne le cycle des Etudes de mœurs en faisant écho à Séraphita
la dernière des Etudes Philosophiques.
Sa construction est originale
: il se présente sous la forme de deux lettres ; l'une, immense et
qui contient presque tout le roman, est la confession du comte Félix
de Vandenesse à la comtesse Nathalie de Manerville ; l'autre, de quelques
pages, constitue l'ironique réponse de la comtesse.
Par le rapprochement avec l'existence
même de l'auteur, par son analyse subtile du phénomène amoureux dans
ses rapports avec la vie, la société et la création, le roman témoigne
du travail d'un écrivain qui se cherche et se construit par l'œuvre
d'art.
Le Lys occupe une place à part dans l'œuvre de Balzac.
C'est un roman poétique où l'auteur évoque des souvenirs d'enfance
et de jeunesse, chante sa Touraine natale et transpose en une idylle
aussi pure que passionnée son amour pour Mme de Berny. Celle qu'il
appelait la dilecta, l'élue de son cœur, y devient Mme de Mortsauf,
délicieuse créature parée de toutes les séductions de l'âme et du
corps. Balzac voulait faire d'elle une image de la " perfection terrestre
", la " femme vertueuse fantastique ". " Oui la première femme que
l'on rencontre avec les illusions de la jeunesse est quelque chose
de saint et de sacré " écrit-il à Mme Hanska. Mais son génie réaliste
veillait, et l'héroïne n'est pas une abstraction éthérée : sans rien
perdre de son charme, elle a la vérité d'un être de chair.
C'est en juillet, retiré auprès
de Mme de Berny, à la Bouleaunière, que Balzac avance la rédaction
du Lys, travaillant vingt heures par jour. Les critiques ont fait
des rapprochements avec La princesse de Clèves pour l'amour platonique,
La Nouvelle Héloïse pour le mysticisme amoureux, la religiosité et
l'importance de la nature, Manon Lescaut pour la confession autobiographique,
Le Rouge et le Noir pour ses deux amours.
Sevré d'affection, Félix de
Vandenesse a eu une enfance malheureuse. A vingt et un an ses sentiments,
ses rêves, son physique même sont encore ceux d'un adolescent. Au
printemps de 1814, il rencontre dans un bal, à Tours, une belle inconnue
dont il s'éprend sur-le-champ et il brûle de la retrouver. Et c'est
ce qui va se produire, à la faveur d'un séjour dans la vallée de l'Indre.
Aussi vertueuse que belle, Mme
de Mortsauf agrée l'amour de Félix, mais pour l'épurer en une passion
platonique et presque mystique. Elle-même, de sept ans son aînée,
prétend l'aimer comme un fils. Il devient son confident et le réconfort
dont elle avait tant besoin. Entre un mari âgé, aigri par les souffrances
de l'émigration, et deux enfants de santé fragile qu'elle n'a pu maintenir
en vie qu'à force de tendresse et de soins, elle vit une existence
douloureuse.
Caractère d'une complexité délicate,
idéaliste et positive, femme de tête et passionnément sentimentale,
solitaire et possédant l'expérience du monde, mariée à un vieillard
et ayant gardé une innocence, une fraîcheur d'enfant, Mme de Mortsauf
a les scrupules d'âme, la tendresse raffinée, la dignité gracieuse
que le jeune Balzac se plaisait à prêter aux dames du monde. Lorsqu'elle
s'attache à Félix de Vandenesse, à la fois par un sentiment maternel
et dans un élan passionné qui craint de s'avouer, lorsqu'elle l'initie
à tous les ressorts de l'esprit et du cœur, lorsqu'elle lui apprend
Paris et la société, et que de loin, grâce à ses relations, elle pousse
sa carrière mondaine, nous reconnaissons en elle, à peine idéalisée,
l'image chère de Mme de Berny. On dirait que Balzac a dessiné ce portrait
dans un esprit d'action de grâce, peut-être aussi de remords pour
les nombreuses infidélités dont eu à souffrir " la Dilecta ". Le drame
de Mme de Mortsauf, c'est en effet celui de la femme déjà forte, déjà
éprouvée par les amertumes de la vie et aspirant à un sentiment profond
et sincère, en face du jeune homme impatient de découvrir le monde,
infidèle non par méchanceté ni même par légèreté mais par un désir
instinctif de s'affirmer et de gaspiller ses forces neuves.
Lorsqu'elle se voit délaissée
par Félix de Vandenesse, Mme de Mortsauf traverse une tragique épreuve.
Son mal dépasse infiniment la vulgaire jalousie, il atteint les régions
les plus sombres de son être et jusqu'à cette conscience morale qui
paraissait si ferme. Tous les tumultes d'une nature violente, contenus
pendant des années par les scrupules de la dignité religieuse et sociale,
s'épanchent soudain. Malade, prématurément vieillie et sur le point
de mourir Mme de Mortsauf se rend compte que sa vie de femme n'a été
qu'un long mensonge. Perdue dans sa province, en compagnie d'un mari
chagrin qui lui abandonnait la charge d'administrer son domaine, comme
elle a désiré s'amuser, voyager, aimer, vivre ! Elle meurt, elle voulait
vivre, elle n'a pas osé vivre, et cette évidence est, de tous les
coups, le plus fort qui la frappe. Soudain elle doute de sa vie, de
sa vertu, d'elle-même.
Le désir frustré s'exacerbe.
Félix écrit " Quand le feu de ses yeux dénués de l'eau limpide où
jadis nageait son regard tomba sur moi je frissonnai ". L'eau est
asséchée par les " feux intérieurs " qui s'échappent de ses yeux au
moment de son agonie. Elle est ardente. Le désir se dénude, alors
qu'elle voulait faire dominer " la spiritualité de l'ange qui est
en nous ". Mais le désir a une efficacité spirituelle. Pour Henriette
le ciel s'ouvrira en bas, au fond de l'abîme du désir, par un retournement
qui n'aura lieu qu'in extremis, lorsqu'elle sera descendue au plus
profond.
Expérience du manque, de l'incomplétude,
le désir est, pour Henriette, comme pour bien des mystiques, nécessaire
: " Nous devons passer par un creuset rouge avant d'arriver saints
dans les sphères supérieures " remarque Henriette. Pour elle comme
pour Saint-Martin, le mal n'est pas une altérité diabolique, mais
une paradoxale purification.
Le conflit entre l'âme et les
sens, générateur de tentations, est aussi le moteur de l'élévation
finale. Henriette a toujours tiré profit de la tentation de l'amour
: " Craignant de manquer à mes obligations, j'ai constamment voulu
les outrepasser. La culpabilité génère l'élan vers Dieu.
C'est dire combien le sexe
joue un rôle central pour cette " femme de trente ans " mal mariée.
De là le délire de l'agonie, ce rêve ultime de jouissance exprimé
devant celui qui sublimait son désir par des bouquets de fleurs. Plus
révélatrice encore est la lettre posthume où, rappelant le baiser
du bal, ce premier et seul instant de jouissance, elle déclare crûment
: " Ah ! si dans ces moments où je redoublais de froideur, vous m'eussiez
prise dans vos bras, je serais morte de bonheur. ". Ce n'est qu'une
crise, cependant. A son heure dernière, Mme de Mortsauf retrouve la
joie, ou du moins la sérénité. Sa vie n'est qu'un désastre, mais Quelqu'un
qui ne manque jamais lui demeure. La mort d'Henriette consacre le
difficile triomphe de la vertu au terme d'une véritable passion.
