"Peut-être
ai-je trop misé sur la musique, peut-être n'ai-je pas
pris toutes mes précautions contre les acrobaties du sublime,
contre le charlatanisme de l'ineffable....."
Il
n'est que la musique pour créer une complicité indestructible
entre deux êtres. Une passion est périssable, elle se
dégrade comme tout ce qui participe de la vie, alors que la
musique est d'une essence supérieure à la vie et, bien
entendu à la mort.
Tout
paraît dégradé et inutile dès que la musique
se tait. On comprend qu'on puisse la haïr et qu'on soit tenté
d'assimiler son absolu à une fraude. C'est qu'il faut réagir
à tout prix contre elle quand on l'aime trop. Personne
n'en a mieux perçu le danger que Tolstoî, parce qu'il
savait qu'elle pouvait faire de lui ce qu'elle voulait. Aussi commença-t-il
à l'exécrer par peur d'en devenir l'objet.
Quand
j'ai appris qu'il était totalement imperméable et à
Dostoïevski et à la Musique, j'ai refusé, malgré
ses grands mérites, de le rencontrer. Je lui préfère
de loin un demeuré, sensible à l'un ou à l'autre.
Dans
chaque lettre que j'adresse à une amie nipponne, j'ai pris
l'habitude de lui recommander telle ou telle oeuvre de Brahms. Elle
vient de m'écrire qu'elle sort d'une clinique de Tokyo où
on l'a transportée en ambulance pour avoir trop sacrifié
à mon idole. De quel trio, de quelle sonate était-ce
la faute ? Il n'importe. Ce qui invite à la défaillance
mérite seul d'être écouté.
Mozart
ou ma rencontre avec le bonheur
"Est-ce
de Mozart seul que j'ai appris la profondeur des cieux ? Chaque fois
que j'écoute sa musique, je me sens pousser des ailes d'anges.
Je ne veux pas mourir parce-que je ne peux imaginer qu'un jour, ses
harmonies me seront définitivement étrangères.
Pourquoi ne me suis-je pas encore effondré ? C'est ce que j'ai
de mozartien qui m'a sauvé.
Pourquoi j'aime Mozart ? Parce qu'il m'a fait découvrir ce
que je pourrais être si je n'étais pas l'oeuvre de la
douleur."
[....]
"La
clé de la musique de Bach : le désir d'évasion
du temps. [....] Les évolutions de sa musique donnent la sensation
grandiose d'une ascension en spirale vers les cieux. Avec Bach, nous
nous sentons aux portes du paradis ; jamais à l'intérieur.
Le poids du temps et la souffrance de l'homme tombé dans le
temps accroissent la nostalgie pour des mondes purs, mais ne suffisent
pas à nous y transporter. Le regret du paradis est si essentiel
à la musique de Bach qu'on se demande s'il y a eu d'autres
souvenirs que paradisiaques. Un appel immense et irrésistible
y résonne comme une prophétie ; et quel en est le sens
sinon qu'il ne nous tirera pas de ce monde ? Avec Bach, nous montons
douloureusement vers les hauteurs. Qui, en extase devant cette musique,
n'a pas senti sa condition naturellement passagère ; qui n'a
pas imaginé la succession des mondes possibles qui s'interposent
entre nous et le paradis ne comprendre jamais pourquoi les sonorités
de Bach sont autant de baiser séraphiques" [....]
"Toute
la musique de Bach est une tragédie angélique.
L'exil terrestre des ange est son motif et son sens caché.
C'est pourquoi nous ne pouvons comprendre Bach que lorsque nous nous
éloignons de notre humanité, lorsque nous vivons notre
premier souvenir. Affligé par la chute dans le temps, Bach
n'a vu que l'éternité. Le pathos de cette vision consisteà
représenter le processus d'ascension vers l'éternité
et non l'éternité elle-même. Une musique dans
laquelle nous ne sommes pas éternels mais où nous le
deviendrons. L'éternité est la défaite complète
du temps et l'entrée, non pas dans un autre ordre d'existence,
mais dans un monde substantiellement différent. [....] Le paradis
est l'instant absolu, une boucle où tout et actuel. La tension
et le dynamisme de sa musique viennent de ce que nous avons à
conquérir le paradis ; nous ne voulons pas qu'on nous le donne.
