Emil CIORAN
et son rapport avec la musique
(né le 8 avril 1911 à Räsinari en Roumanie, mort le 20 juin 1995 à Paris)

 

"Peut-être ai-je trop misé sur la musique, peut-être n'ai-je pas pris toutes mes précautions contre les acrobaties du sublime, contre le charlatanisme de l'ineffable....."

Il n'est que la musique pour créer une complicité indestructible entre deux êtres. Une passion est périssable, elle se dégrade comme tout ce qui participe de la vie, alors que la musique est d'une essence supérieure à la vie et, bien entendu à la mort.


Tout paraît dégradé et inutile dès que la musique se tait. On comprend qu'on puisse la haïr et qu'on soit tenté d'assimiler son absolu à une fraude. C'est qu'il faut réagir à tout prix contre elle quand on l'aime trop. Personne n'en a mieux perçu le danger que Tolstoî, parce qu'il savait qu'elle pouvait faire de lui ce qu'elle voulait. Aussi commença-t-il à l'exécrer par peur d'en devenir l'objet.

Quand j'ai appris qu'il était totalement imperméable et à Dostoïevski et à la Musique, j'ai refusé, malgré ses grands mérites, de le rencontrer. Je lui préfère de loin un demeuré, sensible à l'un ou à l'autre.

Dans chaque lettre que j'adresse à une amie nipponne, j'ai pris l'habitude de lui recommander telle ou telle oeuvre de Brahms. Elle vient de m'écrire qu'elle sort d'une clinique de Tokyo où on l'a transportée en ambulance pour avoir trop sacrifié à mon idole. De quel trio, de quelle sonate était-ce la faute ? Il n'importe. Ce qui invite à la défaillance mérite seul d'être écouté.


Mozart ou ma rencontre avec le bonheur

"Est-ce de Mozart seul que j'ai appris la profondeur des cieux ? Chaque fois que j'écoute sa musique, je me sens pousser des ailes d'anges.
Je ne veux pas mourir parce-que je ne peux imaginer qu'un jour, ses harmonies me seront définitivement étrangères.
Pourquoi ne me suis-je pas encore effondré ? C'est ce que j'ai de mozartien qui m'a sauvé.
Pourquoi j'aime Mozart ? Parce qu'il m'a fait découvrir ce que je pourrais être si je n'étais pas l'oeuvre de la douleur."

[....]

"La clé de la musique de Bach : le désir d'évasion du temps. [....] Les évolutions de sa musique donnent la sensation grandiose d'une ascension en spirale vers les cieux. Avec Bach, nous nous sentons aux portes du paradis ; jamais à l'intérieur. Le poids du temps et la souffrance de l'homme tombé dans le temps accroissent la nostalgie pour des mondes purs, mais ne suffisent pas à nous y transporter. Le regret du paradis est si essentiel à la musique de Bach qu'on se demande s'il y a eu d'autres souvenirs que paradisiaques. Un appel immense et irrésistible y résonne comme une prophétie ; et quel en est le sens sinon qu'il ne nous tirera pas de ce monde ? Avec Bach, nous montons douloureusement vers les hauteurs. Qui, en extase devant cette musique, n'a pas senti sa condition naturellement passagère ; qui n'a pas imaginé la succession des mondes possibles qui s'interposent entre nous et le paradis ne comprendre jamais pourquoi les sonorités de Bach sont autant de baiser séraphiques" [....]