Mais ce dernier combat de Mme
de Mortsauf, cette scène pathétique, qui porte la marque puissante
de Balzac, a fait l'objet de tout un débat. La critique, les amies
mêmes de Balzac déploraient que la pureté de l'héroïne fût ternie
au dernier moment par cette révolte, par ces accents trop humains.
L'auteur répondait que " la lutte de la matière et de l'esprit est
le fond du christianisme " et rappelait qu'aux " imprécations de la
chair trompée, de la nature physique blessée " succède " la placidité
sublime de l'âme, quand la comtesse est confessée et qu'elle meurt
en sainte ".
En effet, au moment suprême,
Mme de Mortsauf retrouve toute sa vertu, sa piété et même son angélique
beauté ; elle meurt en paix. Dans la mélancolie d'un paysage automnal,
ses obsèques rappèlent une dernière fois, sur le mode mineur, le grand
thème poétique du roman. " Il y eut un gémissement unanime mêlé de
pleurs qui semblait faire croire que cette vallée pleurait son âme
". Enfin une lettre posthume adressée à Félix achève de nous révéler
le long supplice de l'héroïne : elle aussi, dès le premier jour, a
aimé Félix de tout son être. Cet amour lui a révélé le charme de la
nature, l'ivresse de sentir et de vivre. Et c'est seulement au prix
d'un effort héroïque, de souffrances infinies, qu'elle est restée
fidèle à son devoir et à cet idéal de pureté qui fait d'elle, à jamais
le lys de la vallée. Aussi, dans sa lettre testament, Henriette lègue-t-elle
à Félix sa richesse essentielle : il devra continuer son œuvre à Clochegourde
pour effacer " des fautes qui n'auront pas été suffisamment expiées.
Elle va jusqu'à lui demander de veiller sur les siens et d'épouser
Madeleine.
On reproche à Balzac la scène
du baiser, la folie sensuelle d'Henriette agonisante. Ne respectant
pas les conventions de l'idéalisme romanesque, l'œuvre était irrecevable
pour les lecteurs de 1836. Les critiques de l'époque s'étaient écriés
: " A quoi bon cette morte hideuse et cet impur délire des derniers
instants ? Ce n'était pas ainsi que le lys devait tomber. Il fallait
effeuiller jour à jour cette belle vie et l'incliner sur sa tige comme
une fleur qui a senti de trop près le soleil. Au lieu de cela l'auteur
nous retire subitement de ce monde des idéalités flottantes et des
rêveuses illusions, pour nous jeter au milieu des réalités les plus
repoussantes. " La coexistence du bien et du mal, du sublime et du
laid rendait ce roman illisible pour des contemporains qui préféraient
l'unité de la représentation, même au prix de l'idéalisation et de
la répétition de scènes déjà écrites.
Mais Balzac se veut l'observateur
du réel et l'explorateur des abîmes. L'hostilité des critiques se
manifeste contre ce qu'ils sentent bien inconsciemment comme le manifeste
pour une nouvelle représentation littéraire. Le Lys dans la vallée
révèle dans sa composition même la volonté qu'a Balzac de transformer
la " masse lisante " en un lectorat capable d'une autre réception
qu'émotive. Or, les lecteurs de 1836 n'apprécient pas l'ambiguïté,
la multiplication des points de vue. La représentation de la femme
sacrifiée et en même temps la valorisation de la famille, la critique
de la société et sa défense, l'attrait pour la passion et la méfiance
coexistent dans ce roman. En effet Balzac estime que l'écrivain doit
être capable de se placer à des points de vue opposés et que l'instabilité
est la condition de sa puissance créatrice. Il fait de son âme un
miroir où l'univers tout entier vient se réfléchir. Il renonce à la
constance, à la logique, pour tout éprouver. C'est un géant à la recherche
de contrastes perpétuels: Il a la " faculté puissante de voir les
deux côtés de la médaille.
Personnage double, Henriette,
épouse d'un émigré auquel elle est supérieure, elle se dévoue à sa
famille et fait de ses enfants ses vertus. Mais elle s'autodétruit
et, au moment de son agonie, repousse parfois ses enfants. Henriette
permet donc à Balzac de représenter en un personnage le conflit de
deux conceptions du sentiment amoureux et l'ambivalence de sa propre
position à l'égard de la passion à la fois fascinante et tragique.
Henriette est un personnage ambigu, sainte de la famille, machiavélique
pourtant dans l'exercice habile du pouvoir.
Henriette demeurera un mystère.
Désir, foi et sentiments de culpabilité s'alternent dans son âme.
Loin d'avoir sublimé le désir par la foi, Henriette l'a soigneusement
entretenu par l'insatisfaction. Elle trouve une fine jouissance dans
la retenue. " Cette situation comportait des langueurs enchanteresses,
des moments de suavité divine ". Félix la soupçonne d'une perversion
de la sensibilité. " Peut-être aimait-elle autant que je l'aimais
ce tressaillement semblable aux émotions de la peur, qui meurtrit
la sensibilité, pendant ces moments où l'on retient sa vie près de
déborder " dit-il. La duchesse de Langeais se délectait déjà des "
enivrantes voluptés que procurent les désirs sans cesse réprimés ".
Le non-dit est nécessaire à l'idéalisation, aussi peut-on comprendre
que Félix ne parle d'Henriette que métaphoriquement. Il n'en finira
pas, tout au long du récit, d'essayer de tracer le portrait de cette
femme insaisissable par des rapprochements toujours nouveaux avec
des figures artistiques, ou mythiques.
Chez Mme de Mortsauf le déchirement
producteur du péché a un pouvoir énergétique propice au dépassement
de soi et ouvre le chemin d'une gloire spirituelle. Elle trouve une
fine jouissance à se rappeler ses manquements, à les exagérer. Elle
s'épie complaisamment pour découvrir une souillure. Elle cultive l'inquiétude
maternelle, se tient héroïquement exposée aux agressions de M. de
Mortsauf.
Finalement la haine de soi devient
la condition d'un amour du prochain peu conforme aux préceptes chrétiens
qui, au contraire, font de l'amour de soi le modèle de l'amour des
autres. Henriette apparaît comme " sereine sur son bûcher de sainte
et de martyre ". Elle est l'héroïne de l'expiation triomphale. " Flagellée
" par ses enfants, elle déclare victorieusement : " Devenir mère,
pour moi ce fut acheter le droit de toujours souffrir ". Parce que
rédemptrice la souffrance peut devenir un plaisir : " Ma vie fut une
continuelle douleur que j'aimais ", avoue-t-elle. Mais cette représentation
de l'expiation n'est alors pas dépourvue d'ambiguïté : " J'ai regardé
les tourments que m'infligeait M. de Mortsauf, explique Henriette,
comme des expiations, et je les endurais avec orgueil pour insulter
à mes penchants coupables ". L'idéal d'Henriette est bien d'être une
sainte Madeleine, de sublimer le péché dans une jouissance spirituelle
et un éclat esthétique. Le mal semble maîtrisé dans cette transfiguration
de la pécheresse en figure sublime.