L'intervention divine n'y joue à peu près aucun rôle.
Bach prie Dieu plutôt de nous accueillir que de nous sauver.
Le moment dramatique a lieu à la porte du paradis, au seuil
de l'éternité. C'est dans le christianisme profond de
Bach que la croisade pour le paradis atteint son point culminant.
L'autre solution, celle de la révolte et de l'abîme humain
? La croisade pour affranchir le paradis de la domination divine....
Quelles
harmonies résonnent aux portes du paradis ? Que peut-on entendre
à cet endroit seulement ? Si avec Bach nous éprouvons
le regret du paradis, avec Mozart, nous sommes au paradis. Sa musique
est paradisiaque pour de bon. Ses harmonies font danser la lumière
de l'éternité. De Mozart, nous pouvons apprendre en
quoi consiste la grâce de l'éternité. Un monde
sans temps, sans douleur, sans pêché.... Bach nous parlait
de la tragédie des anges ; Mozart nous parle de leur mélancolie.
Mélancolie angélique, tissée de calme et de transparence,
jeu de couleurs.
La construction
en spirale de la musique de Bach indique par ce schéma même
l'insatisfaction devant le monde et ce qu'il nous offre, ainsi qu'une
soif de reconquérir une pureté perdue. La spirale ne
peut être le schéma de la musique paradisiaque parce
que le paradis est le point final de l'ascension ; plus haut, il n'y
a plus rien à atteindre. Reste à se tourner vers le
bas, la terre. Eprouverait-on aussi la-haut le regret de la terre
? Elle qui est démonie....Chez Mozart, l'ondulation signifie
l'ouverture réceptive de l'esprit devant la splendeur paradisiaque.
L'ondulation est la géométrie pure du paradis, alors
que la spirale est la géométrie plane des mondes qui
s'interposent entre la terre et le paradis."
Le
livre des leurres (1936)
Extase
musicale
[.....]
"Ce n'est que dans la musique et dans l'amour qu'on éprouve
une joie à mourir, ce spasme de volupté à sentir
qu'on meurt de ne plus pouvoir supporter nos vibrations intérieures.
Et l'on se réjouit à l'idée d'une mort subite
qui nous dispenserait de survivre à ces instants. La joie de
mourir, sans rapport avec l'idée et la conscience obsédante
de la mort, naît dans les grandes expériences de l'unicité,
où l'on sent très bien que cet état ne reviendra
plus. Il n'y a de sensations uniques que dans la musique et dans l'amour;
de tout son être, on se rend compte qu'elles ne pourront plus
revenir et l'on déplore de tout son coeur la vie quotidienne
à laquelle on retournera. Quelle volupté admirable,
à l'idée de pouvoir mourir dans de tels instants, et
que, par là, on n'a pas perdu l'instant. Le regret de
ne pas mourir aux sommets de l'état musical et érotique
nous apprend combien nous avons à perdre en vivant."
Mozart
ou la mélancolie des anges
Barrès
a raison : toute la musique de Mozart, pure et aérienne, nous
transporte dans un autre monde, ou peut-être dans un souvenir.
N'est-il pas étrange que, purifiés par elle, nous vivions
chaque chose comme un souvenir sans qu'il devienne jamais un regret
? Pourquoi cela ? Sans doute parce-que le monde que Mozart nous offre
est de la consistance même des souvenirs : il est immatériel.
On aime Mozart dans les instants où l'on prive la vie de sa
direction, où l'on convertit l'élan en vol, quand les
ailes portent le sort mais non les fatalités. Qui pourrait
dire où finit la grâce et où commence le rêve
? Cette musique destinée aux anges nous fait découvrir
une nouvelle catégorie : le planant, le suspens, le
survol."
