Maryline DESBIOLLES

" ANCHISE "

 



 

Dans une campagne qui brille comme du sel en plein été, un vieil homme vit là depuis toujours, Anchise. Il n'est que mémoire, sa vie est un sommeil. Habité par la grâce d'un souvenir, celui de son grand amour défunt, jeune fille à la magnifique chevelure blonde, il refuse de s'assoupir du bon sommeil des vieux. Fin Août, dans la caillasse des hautes terres niçoises, une voiture flambe. C'est celle d'Anchise qui n'a trouvé que ce moyen pour faire renaître l'incandescence de son amour pour Blanche.

Résumé

(Afin de mieux préserver le style de l'auteur et de restituer l'originalité et la vivacité de son ton, la précision de son vocabulaire, ce texte a été conçu à partir d'extraits du roman. Ce résumé n'est qu'un fugitif aperçu du talent de Maryline Desbiolles et ne prétend en aucun cas se substituer à la lecture du texte intégral qui seul rend hommage à l'écrivain ).

C'était la fin août. La lumière étincelait. C'était presque trop beau pour nous. On voyait de manière si coupante, on voyait si violemment. On voyait une voiture grimper un chemin qu'on ne pensait pas carrossable. C'était une voiture blanche. Elle s'était arrêtée en plein soleil mais il y avait si peu d'ombre sur ces collines. On fut presque surpris de voir quelqu'un en sortir, un peu difficilement, semblait-il. C'était sans doute un homme qui boitait. Il portait un bidon avec lequel il arrosa très soigneusement la voiture blanche, dans son entier. Il se remit au volant, ferma la portière. Presque aussitôt la voiture blanche s'enflamma, d'un seul coup, dans son entier, et on oublia la lumière.

Dans ce trou, cet oubli, un peu avant le col de Nice, frontière plus tangible, loin déjà du littoral et qui augure des routes sinueuses, des grimpées difficiles, la montagne, et dans ce trou, cet oubli, trois maisons rapprochées, juste au bord de la route. Elles ne consentent pas encore à se laisser aller ; elles sont habitées par de vieilles gens et elles ont l'entêtement de leur âge. Ils ont tous dans les quatre-vingt ans, un peu plus, un peu moins, le Sasso et sa Sasso, la Thomas et Anchise. Nous sommes au temps des réserves. Réserves de vieux, de pierres déchaussées, de volets tirés.

Ceux qui habitent ici peuvent ne pas se voir pendant des semaines, parfois même des mois.

Douze kilomètres seulement séparent la borne du centre de la ville, et le monde a basculé. On est à la campagne. Mais sait-on seulement ce qu'est la campagne ? " Tous lieux fertiles, hors des villes " c'est la définition qu'en donne le dictionnaire. Mais comment faut-il entendre " fertile " quand ce qui est hors des villes est si souvent friches, terres vaines, écarts, fossés, saltus. " Tous lieux fertiles, hors des villes ". Mais fertiles en incongruités, objets laissés pour compte, décharges sauvages, et soudain un terrain vague, comme en jachère. Une voiture désossée n'en finit pas de rouiller au fond d'un ravin, un vieux frigo dans la broussaille, au détour d'une piste pare-feu, une accumulation de papiers, au mieux jaunis.

La campagne c'est souvent ça : un abandon, une désuétude, des parenthèses, celles du week-end, des vacances, la vraie vie est ailleurs, ceux qui habitent là le croient aussi, ils s'enfoncent dans leurs maisons comme on s'abîme en mer, ils tombent dans les eaux noires, se prennent les pieds dans leur mémoire qui vacille, se débattent faiblement, sont aspirés. Parfois Anchise déteste la campagne, parfois, le plus souvent, il ne la voit pas, parfois encore la surprise d'un genêt dans un buisson obscur lui fait battre le cœur.

Anchise n'a pas la télé. Ce n'est pas qu'il soit contre. Anchise n'est contre rien, c'est à peine s'il est pour. En plein désastre il dort.

Quelque fois même il croit qu'il ne s'est jamais bien réveillé sa vie durant, qu'il ne s'est jamais réveillé pour de bon depuis que sa femme est partie, depuis qu'elle est morte, depuis si longtemps que personne ici ne s'en souvient.