On a parfois parlé d'un féminisme
balzacien. Il a souvent plaint les nombreuses jeunes femmes qui mal
mariées " se traînent pâles et débiles ". En physiologiste plus qu'en
moraliste il affirmait " L'amour physique est un besoin semblable
à la faim" ". Le Lys dans la vallée est bien encore le roman d'une
mal mariée et d'une mal aimée qui meurt d'inassouvissement. A la fin
Henriette succombe à la faim et à la soif, victime d'une double cruauté
masculine.
Chez Balzac le symbolisme floral
et l'image du lys, symbole de pureté, apparaissent dès 1822, lorsque
le jeune Balzac, comme Félix, courtise une femme plus âgée que lui,
Laure de Berny qui sera à la fois une mère et une maîtresse, le lys
et la rose. Mais Mme de Berny réalisera ce qui pour Félix restera
toujours un rêve inaccessible, l'union de l'eau et du feu, d'Henriette
et d'Arabelle. Henriette est un lys enfermé dans la vallée que seule
la mort délivre.
Dans la mystique chrétienne,
à une époque où l'on n'hésitait pas à parler de l'amour de Dieu en
termes amoureux, le lys avait déjà été utilisé comme symbole du désir
spirituel. Le lys est aussi un symbole d'une fragilité vouée à la
mort et Balzac l'oppose à l'acier des femmes insensibles telles que
Mme de Vandenesse (mère de Félix), Mme de Lenoncourt (mère d'Henriette),
et Arabelle.
Le lys servira aussi à exprimer
le désir de Félix dans le bouquet blanc et bleu. C'est à ce moment
là une fleur phallique, par ailleurs symbole de pouvoir, que Balzac
choisit pour représenter Henriette qui apparaît, à une lecture attentive,
comme un personnage double. La sainte fragile de Clochegourde est
aussi une femme sensuelle et un stratège des coulisses qui laisse
deviner sa volonté de puissance dans ses conseils à Félix.
Dans le Lys, Balzac a voulu
" aborder la grande question du paysage en littérature ". Ce beau
site, il pouvait le contempler du château de Saché où il a écrit son
roman ; il le peint avec tendresse, et il le voit par les yeux d'un
amoureux sensible à mille harmonies indéfinissables entre la nature
et sa passion. Au début, la femme aimée, Mme de Mortsauf, n'a été
qu'entrevue ; Félix ne sait rien d'elle, pas même son nom ; mais l'évidence
immédiate d'une mystérieuse correspondance lui révèle qu'elle ne saurait
vivre que dans ce cadre admirable, et le cadre à son tour contribue
à la connaissance intuitive de l'être aimé.
Nature et société s'opposent
dans le Lys dans la vallée comme liberté et contrainte, comme passion
et mariage. La nature est toujours du côté du sentiment, complice
de l'adultère. Elle est tentatrice. Devant la vallée de l'Indre, Félix
est saisi " d'un étonnement voluptueux ". Il est troublé par " un
coucher de soleil qui rougissait si voluptueusement les cimes en laissant
voir la vallée comme un lit, qu'il était impossible de ne pas écouter
la voix de cet éternel Cantique des Cantiques par lequel la nature
convie ses créatures à l'amour ".
Nature et société s'opposent comme l'éphémère à
la stabilité. C'est en " substituant des sentiments durables à la
fugitive folie de la nature que la société " a crée la plus grande
chose humaine : la famille ". Félix, lui, tente l'impossible : éterniser
l'éphémère, incarner l'absolu dans le temps. Le lys dans la vallée,
roman du silence et de la suggestion est l'un des poèmes les plus
riches de la Comédie humaine.
Bibliographie
Introduction, commentaires et
notes de Gisèle Céginger dans les Classiques de Poche. XIXe siècle
par Lagarde et Michard Encyclopédies littéraires.
Biographie
Né à Tours
le 20 mai 1799, mort à Paris le 18 août 1850.
Sa famille
paternelle était originaire du Tarn, et son véritable nom était Balssa.
Ce nom avait été porté par ses ancêtres, de rudes paysans du village
de la Nougayré ; sa mère, née Sallambier, appartenait à une famille
de la bourgeoisie parisienne. Le père Bernard François Balzac, tout
jeune, était venu à pied de sa province méridionale ; devenu clerc
de procureur, puis plus tard secrétaire au conseil du Roi, il n'est
mort qu'en 1829.
Sevré
d'amour maternel dès son enfance, Honoré fut un enfant élevé sans
mère et en souffrit beaucoup. A ce propos il dira plus tard " elle
me haïssait avant que je ne fusse né ". Laure Sallambier lui préféra
toujours un frère, Henry, dont la naissance était douteuse. Cependant
l'affection de sa sœur Laure, d'un an sa cadette le consola de bien
de chagrins. Cette tendresse quasi incestueuse, à l'âge des hochets
et des poupées, berce l'éveil d'Honoré à la vie et exalte sa soif
de cajoleries féminines. Sa mère fit donc élever Honoré loin d'elle,
et, jusqu'à la mort de son fils, restée sa créancière, se montra d'une
singulière âpreté.
Elève
médiocre, mais constamment plongé dans des lectures bien au-dessus
de son âge, il développa un intérêt précoce pour la philosophie et
un véritable génie de l'observation. De 1807 à 1813, pensionnaire
au Collège oratorien de Vendôme, Balzac revient une seule fois dans
sa famille. Il a évoqué ces années de collège dans Louis Lambert.
A partir de 1814, il poursuit ses études dans une pension à Paris,
puis à la faculté de Droit. Il fait un stage chez un avoué Me Guyonnet
de Merville, qui servira de modèle au Derville de ses romans. Mais,
appelé par la vocation littéraire et certain de son propre génie,
il s'installe, à vingt ans, dans une mansarde, rue Lesdiguière, et
écrit, entre autre, un assez pitoyable Cromwell en vers. Il prêtera
à plusieurs de ses personnages ces débuts austères d'écrivain.
Que les
femmes n'aient pas particulièrement encouragé le jeune étudiant inconnu,
cela se comprend assez. " Un jeune homme très sale ", c'est ainsi
que Vigny commence sa description, et c'est celle d'un contemporain.
Comme il néglige son talent, il néglige son extérieur en ces année-là
et ses camarades eux-mêmes se sentent mal à l'aise en apercevant une
grosse couche de graisse sur sa chevelure, des dents gâtées qui laissent
passer les postillons quand il parle trop vite, une barbe de plusieurs
jours et des lacets dénoués.