"Toute la musique de Bach est une tragédie angélique. L'exil terrestre des ange est son motif et son sens caché. C'est pourquoi nous ne pouvons comprendre Bach que lorsque nous nous éloignons de notre humanité, lorsque nous vivons notre premier souvenir. Affligé par la chute dans le temps, Bach n'a vu que l'éternité. Le pathos de cette vision consisteà représenter le processus d'ascension vers l'éternité et non l'éternité elle-même. Une musique dans laquelle nous ne sommes pas éternels mais où nous le deviendrons. L'éternité est la défaite complète du temps et l'entrée, non pas dans un autre ordre d'existence, mais dans un monde substantiellement différent. [....] Le paradis est l'instant absolu, une boucle où tout et actuel. La tension et le dynamisme de sa musique viennent de ce que nous avons à conquérir le paradis ; nous ne voulons pas qu'on nous le donne. L'intervention divine n'y joue à peu près aucun rôle. Bach prie Dieu plutôt de nous accueillir que de nous sauver. Le moment dramatique a lieu à la porte du paradis, au seuil de l'éternité. C'est dans le christianisme profond de Bach que la croisade pour le paradis atteint son point culminant. L'autre solution, celle de la révolte et de l'abîme humain ? La croisade pour affranchir le paradis de la domination divine....

Quelles harmonies résonnent aux portes du paradis ? Que peut-on entendre à cet endroit seulement ? Si avec Bach nous éprouvons le regret du paradis, avec Mozart, nous sommes au paradis. Sa musique est paradisiaque pour de bon. Ses harmonies font danser la lumière de l'éternité. De Mozart, nous pouvons apprendre en quoi consiste la grâce de l'éternité. Un monde sans temps, sans douleur, sans pêché.... Bach nous parlait de la tragédie des anges ; Mozart nous parle de leur mélancolie. Mélancolie angélique, tissée de calme et de transparence, jeu de couleurs.

La construction en spirale de la musique de Bach indique par ce schéma même l'insatisfaction devant le monde et ce qu'il nous offre, ainsi qu'une soif de reconquérir une pureté perdue. La spirale ne peut être le schéma de la musique paradisiaque parce que le paradis est le point final de l'ascension ; plus haut, il n'y a plus rien à atteindre. Reste à se tourner vers le bas, la terre. Eprouverait-on aussi la-haut le regret de la terre ? Elle qui est démonie....Chez Mozart, l'ondulation signifie l'ouverture réceptive de l'esprit devant la splendeur paradisiaque. L'ondulation est la géométrie pure du paradis, alors que la spirale est la géométrie plane des mondes qui s'interposent entre la terre et le paradis."

Le livre des leurres (1936)


Extase musicale

[.....] "Ce n'est que dans la musique et dans l'amour qu'on éprouve une joie à mourir, ce spasme de volupté à sentir qu'on meurt de ne plus pouvoir supporter nos vibrations intérieures. Et l'on se réjouit à l'idée d'une mort subite qui nous dispenserait de survivre à ces instants. La joie de mourir, sans rapport avec l'idée et la conscience obsédante de la mort, naît dans les grandes expériences de l'unicité, où l'on sent très bien que cet état ne reviendra plus. Il n'y a de sensations uniques que dans la musique et dans l'amour; de tout son être, on se rend compte qu'elles ne pourront plus revenir et l'on déplore de tout son coeur la vie quotidienne à laquelle on retournera. Quelle volupté admirable, à l'idée de pouvoir mourir dans de tels instants, et que, par là, on n'a pas perdu l'instant. Le regret de ne pas mourir aux sommets de l'état musical et érotique nous apprend combien nous avons à perdre en vivant."

Mozart ou la mélancolie des anges

Barrès a raison : toute la musique de Mozart, pure et aérienne, nous transporte dans un autre monde, ou peut-être dans un souvenir. N'est-il pas étrange que, purifiés par elle, nous vivions chaque chose comme un souvenir sans qu'il devienne jamais un regret ? Pourquoi cela ? Sans doute parce-que le monde que Mozart nous offre est de la consistance même des souvenirs : il est immatériel. On aime Mozart dans les instants où l'on prive la vie de sa direction, où l'on convertit l'élan en vol, quand les ailes portent le sort mais non les fatalités. Qui pourrait dire où finit la grâce et où commence le rêve ? Cette musique destinée aux anges nous fait découvrir une nouvelle catégorie : le planant, le suspens, le survol."