Son père est mort à la guerre de quatorze et les photos lui ont volé les quelques souvenirs qu'il a de lui, plus incertains, plus tremblés que les photos. La vie d'Anchise, si éloigné pourtant du monde, est jalonnée par les guerres du siècle. Celle de quatorze le rendit orphelin, en trente neuf sa très jeune femme fut emportée par la fièvre alors qu'il était au front.

Depuis, les terres qu'il cultivait, il les a laissé envahir d'herbe hormis un potager invisible depuis la route. Lorsqu'il a renoncé à faire le paysan il s'est voué à l'apiculture.

Autrefois la maison d'Anchise avait été une maison de relais, une halte, pas vraiment une auberge bien qu'on pût s'y rafraîchir et même s'y restaurer si on insistait un peu, sur la route qu'on appelait la route du Sel, devenue tout bonnement D 2204, la route la plus ancienne de l'intérieur des terres, la seule pendant des siècles à relier le littoral à l'arrière-pays et par-delà, l'arrière-pays à la grande Turin. La maison d'Anchise avait participé du voyage, de la toute-puissante mer et des montagnes que la route du Sel cousait ensemble.

Quatre-vingt pour cent des hommes vivent dans les villes, sauf les Sasso, la Thomas, Anchise, seuls au monde, avec à l'entrée de leur fief une stèle commémorative avec sa couronne de fleurs en plastique qui paraît annoncer leur mort prochaine.

Ce cinglé, ce fou, ce pauvre con d'Anchise ainsi qu'il le nomme son voisin Sasso n'a jamais pu oublier sa femme, il n'a jamais pu avaler la nuit qui l'a prise et que, du coup, il a fait sienne.

Elle était si jeune quand il l'avait connue, il avait juste quelques années de plus qu'elle mais il se sentait vieux à côté d'elle, il aima d'emblée cette légèreté qu'elle avait de minauder, lui qui avait toujours vécu avec sa mère triste et sévère. Elle était belle. Elle était blonde. Pour lui c'était la même chose, elle était belle parce qu'elle était blonde, on ne savait pas d'où elle tirait cette blondeur qui confinait à la blancheur alors que ceux de sa famille étaient bruns comme les gens d'ici. Quelquefois on l'appelait la Blanche.

Elle n'avait pas peur des abeilles. De quoi avait-elle peur, de quoi avait-elle eu peur au juste dans sa courte vie ? Avait-elle seulement eu peur au moment de mourir alors qu'il n'avait pas même été là quand le gouffre s'était ouvert sous elle ? C'etait Anchise qui aimait le plus mais c'était elle qui accomplissait les miracles. Elle était menue et saisissante comme une ablette avec son ventre d'argent qui troue les eaux les plus noires. Elle était merveilleuse et insignifiante comme l'ablette. Elle était inattendue et commune comme l'ablette et comme l'ablette elle ignorait que ses écailles scintillantes avaient le pouvoir de changer les eaux les plus noires en voie Lactée.

Blanche n'a dansé qu'un seul été dans ses bras éperdus et il lui faut bien des efforts pour revivre cette félicité exceptionnelle et leur après-midi d'amour dans la forêt de mimosa en fleurs au dessus du village, un dimanche de février.

Au début de sa mort il rêva souvent d'elle. Au début il ne pouvait pas pleurer. Il ne l'avait pas vue mourir, elle venait à lui dans ses rêves, il ne pouvait pas pleurer qu'elle n'était plus.

Après sa mort Anchise était retourné à la guerre jusqu'à la débâcle. Sa rage était encore plus grande que son désespoir. Il se sentait sec. La terre avait bu son eau. Il se sentait laid, il se sentait comme infecté par sa fureur absurde, puant. La grâce l'avait abandonné, mais l'énorme trou qu'elle avait laissé se remplissait de tout ce qui traînait, toute la lie. Lorsqu'il revint à la maison, il était aussi changé qu'un vin qui a tourné. Sa mère avait peur de lui.

