Roman
Kacew est né le 8 mai 1914 à Wilno. La récente biographie
de Myriam Anissimov précise :"Romain Gary,
qui trouvait plus avantageux pour son roman familial et surtout
pour le genre de personnage qu'il avait crée, de raconter
qu'il était né à Moscou, la capitale de
l'empire, a vu le jour dans la grande métropole spirituelle
et intellectuelle que les Juifs ashkénazes avaient surnommée
Le Jérusalem de Lituanie".
Ses
parents semblent s'être séparés peu après sa naissance. Romain
Gary ne connaîtra jamais son père ni la vérité sur son père.
Ce dénommé Kacew paraît avoir été le deuxième mari de Nina,
mais es-ce vraiment lui le père ?
Nina
Borisovskaïa, de son nom de scène, est une petite actrice,
sans triomphe et sans éclat. Mais elle va être une mère, son
rôle le plus beau.
En
août, la Russie entre en guerre contre l'Allemagne et l'Autriche-Hongrie.
En 1917 : chute du Tzar Nicolas II. Madame Kacew et Roman se
rendent à Varsovie. En 1927 ils arrivent en France et s'installent
à Nice. Romain a treize ans.
Romain Kacew est beau, d'une beauté de métèque. Une insulte
qu'il entend quelquefois. Si son passé est un mystère, son visage
doit tout à l'Orient : les traits forts, le cou large, les lèvres
épaisses. Même ses yeux bleus pourraient être ceux d'un cosaque
ou d'un Gengis Khan. Très tôt, Romain perçoit autour de sa naissance
un secret qu'on lui cache obstinément. Il remarque que de mystérieux
cadeaux tombent du ciel - à Wilno une bicyclette d'enfant, à
Nice les mandats, puis une bicyclette orange. Romain veut croire
qu'il est le fils d'Ivan Mosjoukine, la star russe du
muet. La ressemblance physique de Gary avec Mosjoukine est extraordinaire
: ils figurent ensemble un même exotisme, slavo-asiatique, un
sang mêlé de l'Est où l'oeil clair vient évoquer des unions
interdites ou barbares, un viol de Viking ou une coucherie de
Tzigane. Roman Kacew n'est peut-être le fils que d'une rencontre
de hasard, d'une nuit de champagne ou de détresse. Roman préfère
croire à la nébuleuse Mosjoukine, russe blanc, noble et glorieux.
A Nice ils vivent quelques mois dans un appartement de deux
pièces, avenue Shakespeare. Ensuite leur foyer est un hôtel,
aussi cosmopolite que la ville : l'hôtel pension Mermonts, situé
boulevard Carlonne, au n° 7 de l'actuel boulevard François-Grosso,
au carrefour de la rue Dante. Romain vit avec sa mère, nommée
gérante par le propriétaire du Mermonts. Enfin à l'abri des
révolutions et de la pauvreté, elle a installé son fils comme
un prince, tandis qu'elle s'est attribué la chambre la plus
petite et la moins aérée, sous les combles.
Les
Kacew ne pratiquent aucune religion. Ils ne fréquentent pas
non plus la synagogue de la rue Deloye. Juifs par l'état civil,
ils ne cherchent pas à se mêler à d'autres familles de leur
confession. Nina Kacew a éliminé le problème : elle ne parle
pas de Dieu, et elle évite de rappeler ses origines. Russes
à Nice, Juifs dans la société russe, athées parmi les Juifs,
les Kacew n'appartiennent à aucun clan ni à aucun groupe : ils
vivent l'un pour l'autre, seuls, en marge de toute fraternité
de l'exil. Nina a élevé Romain dans le culte de la France. Elle
a toujours associé la France à la réussite et au bonheur. Elle
reporte sur son fils les ambitions dont elle a été frustrée
- des ambitions si hautes, si folles apparemment qu'elles ressembleraient
à des châteaux en Espagne. Elle est prête à tous les sacrifices
pour que son fils, démesurément aimé, devienne académicien ou
ambassadeur de France …..
Nina
a dû accepter, pour survivre, les métiers les plus humbles :
elle a toiletté les chiens, pris en pension des chats et des
oiseaux, et fait des ménages. Comme elle est belle, et possède
des manières de grande dame, elle a obtenu de tenir une petite
vitrine à l'hôtel Negresco : elle y a vendu à la commission
des cravates, des foulards, des parfums à la clientèle du palace.
Diabétique, victime de plusieurs comas hypo-glycémiques, Nina
commence et finit ses journées à l'insuline. Et cependant sa
maladie ne l'empêche ni de travailler ni de sourire. On la voit
monter et descendre vingt fois par jour l'escalier de la pension.