[...] Ne sommes-nous pas parfois enclins à croire que Mozart n'a jamais été sali par la pensée de la mort, et n'a jamais été infecté par ses tristesse délétères. Bien que, dans une lettre écrite quelques années avant sa disparition, il confesse son intimité avec la pensée de la mort, il serait pourtant difficile d'y trouver à cette époque, si l'on excepte la fatigue et l'élan comprimé, une réflexion morbide, qui aurait tendu ses arcs noirs au dessus de son univers. On a remarqué depuis longtemps que le Requiem de Mozart, bien qu'il exprime le désir d'échapper au monde, n'en conserve pas moins son souffle pur, car je ne sais quelle allusion réconfortante à un monde de couleurs roses, qui masque les souffrances de la chute dans le monde. [...]

Presque jusqu'à sa mort, Mozart a préservé la continuité de son rêve de jeunesse. [...]

Personne ne chante le paradis parce qu'il ne l'a pas, mais parce qu'il ne veut pas le perdre. [....]

On ne peut pas aimer le monde de Mozart sans le retrouver dans ses profondeurs spirituelles. [....]

Le livre des leurres (1936)


Musique et scepticisme

"J'ai cherché le doute dans tous les arts, ne l'y ai trouvé que déguisé, furtif, échappé aux entractes de l'inspiration, surgi de l'élan détendu ; mais j'ai renoncé à le chercher - même sous cette forme - en musique ; il ne saurait y fleurir : ignorant l'ironie, elle procède non point des malices de l'intellect mais des nuances tendres ou véhémentes de la Naïveté, - sottise du sublime, irréflexion de l'infini... Le mot d'esprit n'ayant guère d'équivalent sonore, c'est dénigrer un musicien que de l'appeler intelligent. Cet attribut le diminue et n'est pas de mise dans cette cosmogonie langoureuse où, ainsi qu'un dieu aveugle, il improvise des univers. S'il était conscient de son génie, il succomberait d'orgueil ; mais il en est irresponsable ; né dans l'oracle, il ne saurait se comprendre. Aux stériles de l'interpréter : il n'est pas critique, comme Dieu n'est pas théologien.
Ces limites d'irréalité et d'absolu, fiction infiniment réelle, mensonge plus véridique que le monde, - la musique perd ses prestiges aussitôt que, secs ou moroses, nous nous dissocions de la Création et que Bach lui-même nous semble une rumeur insipide, - c'est l'extrême point de notre non-participation aux choses, de notre froideur et de notre déchéance. Ricaner en plein sublime, - triomphe sardonique du principe subjectif, et qui nous apparente au Diable ! Est perdu celui qui n'a plus de larmes pour la musique, qui ne vit encore que du souvenir de celles qu'il a versées : la clairvoyance stérile aura eu raison de l'extase, - d'où surgissaient de mondes..."

Précis de décomposition (1949)


Glossaire

C'est le seul art qui confère un sens au mot "absolu". C'est l'absolu vécu, vécu cependant par le truchement d'une immense illusion, puisqu'il se dissipe sitôt le silence rétabli. C'est un absolu éphémère, en somme un paradoxe. Cette expérience exige d'être indéfiniment renouvelée pour se perpétuer, proche de l'expérience mystique dont on perd la trace, dès qu'on réintègre le quotidien. [....] On accède pleinement au monde de la musique seulement quand on dépasse l'humain. La musique est un univers, infiniment réel bien qu'insaisissable et évanescent. Un individu qui ne peut y pénétrer, car insensible à sa magie, est privé de la raison même d'exister. Le suprême lui est inaccessible. Ne la comprennent que ceux à qui elle est indispensable. La musique doit vous rendre fou, sinon elle n'est rien.