Maintenant Anchise n'est plus qu'une mémoire. Une mémoire qui mange, qui se goinfre, plus il vieillit, plus la mémoire le prend, elle fait feu de tout bois, elle mélange, elle invente, elle se moque de l'exactitude des faits, elle en rajoute, elle oublie, la mémoire oublie, parfaitement elle oublie, elle radote, elle se répète, elle bouffe tout ce qu'elle trouve à se mettre sous la dent, elle bâfre, parfois elle n'en peut plus, elle laisserait tout tomber. Ce n'est pas qu'il se souvienne encore de l'éblouissement qu'il a eu la première fois qu'il la vit, il ne s'en souvient pas, il l'éprouve, il en éprouve l'entière violence, après tant et tant d'années, il éprouve ce coup qu'elle lui a porté, il a ce coup quand il s'y attend le moins, quand il se redresse, quand il tourne la tête, quand il ne fait rien, brusquement, il a ce coup qui lui fait mal et qui le rend une seconde aux vivants, vivant dans le monde des vivants, émergeant de son purgatoire, de sa nuit avec de grandes éclaboussures qui fendent le sommeil. Les yeux d'Anchise toujours sont pleins de sommeil, on pourrait penser qu'Anchise est un peu ahuri, qu'il est un peu borné, on pourrait le penser.

Anchise comme hantise. Serait-elle morte s'il n'avait pas été parti ? Comment a-t-il pu la laisser, comment a-t-il pu partir si loin ?

Pour ses quatre-vingt ans Anchise s'est acheté une voiture neuve, une belle voiture blanche, il a dit au vendeur c'est la dernière voiture de ma vie.

Alors Anchise à la fin de l'été, on est déjà bientôt en septembre et la lumière s'est arrondie mais la chaleur cogne presque toujours aussi fort, alors Anchise épuisé comme le vieillard qu'il est devenu, Anchise plus asséché que le plus asséché des cours d'eau se laisse emporter par sa fin à lui qu'il veut accordée à la fin de l'été.

C'est la fin de l'après-midi et la lumière brille. Anchise va chercher dans la cave un bidon plein d'essence, il le fourre dans sa voiture, l'après-midi sera volatil. Anchise choisira pour s'arrêter un endroit particulièrement découvert, sans arbres ni buissons à proximité. Il ne veut pas embraser le monde, il ne vise que lui, que sa boiterie qui menace de ne plus le faire danser, il ne vise que son sommeil qui le lâche et finirait par le rendre au monde sans elle.

Quand tout est accomplit, quelque chose se rompt doucement et on est pris dans le vacarme de la campagne qu'on entend enfin. La campagne c'est cette musique, cette agitation de branches, de feuilles et de cris qui s'enfle et s'architecture quand on ferme les yeux.

Analyse

Au début du livre, il y a la lumière de l'été et le suicide solaire d'Anchise, ce veuf, ce " vieux fou, le roi des cons ", comme dit son voisin Sasso. A partir de cet acte silencieux, toute la vie de l'homme fait surface, vient au présent de la narration avec ce sommeil d'Anchise qui est son refuge, son mode d'être depuis la mort de sa femme. " Anchise " c'est l'histoire d'un deuil infini.

C'est la fin de l'été, le dernier été d'Anchise. Nous sommes du côté de Nice avec odeur d'herbe, de caillasses, il y a la chaleur. Ici ce n'est plus la ville, ce n'est pas encore la campagne. Une zone industrielle a poussé là, le long d'une route où les automobilistes roulent vite et ne s'arrêtent pas. " Combien sont passés en voiture sur la route sans les voir, ces trois maisons qui n'ont pas beaucoup d'allure ou qui ont l'air de se retenir, juchées au ras de la départementale… ". Entre centres commerciaux et décharges sauvages, au bord de la D 2204 (ancienne route du sel qui mène au Col de Nice), il y a ce lieu presque abandonné par le temps. Là où la chaleur sait être accablante, là où la lumière est trop blanche, est la désolation absolue. La vie ici n'est pas commune, mais solitaire, vieillie, haineuse, enfermée derrière murs et volets. L'horizon a disparu des esprits et des regards, a été oublié. On se contente de vieillir et de haïr. Au bord de cette route où les voitures ne s'arrêtent pas il y a trois maisons désolées.