En 1820,
il habite chez ses parents à Villeparisis et y fait la connaissance
d'une femme qui aura une influence décisive sur sa formation : Mme
Laure de Berny, de 22 ans son aînée. Mme de Berny éveille lentement
et doucement l'artiste, c'est par " ses conseils d'expérience " que
Balzac est devenu le vrai Balzac. " Elle a été une mère, une amie,
une famille, un ami, un conseil, déclarera-t-il plus tard. Elle a
fait l'écrivain, elle a consolé le jeune homme, elle a crée le goût,
elle a pleuré comme une sœur, elle a ri, elle est venue tous les jours
comme un bienfaisant sommeil endormir les douleurs…sans elle, certes,
je serai mort ". Le sentiment qu'il avait d'avoir trouvé dans cette
rencontre l'unique bonheur de sa vie, il l'a exprimé dans cette formule
devenue depuis immortelle :" Il n'y a que le dernier amour d'une femme
qui satisfasse le premier d'un homme ".
Balzac
l'avait surnommée " la Dilecta ". Il la fit beaucoup souffrir, mais
lui garda une profonde tendresse. Balzac a été à la fois un écrivain
précoce et tardif. La première œuvre signée de son nom Les Chouans
ne parut qu'en 1829, suivie de près par la Physiologie du mariage.
Mais il avait gardé en portefeuille deux romans philosophiques Sténie
et Falthurne. Il avait également écrit toute une série de romans faciles,
historiques ou populaires, seul ou avec la collaboration d'une équipe
de fabricants de littérature. Dès 1822, dans une lettre à sa sœur,
il parlait d'un de ces ouvrages comme " d'une véritable cochonnerie
littéraire ". Il refusa toujours de les republier sous son nom, mais
il est certain qu'à cette fabrication " il se fit la main " et qu'ainsi,
quand fut venu le temps de son œuvre véritable, il était entraîné
à la technique romanesque. Mais, écrit Stefan Sweig, Balzac ne s'est
jamais tout à fait débarrassé dans ses romans de cette facilité du
feuilleton, des ses invraisemblances, de son épaisse sentimentalité.
Et si le style, si la langue de Balzac restent irrémédiablement impurs
tout le temps de sa vie, c'est simplement parce qu'à l'époque décisive
de sa formation, il a négligé la propreté de sa personne ".
Ce temps,
pourtant, n'était pas encore arrivé. En 1825, Balzac tenta d'assurer
sa fortune par d'autres moyens : il s'improvisa éditeur, fonda une
imprimerie, puis une fonderie de caractères (qui, reprise par les
enfants de Mme de Berny, devint la célèbre fonderie Deberny). Ce furent
autant d'échecs cuisants et de faillites, où Balzac compromit les
ressources de sa famille, et celles de " la Dilecta ". Jusqu'à la
fin de sa vie il devait traîner le poids des énormes dettes contractées
dans ces aventures commerciales.
Les Chouans,
en 1829, ouvrent la période de quelques vingt ans, au cours de laquelle
Balzac composa, remania sans cesse, et publia environ 85 romans, longs
ou brefs. Cette prodigieuse production littéraire, qui semblait dépasser
les forces d'un seul homme, ne l'empêcha pas de mener une vie mondaine
très active, de faire de grands voyages, d'avoir des aventures amoureuses,
de tenter sa chance (sans succès) dans la politique et d'échafauder
encore les plus extravagantes combinaisons financières. L'écho rencontré
par Les Chouans et plus encore le bruit fait par la Physiologie du
mariage, lui avaient ouvert la porte des salons parisiens et les salles
de rédaction.
Lié avec
la duchesse d'Abrantès, reçu chez Mme Récamier, chez Sophie Gay, chez
la princesse Bagration et le baron Gérard, il fréquentait aussi le
milieu des demi-mondaines et des gens de théâtre. Il collaborait activement
aux journaux La Silhouette, La Mode, Le Voleur, et surtout La Caricature
dont il fut le principal rédacteur.
L'écrivain,
qui signait désormais " de Balzac ", s'arrogeant, au nom de l'aristocratie
du talent, la particule que lui avait refusée le hasard de naissance,
était lancé. Ses œuvres se succédèrent rapidement. Du jour au lendemain
il devient un romancier célèbre. Dès lors, s'il rencontre la résistance
de la critique et des censeurs patentés, il est lu par toutes les
femmes et par un public croissant.
La Peau
de chagrin en 1831, confirme sa célébrité et, tout en composant les
ouvrages les plus difficiles qui entreront plus tard dans Les Etudes
philosophiques, Balzac est un peu grisé par sa gloire. C'est l'époque
de son dandysme : tilbury et chevaux, domestiques en livrée, canne
à pommeau d'argent ciselé (en attendant le pommeau d'or serti de turquoises)
il loge personnellement à l'Opéra. La folie de l'ameublement qui lui
coûtera si cher, apparaît dans son appartement de la rue Cassini,
qu'il fait installer somptueusement.
Il travaille
la nuit, revêtu de son fameux froc blanc en cachemire, la cafetière
de porcelaine toujours à portée de la main. Il commence les Contes
drolatiques où il s'amuse à écrire la langue du XVIè siècle. Et, libéral
teinté de saint-simonisme jusque là il se rallie au parti légitimiste,
devient le défenseur du trône et de l'autel.
Il s'est
épris depuis peu de la marquise de Castries, qui se joue de lui, le
traîne à sa remorque à Aix-les-Bains et à Genève en 1832, puis l'abandonne
sèchement.
Il s'en vengera en écrivant
La Duchesse de Langeais (1833), Le Curé de Tours, Le Colonel Chabert,
Ferragus, La fille aux yeux d'or, Le Médecin de campagne, Eugénie
Grandet, c'est à dire des ouvrages très divers évoquant les milieux
aristocratiques et petits-bourgeois de Paris et de province développant
des thèses politiques et sociales, compliquant à plaisir les intrigues
les plus romanesques et cédant parfois au goût des conspirations et
des influences occultes.
Cependant
à la fin de 1832 Balzac a reçu une lettre anonyme lui exprimant l'admiration
éperdue d'une femme. Il arrivera à découvrir l'identité de celle qu'il
devait appeler " l'Etrangère " : la comtesse polonaise Eveline Hanska,
avec qui il engage une longue correspondance (418 lettres qui équivalent
à ¼ de la Comédie humaine) et qui ne deviendra qu'en 1850 Mme de Balzac.
Il la
rencontre une première fois, avec son mari, M. Hanski, à Neuchâtel,
en Suisse, en septembre 1833, puis passe quelques semaines avec elle,
à Genève au début de l'année 1834. Cela n'empêchera pas Balzac de
reprendre à Paris sa vie mondaine et de nouer, cette même année 1834,
une liaison durable avec la comtesse Guidoboni-Visconti, née Sarah
Lowell. Il achève Séraphita et Le père Goriot inaugurant dans ce dernier
livre son système des personnages reparaissant de roman en roman,
mais sans concevoir encore le plan d'ensemble de La Comédie Humaine.
Tout
en conservant son appartement de la rue Cassini, il en fait aménager
un second, secret, rue des Batailles, à Chaillot. En mai 1835, il
est à Vienne auprès de Mme Hanska et au début de 1836, fait, pour
défendre les intérêts des Guidoboni-Visconti, dans une affaire d'héritage,
un voyage en Italie où l'accompagne la jeune Mme Caroline Marbouty,
déguisée en page. Il publie Le Lys dans la vallée et fonde une revue,
La Chronique de Paris, qui va lui coûter cher.