"Je suis grand amateur de tango. C'est une vrai faiblesse. J'étais à un spectacle de tango à Paris, mais je trouve que le tango a dégénéré. A l'entracte, j'ai envoyé un petit mot au directeur, pour lui dire que je voudrais que ça soit un peu plus mélancolique. Maintenant, l'esprit n'est plus le même. L'esprit langoureux est devenu plus dynamique... [...] Dans le temps, c'était plus profond et plus intime. Ma seule, ma dernière passion, c'était le tango argentin.
Avec Benjamin Ivry, 1989


Sur la musique

Né avec une âme habituelle, j'en ai demandé une autre à la musique : ce fut le début de malheurs inespérés....

Sans l'impérialisme du concept, la musique aurait tenu lieu de philosophie : c'eût été le paradis de l'évidence inexprimable, une épidémie d'extases.

A quoi bon fréquenter Platon, quand un saxophone peut aussi bien nous faire entrevoir un autre monde.

Quand la musique même est impuissante à nous sauver, un poignard brille dans nos yeux ; plus rien ne nous soutien, si ce n'est la fascination du crime.

Combien j'aimerai périr par la musique, pour me punir d'avoir douté de la souveraineté de ses maléfices.

Syllogisme de l'amertume (1952)


"Désespoir, forme négative de l'enthousiasme.
Apprenez à aimer les attitudes injustifiées, les gestes inexpliqués, les actions sans mobile, l'élan absurde... Ne cherchez pas le début d'une chose, la cause, le motif. Que l'abandon surgisse d'un sacrifice spontané, par-delà la joie et la douleur. Moins vous pouvez justifier un acte, plus il est généreux et pur. L'acte absurde est l'expression de la plus haute liberté. A moins que l'absurde n'en soit la limite.... [....]
L'absurde n'est-il pas ce qui sauve la liberté dans ce monde ?
Depuis des milliers d'années, l'esprit humain travaille contre l'absurde ; depuis des milliers d'années, l'homme cache sa peur de la liberté dans son culte des lois. Toute la culture n'est-elle qu'une lâcheté ?

Mourir d'enthousiasme

Que d'enthousiasme meure notre esprit ; que nous mourions tous d'enthousiasme. Que les élans vers la vie soient irrésistibles et que le désespoir brûle notre élan. Que notre mission s'achève dans un dernier sursaut, dans le grand sursaut de notre enthousiasme. [...]. Que l'enthousiasme soit intensité musicale et étreintes d'éternité dans l'instant et que l'infini du monde soit un infini de sensations. Qu'il soit si grand que nous nous sentions nus devant nous-mêmes : pleurons d'avoir tant attendu un tel instant.

Le livre des leurres (1936)


"Je suis un lâche, je ne puis supporter la souffrance d'être heureux"
Pour pénétrer quelqu'un, pour le connaître vraiment, il me suffit de voir comment il réagit à cet aveu de Keats. S'il ne comprend pas tout de suite, inutile de continuer".

J'étais en proie à une angoisse dont je ne voyais pas comment j'allais me défaire. On sonne à la porte. J'ouvre. Une dame d'un certain âge que je n'attendais vraiment pas et là. Pendant trois heures elle m'assena de telles inepties que mon angoisse se transforma en colère. J'étais sauvé.

Un patrimoine bien à nous : les heures où nous n'avons rien fait... CE sont elles qui nous forment, qui nous individualisent, qui nous rendent dissemblables.

Perdre le sommeil et changer de langue. Deux épreuves, l'une indépendante de soi, l'autre délibérée. Seul, face à face avec les nuits et avec les mots.

Ce ne sont pas les maux violents qui nous marquent mais les maux sourds, insistants, tolérables, faisant partie de notre train-train quotidien et nous sapant aussi consciencieusement que nous sape le Temps.

http://www.franceculture.fr/2015-10-01-cioran-l-insomnie-le-plus-grand-drame-qui-puisse-arriver

 

 


 
 




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