Ce lieu semble être le " lieu de la déshérence, de l'abandon ". Les personnages sont très durs, presque minéralisés sur place. Les Sasso, la Thomas et Anchise vivent là à quelques mètres les uns des autres, s'observent à travers le rideau mais ne se parlent plus guère. Ils sont vieux, murés dans leur silence, leur bêtise. Avec leur pauvre présent, avec leur passé rugueux. Ce n'est pas qu'ils n'éprouvent plus d'émotions. Sasso est un retraité du gaz qui vitupère du matin au soir et sa femme sourit continuellement. Il lui porte toujours un amour violent comme au premier jour. Mais rien ne se dit. Ce sont des gens de la réserve, qui congèlent tout ce qu'ils font pousser et en fin de compte mangent moins frais que les gens des villes. Leitmotiv du roman " Nous sommes au temps des réserves ". Ces vieillards là sont comme un petit groupe d'Indiens fourbus, oubliés dans leur campagne, vivant du produit congelé de leur mémoire, de leur réserve de souvenirs, à peine remarqués par les envahisseurs qui viennent y construire des hangars, y jeter leurs rebuts. Enfoncés dans le paysage, dans cette fausse campagne, statiques dans leurs rituels quotidiens, extatiques devant leurs souvenirs. Erosion des pierres, excoriation des âmes. Les Sasso, l'épouse au sourire idiot, le mari bourru et méfiant. La Thomas, veuve déboussolée, conserve intactes les habitudes restrictives de son défunt mari. " Elle ne pense pas aux enfants qu'elle n'a pas eus, (…) elle ne pense pas à son aridité (…), terres vaines dit-on, terres incultes, elle ne pense pas aux amis qu'elle n'a pas " Elle donne juste " les fameux coups, incompréhensibles et bruyants à la fenêtre, peut-être comme on crie qu'on est encore vivant. " Tous trois forment un drôle de tableau. Mais Anchise c'est autre chose.

Selon Virgile, le berger Anchise aima Vénus (ou Aphrodite, selon les versions), fille de Zeus. Ensemble ils eurent un enfant, Enée. Pour se venger, Zeus en colère foudroya le berger qui en resta boiteux. Anchise donne son titre au récit de Maryline Desbiolles. Les guerres, les morts, l'amour, s'inscrivent dans la destinée de l'octogénaire qui tel le vieux Troyen, est boiteux. Le ciel l'a foudroyé alors qu'il connaissait avec la Blanche son bonheur le plus intense. Comme si le soleil avait était jaloux de leur rayonnement. Mais de son infirmité il a tiré une manière de danse. Anchise est le génie du lieu. Celui qui a vu les dieux, de tout près. Anchise comme " hantise ".

Le vieil Anchise ne marche pas pour avancer, juste pour retrouver l'éblouissement initial dont, après tant d'années, lui reste, à défaut de croire au ciel, un goût de miel et, dans l'engourdissement qui lui sert de refuge, de violents reflux de douceur. Obsédé par l'image de la vie perdue Anchise marche avec sa mémoire qui boîte comme il boîte. Si meurtri dans sa vie que la lumière a désertée trop tôt, il vit dans la solitude de rêves où se confondent parfois le présent et son passé sans cesse revisité. Il est vieux " de tout ce temps qui n'a pas passé pour de bon ". Simple et entier, aimant et douloureux. " Il y a longtemps qu'il ne cherche plus à prouver quoi que ce soit, à passer pour ce qu'il est ou ce qu'il n'est pas ni même à être quelqu'un, on pourrait penser qu'il est un peu juste, un peu crétin, qu'il ne vole pas très haut et en effet il n'est pas dans les hauteurs, il ne croit pas qu'il y ait quelque chose à trouver en haut ni même au-dedans, il croit qu'il faut se tenir au plus près, à fleur de peau, de tête, d'eau, mais à fleur, il n'y a rien à trouver en haut ni au-dedans, pas de vérité plus grande ni plus profonde que celle qu'on a sous les yeux et sous les mains ".