Sa situation financière se
complique, il est poursuivi par son éditeur, Werdet, et doit vivre
caché pour éviter la contrainte par corps. Mais il n'en achète pas
moins la villa des Jardies, près de Ville-d'Avray, qu'il fait rebâtir
et installer magnifiquement. Au cours d'un nouveau voyage en Italie
il a rencontré Manzoni. Au début de 1838, le voici en Sardaigne, à
la recherche des mines d'argent de l'Antiquité, qu'il a le projet
de remettre en exploitation. Paraissent César Birotteau, La vieille
fille, le début des Illusions perdues, la première partie de Splendeurs
et misères des courtisanes, ces deux romans majeurs ne seront achevés
respectivement qu'en 1843 et 1847. Cependant, il a fondé à nouveau
une revue, la Revue parisienne, qu'il rédige à lui seul et qui ne
dépassera pas le troisième numéro : il y publie deux articles restés
célèbres : la critique féroce du Port-Royal de Sainte-Beuve, et l'éloge
de la Chartreuse de Parme de Stendhal. Contraint de vendre sa propriété
des Jardies, il s'installe à Passy, rue Basse.
A la
fin de 1841, il met sur pied le vaste plan de La Comédie humaine et
signe un traité avec quatre éditeurs associés pour soutenir l'entreprise.
M. Hanski est mort à la fin de 1841. Mais c'est deux ans plus tard
seulement que Balzac peut faire le voyage à Saint-Pétersbourg, où
il revoit " l'Etrangère ". Désormais il a une idée fixe : épouser
Mme Hanska. Il redouble de travail pour lui assurer une existence
digne d'elle, tout en faisant appel en plus d'une circonstance à la
fortune de l'amie lointaine. Il la rejoint en 1845 à Dresde, l'emmène
en Italie, puis à Paris, en Hollande, en Belgique.
Sa servante-maîtresse,
Louise Breugnot, dite Mme de Brugnol, fait main basse sur les lettres
de l'Etrangère et menace Balzac d'un chantage. En 1846, Mme Hanska
accouche à Dresde d'un fils mort-né. C'est pour Balzac un coup terrible,
dont il ne se relèvera pas. Il a acquis en 1846 une maison rue Fortunée
(actuelle rue Balzac) qu'il installe à grand frais pour y recevoir
Mme Hanska et se ruine chez les antiquaires. La Cousine Bette et Le
cousin Pons sont achevés cette même année. Ce sont les dernières grandes
œuvres à partir de cette date. Balzac, malade, sent ses facultés créatrices
décroître. Il n'en échafaude que plus de projets de romans, et de
plus en plus vastes, mais n'en termine aucun. De septembre 1847 à
février 1848, il séjourne en Ukraine, chez Mme Hanska, dont la famille
essaye d'empêcher le mariage avec Balzac. Elle-même semble hésiter,
effrayée par le gaspillage balzacien. Nouveau séjour ukrainien à la
fin de l'année 1848. Balzac échoue aux élections législatives, et,
par deux fois, à l'Académie, où il n'obtient que les voix de Lamartine
et de Victor Hugo. Sa santé décline rapidement. Au début de 1850,
il n'en part pas moins pour Kiev, où il retrouve Mme Hanska, sa fille
et son gendre. Le 14 mars, à Berdicheff, il épouse son amie, et au
mois de mai suivant M. et Mme Honoré de Balzac reprennent le chemin
de Paris, à petites étapes, parce que la santé du romancier exige
des précautions. Lorsque, le 21 mai, ils arrivent rue Fortunée, où
Balzac avait tout fait préparer pour leur entrée dans la maison du
bonheur, personne ne répond à leurs coups de sonnette. Le gardien
chargé de les recevoir avait perdu la raison et se cachait, prostré,
dans un coin de la demeure illuminée !
Balzac
ne manqua pas de voir là un funeste présage. A peine arrivé, il est
forcé de s'aliter, pour ne plus se relever. En juillet, ses souffrances
deviennent atroces. Au début d'août, les étouffements commencent.
Il entre en agonie le 18. Ce jour-là Victor Hugo est venu le voir,
et il a raconté cette dernière visite dans Choses vues. Mme de Balzac
se tenait loin de la chambre du moribond.
Selon
la légende, lorsque Honoré de Balzac s'éteignit en 1850, son dernier
mot fut pour appeler à son secours Bianchon, le médecin fictif de
la Comédie humaine : l'œuvre titanesque avait pris le pas sur le réel.
L'enterrement eut lieu le 21 août au cimetière du Père-Lachaise, ce
haut lieu de l'œuvre balzacienne d'où le jeune Rastignac avait lancé
un défi à Paris : " A nous deux maintenant ". Victor Hugo prononça
l'éloge funèbre du romancier, qui est une page magnifique.
Trente
ans de préparation dans l'ombre et le silence : 18 ans de création
effervescente, au milieu des soucis, des aventures de toute sorte
et des divertissements ; trois ans de progressif déclin. La vie de
Balzac ressemble à celle de ses personnages préférés. L'imagination
y joue un rôle décisif, commande les folies, les excès, les réussites
et les échecs. Persuadé qu'il est des recettes pour vivre très longtemps,
et ayant hérité de son père cette préoccupation de la longévité, Balzac
vécut de telle sorte qu'il n'avait dépassé que de peu la cinquantaine
lorsqu'il mourut, épuisé.
L'un
des thèmes majeurs de son œuvre entière est la consommation de l'énergie
vitale pour tous les usages qui en sont faits, et tout particulièrement
par les activités de l'esprit. L'existence qu'il a menée, se croyant
le maître de ses forces et les dépensant sans la moindre prudence,
illustre tragiquement cette philosophie de l'énergie. Peu d'hommes
ont fait preuve d'une telle démesure, et gaspillé avec autant d'imprévoyance
des forces immenses. Mais l'œuvre est là pour compenser tant de déraison.
C'est à elle, finalement, que Balzac a sacrifié toute prudence. Non
pas avec l'avarice de soi qui l'eût confiné dans son cabinet de travail
: le résumé même le plus succinct de ses travers suffit à montrer
que cet homme a vécu généreusement et n'a rien refusé des sollicitations
de l'existence. Mais, tout assoiffé qu'il était de jouissances, de
spectacles, d'activités multiples et de plaisirs renouvelés, il revenait
fidèlement à son écritoire. Dans une vie singulièrement dispersée,
il reste une unique constante : le travail.