Timide,
sauvage même, Romain grandit dans l'ombre de cette mère courageuse
et orgueilleuse à laquelle il obéit encore comme un petit enfant.
C'est une mère juive, adorante et despotique, volontaire et
dominatrice. Elle pousse Romain à réussir, à se surpasser. Il
s'exécute par respect autant que par amour. On ne voit pas au
nom de quoi il aurait refusé de devenir Romain Gary, d'égaler
D'Annunzio, sauver la France, puis accepter de la représenter
à l'étranger. A treize ans Romain est un adolescent tendu vers
un futur qu'il discerne mal et ne sait comment aborder. Un adolescent
sévère, concentré sur une angoisse et des projets qu'il ne livre
à personne.
Au
lycée de Nice Romain est un bon élève, il possède un don d'écrire
et une maturité rares. Cette adolescence niçoise, Romain Gary
la racontera un jour, à grands traits imprécis, dans le roman
qui passera pour le plus autobiographique de son oeuvre, La
promesse de l'Aube, où sous le masque de l'écrivain reconnu
et fêté, perceront encore toutes les tendresses et les blessures
du jeune homme d'autrefois. Pourtant on y chercherait en vain
les détails rigoureux d'une biographie. C'est l'atmosphère de
Nice, avec ses tentations et ses misères, qui est décrite. C'est
surtout l'amour d'une mère et d'un fils, amour possessif et
exigeant, qui est au centre de cette histoire, tracée par une
plume très pudique. Au coeur de ce récit, la figure excessive
de sa propre mère : mère chimérique, tyrannique, encombrante,
fantasque, possessive jusqu'au sacrifice de soi, vouant son
fils au succès les plus fous pour mettre au clou ses propres
déboires, rêvant Romain comme lui-même l'inventera plus tard.
Le récit est extravagant, comme ses personnages. Qui, sinon
une mère à l'imagination slave, pourrait croire en la vérité
d'un tel destin ? Que le fils émigré d'une théâtreuse russe
jouant sa vie comme son dernier rôle, abandonnée par son époux,
élevant seule son enfant, luttant contre la misère et les sarcasmes
sans jamais désespérer de cette terre promise qu'était la France
légendaire des droits de l'homme ; qu'un tel rejeton puisse
devenir compagnon de la Libération, consul général de France,
officier de la Légion d'honneur, il faut tout le génie de la
plume de Gary, sa puissance créatrice, pour y croire. Sur son
passé, Gary n'a pas menti. Il n'a rien inventé. Il a plutôt
travesti une vérité trop sordide, trop laide et qui l'a fait
souffrir. Il enjolive quand il raconte, il poudre, il farde,
il paillette sa vie. Moins mythomane que magicien dans sa manière
de tout enchanter, poétiquement.
A
propos de La promesse de l'aube Gary dira " Avec l'amour
maternel, la vie vous fait à l'aube une promesse qu'elle ne
tient jamais. On est obligé ensuite de manger froid jusqu'à
la fin de ses jours. Après cela, chaque fois qu'une femme vous
prend dans ses bras et vous serre sur son coeur, ce ne sont
plus que des condoléances. On revient toujours gueuler sur la
tombe de sa mère comme un chien abandonné […] Vous êtes passé
à la source très tôt et vous avez tout bu. Lorsque la soif vous
reprend, vous avez beau vous jeter de tous côtés, il n'y a plus
de puits, il n'y a que des mirages […] Je ne dis pas qu'il faille
empêcher les mères d'aimer leurs petits. Je dis simplement qu'il
vaut mieux que les mères aient encore quelqu'un d'autre à aimer.
Si
ma mère avait eu un amant, je n'aurais pas passé ma vie à mourir
de soif auprès de chaque fontaine ". Tout est dit. Rien n'est
épuisé.
Après
des études à la faculté de droit d'Aix-en-Provence et à la faculté
de droit de Paris, Gary apprend le métier d'aviateur. Plus tard
il rejoint la France Libre et est incorporé dans les forces
aériennes françaises libres. En 1944 il publie à Londres son
premier roman qui deviendra en français " l'Éducation
européenne ". La même année il épouse Lesley Blanch. Petite,
menue, blonde, elle évoque une poupée en biscuit, anglaise précisément,
fragile et précieuse. Elle a trente-sept ans (soit sept années
de plus que lui) et une carrière de journaliste d'excellente
renommée. Rédactrice à Vogue, elle s'occupe en particulier du
cinéma et du théâtre, milieu où elle est connue, appréciée,
parfois redoutée. Entre eux, l'humour sera, avec la complicité
littéraire, le meilleur ciment.