Son existence s'est vidée puis figée il y a des années de cela. Alors qu'il luttait sur le front de la guerre il a appris le décès de sa femme, victime de la fièvre typhoïde. Peut-être était-elle enceinte quand la fièvre l'avait emportée. Petite fille, sa blondeur l'avait ébloui. plus tard il l'avait épousée. Au moment de ce deuil, tout ce que sait Anchise, tout ce qu'il ressent plutôt, c'est que la tristesse risque de l'engloutir comme elle a englouti sa mère, lorsque la guerre précédente a emporté son père. Il se réfugie alors dans une sorte de sommeil intérieur, où demeure la joie d'autrefois. Passent les saisons, les décennies….Toujours il pense à comment elle était jeune, blonde, intrépide. Comment d'un geste sûr et rapide, elle aimait attraper les abeilles pour les enfermer dans la paume de sa main.

Depuis la disparition de son épouse, Anchise sommeille dans la mémoire de ce bonheur évaporé. Et " s'il eut fallu croire absolument à quelque chose, il n'aurait cru qu'à cette nuit qui s'était comme un pus, instillée en lui, dans ses membres, dans sa bouche, sous ses paupières, dans ses oreilles ". C'est en cela que consiste le sommeil d'Anchise : " il ne voyait, n'entendait qu'à travers elle qui affadissait, assourdissait, corrompait toute chose " Il la porte littéralement en lui. C'est pourquoi Anchise n'a pas à proprement parler des souvenirs d'elle, puisque c'est une présence. Une mémoire qui finit par tout dévorer. Dans cette opacité devenue immuable, il vit avec cette morte fluette en son sein, aux os frêles, mais dont le poids n'en est pas moins d'une lourdeur implacable. Se souvenir n'est pas se survivre. Anchise qui avait le don des abeilles de désintéresse de ses ruches. Et peu lui importe que sa maison s'écroule. Seule compte sa voiture. Quand il ne se balade pas dans le voisinage, " il s'en sert dans le seul périmètre de son champ, comme d'une chambre exiguë où il dort en plein soleil "

Là sans doute le rêve le rend-il à ces étreintes où la Blanche et lui se retrouvaient " tous deux trempés comme à la naissance, reliés encore, inentamés, trempés, oint, lustrés, lavés, dégouttants, suintants, reliés encore aux rivières, aux ruisseaux ". Il n'a jamais connu d'autre femme. Il continue de se tenir au plus près des choses. Il garde en lui une lame de fièvre, une passion aiguë. Et il dure. Il n'en finit pas de se chauffer aux braises encore brûlantes de son bonheur amoureux.

Anchise a parfois des cauchemars : " Il lui arrive de penser que l'enfant avait continué de vivre un peu au-dedans de la morte et qu'il avait été aspiré tout vivant par cette énorme nuit sous terre, dans le ventre pourrissant de la mère ".

A un moment donné du récit les regrets se font entendre " . Si c'était à refaire mais les cheveux sont blancs et les yeux bleus si transparents déjà au bord de s'effacer car les cheveux et les yeux sont accordés comme le ciel et les nuages. Les cheveux sont blancs, pas comme ceux de la Blanche bien sûr, vigoureux comme le métal, le blanc des cheveux d'Anchise a éteint l'ardeur du noir, c'est une couleur magnifique mais qui a renoncé. Anchise est vieux de tout ce temps qui n'a pas passé pour de bon mais qui s'est incrusté en lui. Il boîte plus qu'avant, plus souvent, plus longtemps, il danse sur une patte comme un grand oiseau des marais qui ne sait plus trop où est la terre et où est l'eau, où est la mémoire qui fume comme un brouillard cachant les joncs et les révélant tour à tour, où est ce qu'il s'invente entre la terre, l'eau et le ciel qu'on devine plutôt qu'on ne voit "

" Si c'était à refaire mais tout n'a-t-il pas été défait une bonne fois pour toutes et ce qu'on pourrait penser refaire ne sont que des broutilles. Quelques pierres qu'on aurait pu disposer comme ci et non comme ça. Des morceaux de bois à empiler ou pas, à brûler ou pas, des gestes vite perdus dans la campagne "