Et un travail qui n'était
pas seulement, comme trop souvent on l'a imaginé, celui de l'invention
fébrile - Le Père Goriot écrit en trois jours et trois nuits, chez
ses amis Margonne, au château de Saché - mais aussi celui, patient
et humble, de la mise au point minutieuse, des pages sans cesse reprises,
remaniées, corrigées. Cette œuvre géante, qui demeure si vivante alors
que le monde qu'elle évoque est depuis longtemps rentré dans l'ombre
du passé, doit autant au labeur qu'à la générosité de la nature. Elle
a été payée par beaucoup de souffrances. L'enfant sans mère, le collégien
solitaire dévoré d'angoisses métaphysiques, l'imaginatif conscient
de son extraordinaire génie, celui qui se considérait comme le Napoléon
et le Geoffroy Saint-Hilaire de la littérature, l'amoureux rêveur
d'une princesse lointaine, le causeur ivre de sa propre parole, l'inventeur
malheureux et l'aventurier d'affaires n'ont été 6 que les incarnations
successives ou simultanées d'un même prodigieux créateur de personnage
et d'évènements. Longtemps dédaignée par les délicats, méconnue ensuite
par ceux qui n'y surent voir que la copie servile d'une réalité historique,
l'œuvre issue de cette existence magnifique et douloureuse n'a cessé
de fasciner de nouveaux lecteurs. Il n'en est pas qui soit, après
un siècle, aussi vivante, aussi étrangement contemporaine de la postérité
qui continue à s'y alimenter.
Albert Béguin.
Le génie de Balzac
" Et ce qu'il a entrepris par l'épée, je l'accomplirai
par la plume… " Parmi les nombreux propos que Balzac a tenus sur son
œuvre, celui-ci est assurément l'un des plus forts et des plus significatifs.
Son ambition fut d'accomplir dans l'ordre littéraire ce que Napoléon
avait imprimé en lettres de chair et de sang dans le tissu même de
la réalité.
La Comédie humaine comprend quatre-vingt-onze
romans achevés et quarante-six autres à l'état de projet. Le titre,
choisi en hommage à la Divine Comédie de Dante, fut imprimé pour la
première fois en juillet 1842, au fronton de la première édition des
œuvres complètes de Balzac. Elle met en scène plus de deux mille personnages,
des "types" (selon leur créateur) devenus presque des mythes littéraires,
comme le père Goriot, Rastignac ou Vautrin.
Dans cette fresque d'une ampleur inégalée, il
prétendait vouloir peindre les espèces sociales comme Buffon avait
dépeint les espèces animales.
L'œuvre ne cessa de s'enrichir, au prix d'un
lourd travail : trois tomes de la Comédie humaine parurent en 1842
et trois autres en 1843. Pour comprendre le labeur de l'auteur, il
faut imaginer que chacun des soixante-quatorze romans, chacun des
contes, chacune des nouvelles a été écrite en moyenne de sept à dix
fois. Pour Balzac, en effet, une épreuve n'était qu'un brouillon,
qu'il raturait abondamment jusqu'à atteindre la perfection - au grand
dam des typographes et des éditeurs.
Le 6 février 1844, Balzac avait écrit à Ève Hanska
: " En somme, voici le jeu que je joue. Quatre hommes auront eu une
vie immense : Napoléon, Cuvier, O'Connel et je veux être le quatrième.
Le premier a vécu la vie de l'Europe ! ; il s'est inoculé des armées
! Le second a épousé le globe ! Le troisième s'est incarné un peuple
! Moi, j'aurai porté une société tout entière dans ma tête ! "
Balzac apparaît avant tout comme un observateur
extraordinairement doué, mais ce don ne suffit pas à caractériser
son génie : l'univers balzacien est imaginé au moins autant qu'observé.
1 - L'observation. Balzac sait voir, fixer dans
sa mémoire et reproduire dans son œuvre les sites, les objets et les
hommes. Manié par lui le réel garde toute son épaisseur, sa complexité,
son foisonnement.
Il y avait quelque chose de matériel dans la
personne même de Balzac, dans son tempérament, et il excelle à nous
imposer la présence de la réalité, de toutes les réalités matérielles.
Pas de détail qu'il juge trop bas ou trop vulgaire, s'il est vrai
et significatif. Les héros de Balzac sont des êtres de chair, qui
mangent et boivent, dont nous connaissons avec précision le physique,
le costume, la profession et le domicile.
Balzac a écrit : " Chez moi, l'observation était
déjà devenue intuitive, elle pénétrait l'âme sans négliger le corps
; ou plutôt elle saisissait si bien les détails extérieurs, qu'elle
allait sur-le-champ au-delà ; elle me donnait la faculté de vivre
de la vie de l'individu sur laquelle elle s'exerçait, en me permettant
de me substituer à lui comme le derviche des Mille et une Nuits prenait
le corps et l'âme des personnes sur lesquels il prononçait certaines
paroles".
2 - L'imagination. Son rôle est évident dans
l'élaboration d'intrigues multiples et compliquées, qui se succèdent,
rebondissent, s'entrecoupent. Souvent d'ailleurs, l'imagination est
soutenue par la documentation, et les fictions les plus surprenantes,
qui font de Balzac l'un des ancêtres du roman policier, se fondent
parfois sur la réalité.
Mais la démarche de l'imagination balzacienne
est surtout passionnante lorsqu'il s'agit de créer un personnage,
de concevoir son caractère et ses passions d'après son apparence physique.
Théophile Gautier écrivait : " Balzac possédait
le don de s'incarner dans des corps différents. Balzac fut un voyant
". Les deux ou trois mille types qu'il a crées, " il ne les copiait
pas, il les vivait idéalement ".
Les idées. Aussi foisonnantes que ses héros,
les idées de Balzac révèlent des aspirations scientifiques et une
curiosité universelle. Elles embrassent tous les domaines, philosophique,
psychologique et moral, politique, social, économique.
La matière du roman chez Balzac c'est l'histoire.
Mais le romancier peut exprimer l'histoire, à condition d' "être vrai
dans tous les détails quand son personnage est fictif ". Mais l'histoire
n'offre que des faits. Or, l'auteur de roman ne doit pas entasser
des évènements, mais peindre les " causes qui engendrent les faits
", autrement dit " les mystères du cœur humain ". " Nous avons à saisir
la vie, l'âme, la physionomie des choses et des êtres ". Exprimer
la vie exige que l'on perçoive les deux versants du monde : l'ombre
et la lumière, le superficiel et le profond, l'étrange et le mesurable.
De là, l'embarras du critique privilégiant tantôt
le Balzac " réaliste ", tantôt le Balzac " visionnaire ". Chez Balzac
se mêlent inextricablement le réel et l'imaginaire. Si l'histoire
apprend à Balzac l'importance de l' "observation " et le roman celle
de l' "imagination ", l'œuvre nouvelle ne deviendra elle-même que
par la " construction ".
L'œuvre
Balzac n'a pas commencé par le roman. C'est le
théâtre, genre majeur à l'époque, qui l'attire d'abord et, dans le
théâtre, le vers. Toute la vie d'ailleurs il gardera la nostalgie
d'un mode d'expression qui s'est refusé à lui.
Balzac prend du théâtre, non la forme, mais la
parole, qu'il laisse s'épanouir dans le roman. En choisissant ce dernier,
il songe à Rabelais, à Rousseau, à Chateaubriand, au roman noir anglais
aussi, et au roman historique de Walter Scott. Mais il renouvelle
les lois du genre et invente un roman qui participe de tous les "
genres " à la fois. A ce propos il écrit : " Quant à moi, je me range
sous la bannière de l'éclectisme littéraire pour la raison que voici
: je ne crois pas la peinture de la société moderne possible par le
procédé sévère de la littérature du XVIIIè siècle…L'introduction de
l'élément dramatique, de l'image, du tableau, de la description, du
dialogue me paraît indispensable dans la littérature moderne ".