Nommé
Secrétaire d'ambassade à Sofia (Bulgarie), puis premier secrétaire
d'ambassade à Berne (Suisse), Chargé d'Affaires à La Paz (Bolivie),
Consul Général de France à Los Angeles, Gary poursuit une carrière
fulgurante.
En
1956, alors qu'il se trouve en Bolivie, il apprend qu'on lui
a décerné le prix Goncourt pour " Les racines du ciel ".
Rentré à Paris, la diplomatie, la politique, la littérature,
le Tout-Paris honorent Romain Gary. Gary soigne sa publicité,
cultive sa différence, sa moustache à la Clark Gable, son allure
hautaine et sa voix charmeuse. Il joue les stars, posant pour
Paris Match au zoo du bois de Vincennes, où il offre des quignons
de pains à ses amis éléphants, ou s'affichant dans les rues
de Paris avec un bonne de coton bolivien, orange et vert, qu'il
a acheté au marché de La Paz. Sa légende s'étoffe. Théâtral,
cabotin, résolument mystificateur, Gary sait d'expérience que
le succès passe par la comédie. A sa parution " Les racines
du ciel " " divise la critique, et pose la question du style
: Gary est-il ou n'est-il pas " un bon écrivain " ? Les avis
sont partagés. Gary connaît ses faiblesses mais ne laisse pas
toujours à son éditeur le temps de " peigner " ses livres. Dès
qu'il l'a achevé, il faut que son roman paraisse, de toute urgence,
même un peu en désordre, et dans sa brutalité. Une deuxième
édition des Racines, après le Goncourt, éliminera les plus grosses
erreurs.
En
1957 à Los Angeles il participe à la vie hollywoodienne. C'est
là qu'il rencontre Jean Seberg. Elle a vingt et un an. Lui,
quarante-cinq. Elle est blonde, pâle et claire, près de ce Consul
de France qui ressemble à un mexicain. Elle est célèbre. Encore
plus que lui. Elle a donné son visage à la " Jeanne d'Arc "
d'Otto Preminger. Elle a joué Cécile, dans " Bonjour tristesse
", d'après Sagan, et elle vient d'achever le tournage d' "A
bout de souffle " au côté de Jean-Paul Belmondo, sous la
direction de Godard. Sa coiffure taillée à la serpe, à ras,
elle n'en paraît que plus féminine, plus fragile, sous ses quelques
mèches très douces, qui accentuent en elle la pureté des traits,
la perfection du contour. D'une beauté qui se moque des fards,
cette très jeune femme attire Romain au premier coup d'oeil.
Elle correspond si bien à l'idéal féminin de ses romans, qu'il
a l'impression de tomber amoureux de l'une de ses créations,
et de voir son rêve prendre corps. Entre un mariage de raison
et des amours de quelques nuits, il rencontre enfin une femme
issue de son propre rêve, tombée de son propre ciel.
Entre
Gary et Seberg, il y a ce soir-là quelques images de légende
: une héroïne de Preminger face à un Consul de France, une star
rive gauche adorée par Godard, par Truffaut, face à un écrivain
Goncourt, une Américaine du Middle-West parisianisée face à
un Français un peu trop russe, un peu trop gaulliste, un peu
trop Juif. Il y a toute la magie d'une première rencontre et
d'un coup de foudre amoureux.
Au
printemps ils s'installent 108, rue du Bac dans un vaste appartement
de huit pièces. Lorsque Lesley apprendra que Jean est enceinte
elle accordera à Gary le divorce, après 17 ans de vie commune.
En
1961 il délaisse sa carrière diplomatique et déclarera " C'étaient
mes dernières jeunes années, et je n'allais pas sacrifier ma
nature, mon amour de la vie, à l'ambition, au souci d'arriver
". Il choisit l'amour et la voie du scandale, désespérant Lesley
qui le supplie de garder la face. Il va préférer Jean et une
nouvelle bohème. Sa rencontre avec elle coïncide avec un changement
profond de sa personnalité, à une nouvelle étape de sa vie.
Elle
est luthérienne, marquée dans l'enfance par les principes d'une
religion qui est l'une des plus austères du monde et qui, même
transportée en Amérique, continue d'exalter toutes les valeurs
du puritanisme. Tendre, d'une sensibilité exceptionnelle, que
la vie n'a pas polie, Jean éprouve d'instinct pour tout ce qui
souffre une pitié que rien ni personne ne sait apaiser. Devant
l'injustice et la souffrance, bouleversée au plus profond de
l'être, elle part en croisade. Elle recueille les chiens, les
chats, ouvre sa maison aux hippies, aux clochards, aux vagabonds.