Vers le milieu du livre il y a cette page étrange, page qui me semble essentielle mais dont l'interprétation n'est pas aisée. Page à la fois véhémente et hermétique. C'est comme si la progression de l'angoisse avait atteint son point culminant et qu'il fallut à l'auteur crier avant de pouvoir continuer ce récit. Qu'il lui fallut dire " nous " pour mieux s'approprier l'obsession d'Anchise. Elle s'emporte comme si elle était elle-même toute entière dans cette obsession, et qu'elle voulut y entraîner le lecteur lui-même. C'est comme si nous étions tous comme Anchise, les Sasso, la Thomas des êtres parqués dans leur passé, indifférents au monde environnant. C'est comme une insurrection, une explosion inattendue de violence où elle exprime qu'il est temps de sortir de nous-mêmes, qu'il est temps de nous perdre. " Entrer en campagne. Entrer dans ce qu'on n'arrive pas à retenir, qui échappe continûment, comme un corps impossible à étreindre. Ou entrer dans ce qu'on croit retenir en le préservant. Nous sommes au temps des réserves. Nous ne savons plus abattre, tailler, violenter par amour. Nous ne savons pas que pour apaiser il faut parfois violenter. (…) Qu'on retourne profondément la terre, que tout se retrouve cul par-dessus tête, qu'on exhume toutes les racines, qu'elle jonchent la terre, que tout soit saccagé. Nous en avons assez de ce que nous savons sur nous-mêmes. Nous en avons assez des restaurations, des réhabilitations, des retouches, des remakes, nous avons soupé des savantes restitutions de nous-mêmes. Nous voulons nous perdre, que rien ne nous soit épargné, qu'aucun chemin ne nous ramène au bercail, qu'enfin nous soyons obligés de nous pincer au sang pour constater que nous ne rêvons pas. (…) Nous préférons déchanter. Nous préférons trouver notre voix, inconnue de nous, fût-elle brusque, cassante, nous préférons nous enlever le chant de la bouche, nous avons envie de trouver notre voix qui sait à peine parler, peut-être dans cette broussaille trouvera-t-elle à s'écorcher. Entrer en campagne. Il ne faudrait se souvenir de rien, il faudrait tout remâcher, à la fin on ne reconnaîtrait plus le vrai du faux. Entrer en campagne vidée de tout savoir, saignée à blanc, entrer dans la campagne blanche où les blanc cheveux de la blanche ont tout absous. "

Puis le récit reprend là où elle l'avait laissé, comme si de rien n'était. Et Anchise et toujours là ancré à son passé. Mais qu'est-ce que la vie quand on n'a plus que du passé ? " Bientôt Anchise vidé de son souffle, exsangue, bientôt Anchise s'endormirait. Assoupi du bon vieil sommeil des bons vieux. Anchise finirait par ne plus comprendre pourquoi cette mort lui a gâché si parfaitement la vie, lui donnant par-là même un goût extravagant de fruit blet, pourrissant sous la mousse… ". Et, parce qu'il a peur de perdre la force de la regretter, peur qu'à trop attendre, la mort le trouve consolé, lui l'inconsolable, le veuf absolu, il prend les devants pour être certain de mourir en pleine douleur. Anchise est à la recherche d'une dernière luminescence.

Le récit ne se réduit pas aux portraits croisés d'individus plus ou moins marginaux. Il y a, en effet, au-delà de ces descriptions une variation très habilement renouvelée autour d'un antagonisme pourtant sempiternel : celui qui oppose la ville à la campagne. Ce dernier mot se meut d'ailleurs, d'une page à l'autre. Peut-on définir la campagne ? Comment passe-t-on de ville à campagne, imperceptiblement sans passer de vie à trépas, de ces villes vives à ces terres mortes ? On bavarde pour savoir si la campagne c'est bien çà : " Tous lieux fertiles hors des villes " ou bien " Un abandon, une désuétude, des parenthèses, celles du week-end, des vacances, la vraie vie est ailleurs, ceux qui habitent là le croient aussi, ils s'enfoncent dans leurs maisons comme on s'abîme en mer, ils tombent dans les eaux noires, se prennent les pieds dans leur mémoire qui vacille, se débattent faiblement, sont aspirés ". Ou encore " La vraie vie est dans l'effervescence, l'échauffement des coursives de l'Opéra, dans le remue-ménage du théâtre, des cafés, des restaurants aux odeurs corrompues, dans les sourires entendus des vernissages, dans l'insignifiance agitée de ces rencontres, la gravité de la campagne est si encombrante parfois ".