Si, au XVIIè et XVIIIè siècles, le roman n'était
pas reconnu comme un genre littéraire, avec Balzac il acquiert non
seulement ses lettres de noblesse, mais aussi une profondeur nouvelle
par l'élaboration d'une théorie critique.
Le retour des personnages
La technique du retour des personnages, que Balzac
découvre vers 1833, permet de regrouper les œuvres dans un vaste ensemble
qui représente, non un reflet mais une analogie de la société française
contemporaine.
Ces personnages qui resurgissent épisodiquement
d'un roman à l'autre commencèrent à former ce vaste réseau d'intrigues,
d'intérêts, de passions et d'aventures dans lequel, comme en un gigantesque
filet, le romancier enveloppa la société entière de son temps.
Félix Davin, auteur de la préface des Études
de mœurs au XIXe siècle qui réunit en 1834 une douzaine de romans
de Balzac déjà parus, se fit l'interprète du romancier en ces termes
: "Un grand pas a été fait dernièrement. En voyant réapparaître dans
le Père Goriot quelques-uns des personnages déjà créés, le public
a compris l'une des plus hardies intentions de l'auteur, celle de
donner la vie et le mouvement à tout un monde fictif dont les personnages
subsisteront peut-être, alors que la plus grande partie des modèles
seront morts et oubliés !"
Dans l'ensemble de la Comédie humaine, sur les
deux mille cinq cent quatre personnages ou groupes de personnages
fictifs, quatre-vingt-six figurent cinq fois et dix-huit entrent en
scène plus de quinze fois.
Tous les personnages de Balzac sont doués de
l'ardeur vitale dont il était animé lui-même…
Depuis le sommet de l'aristocratie jusqu'aux
bas-fonds de la plèbe, tous les acteurs de sa Comédie sont plus âpres
à la vie, plus actifs et rusés dans la lutte, plus patients dans le
malheur, plus goulus dans la jouissance, plus angéliques dans le dévouement
que la comédie du grand monde ne nous les montre. Bref, chacun, chez
Balzac, même les portières, a du génie. Toutes les âmes sont des âmes
chargées de volonté jusqu'à la gueule. C'est bien Balzac lui-même".
La structure
Dès 1834, Balzac conçoit l'ordre selon lequel
La Comédie humaine doit se déployer. Les études de mœurs, les Etudes
philosophiques, les Etudes analytiques représentent trois étapes maîtresses,
distinctes et précises. Mais la " cathédrale ", telle que Balzac la
laisse à sa mort, est disproportionnées : la première partie brasse
une matière surabondante au regard de la deuxième, et celle-ci au
regard de la troisième.
Tout se tient, cependant, dans l'esprit de l'auteur,
et le lecteur avance dans l'édifice, soigneusement guidé par le romancier.
" Les Etudes de mœurs représentent les effets sociaux, base de l'édifice.
La seconde assise est les Etudes philosophiques, car, après les effets
viendront les causes (…). Puis, après les effets et les causes doivent
se rechercher les principes. Les mœurs sont le spectacle, les causes
sont les coulisses et les machines. Les principes c'est l'auteur,
mais, à mesure que l'œuvre gagne en spirale les hauteurs de la pensée,
elle se mesure et se condense. "
Effets, causes, principes restent cependant étonnamment
présent dans chaque roman considéré en lui-même.
Les Etudes de mœurs, réparties en six livres
(" Scènes de la vie privée ", " Scènes de la vie de province ", "
Scènes de la vie parisienne ", " Scènes de la vie politique ", " Scènes
de la vie militaire ", " Scènes de la vie de campagne "), figurent
l' "histoire générale de la société ".
Les " Scènes de la vie privée ", comme la Grenadière,
Béatrix ou les Amours forcées, Le père Goriot, peignent " l'enfance,
l'adolescence et leurs fautes ".
Avec les " Scènes de la vie de province ", entre
autres le Lys dans la vallée (rattaché plus tard aux " Scènes de la
vie de campagne ", Eugénie Grandet, Illusions perdues, est montré
" l'âge des passions, des calculs, des intérêts et de l'ambition ".
Les " Scènes de la vie parisienne ", principalement
l'Histoire des Treize et Splendeur et misère des courtisanes, donnent
le " tableau des goûts, des vices " qui galvanisent Paris, capitale
moderne, excessive, extraordinaire.
Si les trois premiers livres décrivent la " vie
sociale ", les trois suivant sont consacrés aux " existences d'exception
qui résument les intérêts de plusieurs ou de tous ".
Les " Scènes de la vie politique " offrent de
l'" état le plus violent " de la société un tableau saisissant, à
travers Une ténébreuse affaire ou Z. Marcas.
Avec les " Scènes de la vie militaire ", essentiellement
les Chouans, il s'agit de " peindre dans ses principaux traits la
vie des masses en marche pour se combattre ".
Les " Scènes de la vie de campagne ", notamment
les Paysans, le Médecin de campagne, le Curé de village, sont en quelque
sorte le " soir de cette longue journée, s'il m'est permis de nommer
ainsi le drame social ". Dans ce livre se trouvent " les plus purs
caractères et l'application des grands principes, de politique, de
moralité ".
Les Etudes philosophiques, comprennent des romans
et des contes auxquels Balzac accordait une importance capitale pour
la compréhension de son œuvre.
Comme le Chef d'œuvre inconnu, Balthazar Claës
ou La recherche de l'absolu, Louis Lambert et Séraphita, placent en
premier la Peau de chagrin, véritable pierre angulaire de l'édifice
puisque ce roman " relie en quelque sorte les Etudes de mœurs aux
Etudes philosophiques par l'anneau d'une fantaisie presque orientale
où la vie elle-même est peinte aux prises avec le Désir, principe
de toute passion ".
Les Etudes analytiques ne comptent que deux œuvres,
mineures en fait : la Physiologie du mariage et les Petites Misères
de la vie conjugale.
Le fantastique, la société, l'amour,
l'argent, l'art
Le fantastique vise, chez Balzac, à exprimer
le mystère par excellence, enfoui au plus profond du réel. Et c'est
justement dans le réel que le mystère et l'horreur triomphent. L'acuité
du regard balzacien fait de l'œuvre une mine fabuleuse de descriptions
vraies, un pur modèle de poésie didactique. Sa faculté de sentir la
vie profonde des choses, d'éprouver le quotidien dans ses plus intimes
palpitations, alimente le " réalisme " de ses descriptions.
Paris qui, dans la première moitié du siècle,
connaît un essor gigantesque, est le laboratoire rêvé du fantastique.
Le sens du fantastique de la société est une
constante de l'œuvre de Balzac. En installant brutalement la société
dans son œuvre, Balzac affirme sa beauté et sa terrible présence.
Victor Hugo écrira à propos de Balzac : " Il saisit corps à corps
la société moderne. Il arrache à tous quelque chose, aux uns l'illusion,
aux autres l'espérance, à ceux-ci un cri, à ceux-là un masque ".