En 1968 elle s'engage corps et âme dans la lutte antiraciste.
Gary reconnaît l'innocence, la pureté de Jean, mais taxe sévèrement
d'idéalisme naïf son engagement qui la dépasse. Il refuse de
partager la culpabilité des Blancs face aux Noirs. Il préfère
se tenir à l'écart d'une guerre qui ne le concerne pas.
Le
portrait qu'en trace Gary est plein d'indulgence, de désespoir
contenu. " Il est difficile d'aimer une femme que l'on ne peut
ni aider, ni changer, ni quitter. " " Je n'en peux plus, dit-il.
Dix-sept millions de Noirs américains à la maison, c'est trop,
même pour un écrivain professionnel…… " habitué à capitaliser
la souffrance des autres dans des best-sellers. " J'ai déjà
fait de la littérature avec la guerre, avec l'occupation, avec
ma mère, avec la liberté de l'Afrique, avec la bombe, je refuse
absolument de faire de la littérature avec les Noirs américains
". Il a l'intime conviction " que la plupart de ce que nous
appelons des problèmes idéologiques sont essentiellement psychiatriques
". Il ne pressent que trop combien le militantisme blanc, particulièrement
celui des protestants américains, s'enracine dans l'angoisse
d'un inexorable sentiment de culpabilité, et tend en fait à
l'autodestruction. Jean brûle d'une flamme qui vise à monter
au bûcher.
En septembre 1968 ils se séparent, puis divorcent, tout en demeurant
unis, vivant dans le même appartement coupé en deux. Diego leur
fils vit avec son père. Elle les rejoint pour Noël.
En 1970, Jean, qui est toujours officiellement Mme Gary, se
retrouve enceinte. Romain décide d'assumer la paternité de l'enfant.
Ils se réconcilient. Un article du Newsweek affirme que le bébé
n'est pas de Gary mais d'un activiste noir. Le 23 août Jean
est transportée à l'hôpital de Genève et accouche prématurément
d'une petite fille, Nina, qui meurt deux jours plus tard.
En
1974 Gary a la soixantaine. Il a toujours belle allure. Une
vie bien remplie. C'est le moment qu'il choisit pour ruiner
- à ses propres yeux - sa respectabilité en publiant sous un
pseudonyme, et cela à l'insu même de son éditeur, Gros-Câlin
puis la Vie devant soi. Sans peut-être sans douter,
Gary vient d'entrer dans la plus fantastique épreuve qu'il ait
jamais connue de sa vie d'aventures.
L'aventure
Ajar est absolument sans précédent dans l'histoire de la littérature,
même conçue à l'échelon de la planète. Aventure folle et tragique
dans laquelle, aux antipodes du canular, les années Ajar marquent
à la fois l'apothéose du génie fabulateur de Gary et la cassure
essentielle dans laquelle il faut chercher un des mobiles de
son suicide.
Dans
sa vie, dans son oeuvre, dans son apparence physique même, Gary
n'a cessé de changer, de superposer les visages, les noms, les
identités, finissant par écrire sa vie comme l'une des pièces
de son oeuvre." L'habitude de n'être que soi-même finit par
nous priver totalement du reste du monde, de tous les autres
; " je ", c'est la fin des possibilités… ". Il dit aussi " J'éprouve
parfois le besoin de changer d'identité, de me séparer un peu
de moi-même, l'espace d'un livre ". Avec Ajar, Gary se donne
un masque avec un faux nom, jeu littéraire qui est en l'occurrence
moins un camouflage qu'une réincarnation. Car il y a dans cette
signature d'Ajar aussi neuve que l'était Gary aux premiers temps
d'Éducation européenne, la tentation d'un nouveau
départ, comme une nouvelle jeunesse, d'un recommencement. L'oeuvre
lui ressemble. On y retrouve, sans trop de difficulté, sa vision
à la fois pessimiste et ironique du monde, son idéalisme et
son cynisme. Ajar sera du côté de la farce, mais de la farce
triste, à la manière des Âmes mortes de Gogol.
L'oeuvre pourtant innove dans le style, quelque part entre Vian
et Queneau : jeux de mots, entorses à la syntaxe, à la grammaire
et au vocabulaire, mutilations et gags du langage.
Gary
est devenu un gêneur. D'abord par son allure honorable - Croix
de la Libération, Légion d'honneur, gaulliste, Consul de France,
prix Goncourt - puis par ses gros tirages depuis trente ans
; on n'attend plus rien de neuf d'un mandarin des Lettres, même
s'il s'habille tantôt comme un loubard, tantôt comme un clochard.