Toutes les scènes où la campagne est belle sont des moments d'amour entre Blanche et Anchise. Et à la fin du livre, l'obsession d'Anchise s'étant enfin consumée dans l'incandescence, la campagne retrouve sa véritable voix. " Quand tout est accompli, que la carcasse noircie de la voiture continue d'épingler l'après-midi qui s'éteint, quelque chose se rompt doucement, on s'aperçoit qu'on est pris dedans, dans le vacarme de la campagne qu'on entend enfin, le vent léger dans le peuplier qui tremble, l'impatience des fauvettes, le caquet des perdrix rouges, un merle, une alouette lulu s'échinant à discourir entre les cris hirsutes des geais, l'aboiement des chiens, des voix d'enfants dans le vallon et plus loin l'aigle de Boneli qui lâche sa plainte brève, aiguë comme une pierre fine, sans compter tout ce qu'on ne sait pas reconnaître ni la moisson crissante des insectes. La campagne c'est cette musique, cette agitation des branches, des feuilles et de cris qui s'enfle et s'architecture quand on ferme les yeux. "

Auteur, l'an passé, d'un roman qui connut un succès mérité " La Seiche " qui racontait les vagabondages de la pensée d'une femme en train de préparer une recette de seiche, Maryline Desbiolles publie cette année ce roman au ton particulier, petit livre brûlant " Anchise ". Loin des courants et des modes Maryline Desbiolles est une romancière singulière et marginale.

L'extraordinaire écriture de Maryline Desbiolles pour nous parler avec une écriture précise, chauffée à blanc de la solitude de l'âme, sans tristesse, comme une reconnaissance des choses. Elle brosse avec humanité plusieurs portraits de ces vieux campagnards, avec leurs manies, leurs échecs. Elle a confié à un journaliste de l'Humanité " Je cherche à m'approprier le monde, à ce que mon écriture lui soit adéquate ".

Je crois que la focalisation du champ, la vision rapprochée des choses, permet une intensité qui rejoint des thèmes forts, des motifs partagés par tous dans toute la littérature. " C'est ainsi que le microcosme de la départementale 2204, ces quelques arpents de garrigue, ces trois maisons s'élargit sous sa plume aux dimensions du monde sans qu'aucun frémissement ne manque à l'émotion qui nous conduit d'une main ferme de l'anecdote au mythe.

" On pense à des personnages de films de Pagnol, mais la bonhomie en moins et l'accent qui ne chante pas tant que ça ", écrit Maryline Desbiolles à propos de ses personnages, non sans malice. Mais c'est à Giono que l'on songe. "

Anchise fait partie de ces livres qui se reçoivent plus qu'il ne se lisent : ils entrent en vous, non par la tête, mais par le cœur. Ce roman s'encre au réel autant qu'à l'intuition, il scrute la douleur d'un homme en l'inscrivant dans un paysage qui en souligne les flous comme les arêtes. Le paysage c'est celui même où vit Maryline Desbiolles qui avoue n'avoir aucune imagination. Et, même si elle en avait, elle n'en ferait pas d'usage, ce n'est pas l'histoire qui l'intéresse, dit-elle, mais " les choses à dire ".

Conte d'une obsession. Obsession mortifère dont Maryline Desbiolles décrit le cheminement avec acuité, dans un grand vent de poésie. Dans la fusion entre l'être et la nature, dans la touffeur des sentiments. Elle déploie son écriture sonnante et enivrante en des phrases à haute puissance poétique.

Elle écrit avec une sensualité furtive mais évocatrice. Qu'elle évoque une anguille prisonnière d'un puits, une ablette aux mille scintillements, le cri mélancolique de l'âne ou les gaspillages séminaux de la fleur de l'echallium, la romancière chante la vie et le vivant. La douceur apparente est porteuse d'une violence prête à exploser pour donner libre cours à la crudité de la vérité. Elle découpe, elle effiloche, arrache. Elle transcende son sujet, amène ses personnages gris à la lumière de la poésie. C'est un livre écrit, riche d'échos comme un chant rigoureusement modulé. Elle fait scintiller son histoire comme le soleil irradie un paysage. De chacun d'eux sourd la beauté tragique des vies ensablées dans la solitude. Avec une écriture qui bruit et froisse pour mieux faire entendre les variations du silence. Elle écrit en peintre, sans mièvrerie, sans trait lourd. " Qu'a-t-on franchi pour qu'il nous semble avoir versé si vite dans le désastre de la mémoire ? ". C'est sur les routes sinueuses de cette mémoire dévoreuse de vie que nous entraîne Maryline Desbiolles.