[...] Ne sommes-nous
pas parfois enclins à croire que Mozart n'a jamais été
sali par la pensée de la mort, et n'a jamais été
infecté par ses tristesse délétères. Bien
que, dans une lettre écrite quelques années avant sa
disparition, il confesse son intimité avec la pensée
de la mort, il serait pourtant difficile d'y trouver à cette
époque, si l'on excepte la fatigue et l'élan comprimé,
une réflexion morbide, qui aurait tendu ses arcs noirs au dessus
de son univers. On a remarqué depuis longtemps que le Requiem
de Mozart, bien qu'il exprime le désir d'échapper au
monde, n'en conserve pas moins son souffle pur, car je ne sais quelle
allusion réconfortante à un monde de couleurs roses,
qui masque les souffrances de la chute dans le monde. [...]
Presque
jusqu'à sa mort, Mozart a préservé la continuité
de son rêve de jeunesse. [...]
Personne
ne chante le paradis parce qu'il ne l'a pas, mais parce qu'il ne veut
pas le perdre. [....]
On ne
peut pas aimer le monde de Mozart sans le retrouver dans ses profondeurs
spirituelles. [....]
Le
livre des leurres (1936)
Musique
et scepticisme
"J'ai
cherché le doute dans tous les arts, ne l'y ai trouvé
que déguisé, furtif, échappé aux entractes
de l'inspiration, surgi de l'élan détendu ; mais j'ai
renoncé à le chercher - même sous cette forme
- en musique ; il ne saurait y fleurir : ignorant l'ironie, elle procède
non point des malices de l'intellect mais des nuances tendres ou véhémentes
de la Naïveté, - sottise du sublime, irréflexion
de l'infini... Le mot d'esprit n'ayant guère d'équivalent
sonore, c'est dénigrer un musicien que de l'appeler intelligent.
Cet attribut le diminue et n'est pas de mise dans cette
cosmogonie langoureuse où, ainsi qu'un dieu aveugle, il improvise
des univers. S'il était conscient de son génie, il succomberait
d'orgueil ; mais il en est irresponsable ; né dans l'oracle,
il ne saurait se comprendre. Aux stériles de l'interpréter
: il n'est pas critique, comme Dieu n'est pas théologien.
Ces limites d'irréalité et d'absolu, fiction infiniment
réelle, mensonge plus véridique que le monde, - la musique
perd ses prestiges aussitôt que, secs ou moroses, nous nous
dissocions de la Création et que Bach lui-même nous semble
une rumeur insipide, - c'est l'extrême point de notre non-participation
aux choses, de notre froideur et de notre déchéance.
Ricaner en plein sublime, - triomphe sardonique du principe
subjectif, et qui nous apparente au Diable ! Est perdu celui qui
n'a plus de larmes pour la musique, qui ne vit encore que du souvenir
de celles qu'il a versées : la clairvoyance stérile
aura eu raison de l'extase, - d'où surgissaient de mondes..."
Précis de décomposition
(1949)
Glossaire
C'est
le seul art qui confère un sens au mot "absolu".
C'est l'absolu vécu, vécu cependant par le truchement
d'une immense illusion, puisqu'il se dissipe sitôt le silence
rétabli. C'est un absolu éphémère, en
somme un paradoxe. Cette expérience exige d'être indéfiniment
renouvelée pour se perpétuer, proche de l'expérience
mystique dont on perd la trace, dès qu'on réintègre
le quotidien. [....] On accède pleinement au monde de la musique
seulement quand on dépasse l'humain. La musique est un univers,
infiniment réel bien qu'insaisissable et évanescent.
Un individu qui ne peut y pénétrer, car insensible à
sa magie, est privé de la raison même d'exister. Le suprême
lui est inaccessible. Ne la comprennent que ceux à qui elle
est indispensable. La musique doit vous rendre fou, sinon elle n'est
rien.