Organisée en une hiérarchie pyramidale, la société
se résume et se concentre dans son sommet : la haute noblesse du faubourg
Saint-Germain. Ces grandes familles (décrites dans La Duchesse de
Langeais), aux fortunes exclusivement terriennes, vivent sur le mythe
de la naissance. Entourant le roi, elles disposent du pouvoir politique
et tyrannisent la noblesse de province (évoquée dans le Cabinet des
antiques). Ce milieu connaît une vie ravagée par des passions qui
risquent d'anéantir ceux qui s'y abandonnent, mais l'étiquette et
les apparences protègent l'essentiel.
Balzac se prétend le " secrétaire de la société,
fonction qui, sous une apparente humilité, définit le pur génie. Balzac
écrit : " Il y a dans tous les temps un homme de génie qui se fait
le secrétaire de son époque : Homère, Aristote, Tacite, Shakespeare,
Machiavel, Rabelais, Bacon, Molière, Voltaire ont tenu la plume sous
la dictée de leurs siècles ". Il faut, en effet, entendre le mot de
" secrétaire " littéralement. De même que Moïse écrivait les tables
de la loi sous la dictée de dieu, de même que les surréalistes écriront
sous la dictée de l'inconscient, de même Balzac écrit sous la dictée
de la société. C'est en ce sens que, peintre de la vie moderne, il
en est en même temps critique de l'univers social.
L'amour et la société s'éclairent et se dévoilent
mutuellement. Toute l'existence de Balzac se lit d'ailleurs comme
un perpétuel affrontement à l'amour.
Aimer, pour Balzac, signifie se donner les moyens
idéaux de réaliser l'amour, et seule la réussite sociale peut les
apporter. L'importance de l'amour souligne, d'autre part, l'importance
de l'argent dans la société contemporaine.
Théophile Gautier a rendu hommage à Balzac pour
avoir dénoncé cette puissance fantastique : " Avec son profond instinct
de la réalité, Balzac comprit que la vie moderne qu'il voulait peindre
était dominée par un grand fait - l'argent - et, dans la Peau de chagrin,
il eut le courage de représenter un amant inquiet non seulement de
savoir s'il a touché le cœur de celle qu'il aime, mais encore s'il
aura assez de monnaie pour payer le fiacre dans lequel il la reconduit.
Cette audace est peut-être une des plus grandes qu'on se soit permise
en littérature, et seule elle suffirait pour immortaliser Balzac ".
Le monde de l'argent est porteur d'une cruauté
et d'une violence dévastatrices que rien n'égale : " Les assassinats
sur la grande route me semblent des actes de charité comparés à certaines
combinaisons financières ", écrit Balzac. Au-delà de son importance
sociale, l'argent a, dans l'œuvre de Balzac, un rôle métaphysique.
Il est la métaphore du désir de l'homme, et celui qui aspire à toujours
plus d'argent est l'incarnation et l'illustration modernes de l'homme
désirant. " De là vient peut-être la prodigieuse curiosité qu'excitent
les avares habilement mis en scène.
Chacun tient par un fil à ces personnages, qui
s'attaquent à tous les sentiments humains, en les résumant tous…Où
est l'homme sans désir, et quel désir social se résoudra sans argent
? (Eugénie Grandet).
Le désir, dans lequel Balzac reconnaît le principe
même de l'homme, a quelque chose de diabolique.
Et pour lui ce sont les artistes qui incarnent
le mieux la puissance du désir. Balzac évoque : " désir, principe
de toute passion " et ajoute : " La passion est toute l'humanité.
Sans elle, la religion, l'histoire, le roman, l'art seraient inutiles
". Balzac n'est pas un écrivain romantique. Il cherche non pas l'infini,
mais l'absolu. Balzac s'attarde longuement à décrire la vie du créateur,
qu'il soit peintre, musicien ou sculpteur. Ecrivains, artistes, chercheurs
sont nombreux dans la Comédie humaine. Balzac accorde à l'artiste
un don de seconde vue et une pénétration peu commune. D'où, chez lui,
l'importance capitale de la vue : " Les cinq sens qui n'en sont qu'un
seul : la faculté de voir ".
Tout roman balzacien peut se lire comme un conte.
Balzac fait du conte un lieu de convergence où l'imagination du lecteur
rencontre celle du narrateur, en donnant ses et vie à la " fable ".
La Comédie humaine, comme tout roman de Balzac, forme un vaste " conte
", un " poème " comparable à ceux d'Homère et, bien sûr, de Dante.
Les défauts, les qualités
Les romans de Balzac sont surchargés de descriptions
interminables, de portraits souvent trop minutieux. Les explications
préliminaires occupent parfois la moitié du volume. Les lecteurs délicats
relèvent, chez le romancier, de la lourdeur dans l'expression et la
pensée, des vulgarités déplacées, un goût pédantesque pour les développements
didactiques, des généralisations hâtives qui font sourire. Proust
ne décelait pas assez nettement dans la Comédie humaine cette stylisation
du réel par laquelle se définit l'œuvre d'art. Selon lui, la réaction
du lecteur serait plus émotionnelle que véritablement esthétique.
Mais Gide et Proust s'empressaient d'ajouter
que ces défauts sont inséparables des qualités de Balzac. Sa démesure
est l'envers d'une puissance inégalée. Cette puissance de Balzac se
manifeste à tous les niveaux ; don naturel, elle est la marque que
son génie imprime fortement sur tous les sujets qu'il aborde, mais
elle ne doit pas nous empêcher de discerner une technique accomplie.
La stylisation esthétique existe bien, mais elle
n'est pas réalisée selon les règles classiques. Loin d'épurer le réel,
de le décanter, le romancier le rend plus grouillant, plus débordant,
plus énorme. Sa stylisation à lui se fait dans le sens du gigantisme,
mais son univers est bien un univers crée, et non reproduit.
Son style appuyé, matériel, est très personnel
: il est l'expression vigoureuse d'un tempérament.
Le site a pour vocation de promouvoir la lecture.
C'est pourquoi les résumés de livre, les biographies
sont faites à partir d'extraits des ouvrages même que
j'ai consultés et proposés à la lecture. Afin
de mieux préserver le style de l'auteur et le mettre en évidence,
je n'ai entrepris aucune réécriture. Internet fonctionnant
un peu comme une immense bibliothèque mondiale, les ouvrages
que j'ai trouvés dignes de lecture y sont donc proposés.
J'espère que les auteurs n'y verront aucun inconvénient
car ma véritable intention est de mieux les faire connaître
du grand public. R.D.
Bibliographie : XIXe siècle - Collection littéraire
Lagarde et Michard (Bordas) Encyclopédies littéraires. Balzac : le
roman de sa vie, par Stefan Zweig, éditions Albin Michel
Le Lys dans la vallée a été adapté pour
le cinéma avec un téléfilm français de
Marcel Cravenne, diffusé en 1970.
Distribution :
Richard Leduc : Félix de Vandenesse
Delphine Seyrig : Madame de Mortsauf
Georges Marchal : Monsieur de Mortsauf
Alexandra Stewart : Arabelle Lady Dudley
André Luguet : M. de Chesse
Jean Bolo : le prêtre