Biographie

" Je croyais si peu avoir le Femina que lorsque mon éditeur m'a appelée au téléphone pour que je prenne le premier avion de Nice pour Paris, je rangeais des bouteilles de bordeaux dans la cave avec mon compagnon. Nous ne pensions qu'à une chose : boire l'une des plus vieilles qui date de 1870. Ce prix est la plus grande surprise de ma vie. "

Les dames du Femina ont tenu à exprimer leur colère contre le Goncourt qui les a doublées en décernant son prix avant elles.

" La gaminerie des Concourt a perturbé le calendrier des prix. Ceux-ci ne sont pas faits pour l'amour-propre des jurys mais en faveur des auteurs, des lecteurs ", déclarait Mona Ozouf. Nul n'ignore que Jean Echenoz, vainqueur du Goncourt avec " Je m'en vais (Minuit), était le favori de plusieurs jurées du Femina. Sans l'attitude de Goncourt, " il est probable qu'il aurait eu le prix ", a d'ailleurs confié l'une d'entre elles. " La victoire de Maryline Desbiolles est certes inattendue, tempère Denis Roche. Mais elle est cent fois méritée. "

Bien entendu, certains habitués de Deux Magots ne manqueront de s'étonner : " Au fait, le Femina a été attribué à Maryline qui ? " Il est vrai que cette charmante et atypique romancière reste marginale dans le petit univers des Lettres. Dans le tourbillon de la course aux prix littéraires, elle fait carrément figure d'inconnue. Pourtant Françoise Giroud a précisé qu'elle était " un vrai écrivain. Elle a un style très personnel. Elle existera dans la littérature. Son roman n'est pas un livre d'occasion ".

Maryline Desbiolles, originaire de Savoie, mais qui a passé toute son enfance à Levens, partage sa vie avec le sculpteur Bernard Pagès, à " La Fontaine de Jarrier ", lieu-dit de la Pointe de Contes, dans le haut pays niçois.

C'est dans ce paysage aride aux vagues de marne grise, où Pagès manie depuis trente ans le bois, le fer où le béton, qu'elle écrit, tous les après-midi, dans un bureau minuscule à l'écart de la " ferme ".

Le parcours littéraire de Maryline Desbiolles qui a quarante ans est déjà long, mais plutôt discret jusqu'à la publication, l'an dernier, de la " Seiche ". Elle avait écrit un livre étonnant, obsessionnel, centré autour de la préparation d'une recette de seiches farcies !

Mais loin de jouer les " mamma " aux fourneaux, elle réussissait un beau roman, baroque, rythmé par la progression, presque clinique, de la recette et les digressions sur les choses de la vie. " Personne, alors, n'avait cru à ce livre " dit-elle " J'avais essuyé des refus chez tous les éditeurs, jusqu'à ce que Denis Roche, qui dirige la collection Fiction & Cie au Seuil, l'accepte. Il était temps, j'étais sur le point de renoncer. ! En 1987, j'avais écrit un premier roman passé inaperçu, " Une femme de rien ", édité chez Mazarine. Depuis " La seiche " et plus encore avec " Anchise ", je sais enfin que je peux continuer à écrire. "

Elle n'a pourtant jamais cessé de le faire depuis l'âge de six ans, avec des poèmes, des nouvelles, des textes épars couchés sur des cahiers d'écolier. 10 Un long apprentissage qui l'a conduite, bien plus tard après ses études à Nice et Cannes, à créer deux revues de poésie et de littérature, " Offset " en 1980 et " La Métis " en 1990, réunissant autour d'elle plusieurs auteurs méditerranéens.

 


Retour à la page d'accueil

Retour à l'index de littérature

Google