"Je
suis grand amateur de tango. C'est une vrai faiblesse. J'étais
à un spectacle de tango à Paris, mais je trouve que
le tango a dégénéré. A l'entracte, j'ai
envoyé un petit mot au directeur, pour lui dire que je voudrais
que ça soit un peu plus mélancolique. Maintenant, l'esprit
n'est plus le même. L'esprit langoureux est devenu plus dynamique...
[...] Dans le temps, c'était plus profond et plus intime. Ma
seule, ma dernière passion, c'était le tango argentin.
Avec Benjamin Ivry, 1989
Sur
la musique
Né
avec une âme habituelle, j'en ai demandé une autre à
la musique : ce fut le début de malheurs inespérés....
Sans
l'impérialisme du concept, la musique aurait tenu lieu de philosophie
: c'eût été le paradis de l'évidence inexprimable,
une épidémie d'extases.
A quoi
bon fréquenter Platon, quand un saxophone peut aussi bien nous
faire entrevoir un autre monde.
Quand
la musique même est impuissante à nous sauver, un poignard
brille dans nos yeux ; plus rien ne nous soutien, si ce n'est la fascination
du crime.
Combien
j'aimerai périr par la musique, pour me punir d'avoir douté
de la souveraineté de ses maléfices.
Syllogisme
de l'amertume (1952)
"Désespoir,
forme négative de l'enthousiasme.
Apprenez à aimer les attitudes injustifiées, les gestes
inexpliqués, les actions sans mobile, l'élan absurde...
Ne cherchez pas le début d'une chose, la cause, le motif. Que
l'abandon surgisse d'un sacrifice spontané, par-delà
la joie et la douleur. Moins vous pouvez justifier un acte, plus il
est généreux et pur. L'acte absurde est l'expression
de la plus haute liberté. A moins que l'absurde n'en soit la
limite.... [....]
L'absurde n'est-il pas ce qui sauve la liberté dans ce monde
?
Depuis des milliers d'années, l'esprit humain travaille contre
l'absurde ; depuis des milliers d'années, l'homme cache sa
peur de la liberté dans son culte des lois. Toute la culture
n'est-elle qu'une lâcheté ?
Mourir
d'enthousiasme
Que d'enthousiasme
meure notre esprit ; que nous mourions tous d'enthousiasme. Que les
élans vers la vie soient irrésistibles et que le désespoir
brûle notre élan. Que notre mission s'achève dans
un dernier sursaut, dans le grand sursaut de notre enthousiasme. [...].
Que l'enthousiasme soit intensité musicale et étreintes
d'éternité dans l'instant et que l'infini du monde soit
un infini de sensations. Qu'il soit si grand que nous nous sentions
nus devant nous-mêmes : pleurons d'avoir tant attendu un tel
instant.
Le
livre des leurres (1936)
"Je
suis un lâche, je ne puis supporter la souffrance d'être
heureux"
Pour pénétrer quelqu'un, pour le connaître vraiment,
il me suffit de voir comment il réagit à cet aveu de
Keats. S'il ne comprend pas tout de suite, inutile de continuer".
J'étais
en proie à une angoisse dont je ne voyais pas comment j'allais
me défaire. On sonne à la porte. J'ouvre. Une dame d'un
certain âge que je n'attendais vraiment pas et là. Pendant
trois heures elle m'assena de telles inepties que mon angoisse se
transforma en colère. J'étais sauvé.
Un
patrimoine bien à nous : les heures où nous n'avons
rien fait... CE sont elles qui nous forment, qui nous individualisent,
qui nous rendent dissemblables.
Perdre
le sommeil et changer de langue. Deux épreuves, l'une indépendante
de soi, l'autre délibérée. Seul, face à
face avec les nuits et avec les mots.
Ce
ne sont pas les maux violents qui nous marquent mais les maux sourds,
insistants, tolérables, faisant partie de notre train-train
quotidien et nous sapant aussi consciencieusement que nous sape le
Temps.
http://www.franceculture.fr/2015-10-01-cioran-l-insomnie-le-plus-grand-drame-qui-puisse-arriver