Gary se met à chercher un pseudonyme pour incarner l'anarchiste
qu'il est lui-même et que sont seuls à connaître ses vrais lecteurs.
Triste à cause de la critique qui boude ses oeuvres en ne leur
accordant plus qu'un coup d'oeil blasé et las, comme si chacun
de ses nouveaux livres était un pensum, il décide alors de tenter
le diable et de masquer sa plume. Il s'appellera Ajar pour voir.
Voir si, en trompant son monde, il rencontrera un accueil ou
plus désastreux ou plus enthousiaste, mais au moins un véritable
accueil, au lieu de la marée tiède des habituels commentaires.
Ce pseudonyme qui le réincarne dans une nouvelle peau lui redonne
en même temps une virginité, la toute fraîcheur d'un débutant.
Mais
il lui faut aussi exhiber sa marionnette et la manipuler sur
la scène d'une comédie fantastique. Émile Ajar ce sera
quelqu'un de la famille : un petit cousin, Paul Pavlowitch,
dont la véritable identité restera tout d'abord secrète. Celui-ci
aime profondément Romain Gary. Il a lu tous ses livres, retenu
toutes ses histoires et tous ses personnages, c'est un amateur
de littérature. Le rôle de Ajar lui sied, c'est une deuxième
peau. Au point que lui-même un jour ne saura plus s'y reconnaître.
Gary s'amuse. La marionnette qu'il a choisie pour interpréter
Ajar, révèle un talent authentique de comédien, il mime admirablement
un écrivain génial, il a le sens de la phrase et de la repartie,
il sait cultiver son propre mystère. Avec le prix Goncourt le
canular Ajar s'officialise. Aucun écrivain ne pouvant en principe
recevoir deux fois ce même prix, Gary fait écrire à Paul une
lettre pour le refuser.
Mais
Hervé Bazin, président de l'Académie lui répondra " L'Académie
vote pour un livre, non pour un candidat. Le prix Goncourt ne
peut ni s'accepter ni se refuser, pas plus que la naissance
ou la mort. M. Ajar reste couronné. ".
Ce
prix aurait pu donner à Gary l'occasion de révéler sa paternité
de l'oeuvre. Or il continue le jeu. Il laisse galoper son ombre,
peut-être par refus d'un scandale qu'il n'a pas envie d'affronter,
plus sûrement par esprit de curiosité, esprit diabolique, qui
veut chercher à voir jusqu'où on peut aller trop loin….
La
supercherie s'enracine dans le jeu du mensonge, ou plutôt des
faux-semblants. Désormais aux yeux de la presse et de l'édition,
Romain Gary se double d'un " neveu " plus génial, plus brillant
que lui-même. Ajar c'est l'art, moderne et révolté, gueulant,
casseur. Tandis que Gary glisse du côté des vieilles barbes….
La vie devant soi est un triomphe. Au-delà de cette limite
votre ticket n'est plus valable, paru la même année est
lu dans l'ensemble avec ce même dédain, cette même pitié moqueuse
qu'on accorde dans les salons aux don Juan en déclin. Il semble
conter la tristesse d'un vieil homme impuissant, tandis que
la Vie devant soi apparaît avec éclat comme le chef-d'oeuvre
d'un écrivain effervescent, maître de ses dons, ou comme dit
Gary, maître de sa Puissance.
Lorsque Gary publie Clair de femme, l'année suivante,
des mauvaises langues disent qu'il cherche à plagier Émile
Ajar, à copier son neveu, et se plaisent à y relever des " ajarismes
" flagrants, preuves tout à la fois de son épuisement, et de
la supériorité du neveu sur l'oncle finissant. L'étoile d'Ajar
brille plus fort que celle de Gary.
Tandis
qu'il fait parader Paul sur la scène publique, lui s'enferme
avec la volonté de revivre par procuration et de créer une histoire
à leur mesure pour dérouter les derniers poursuivants. Leurs
identités vont se perdre, s'embrouiller, glisser de l'une à
l'autre. Période intense d'écriture et de gestion d'oeuvre,
les années Ajar marquent pour Gary une puissante activité créatrice,
qui paraît sous une double signature mais est en fait le produit
d'un seul écrivain. C'est une période passionnée et sombre,
dont le vrai déroulement se joue en coulisses, avec des masques,
et qui ne laisse voir sur scène qu'une partie de son théâtre
secret.
Le
8 septembre 1979 : découverte du corps de Jean coincé sous une
couverture contre le siège arrière de sa voiture. Elle avait
disparu depuis dix jours. A côté un tube de barbituriques. L'autopsie
révélera un taux extrêmement élevé d'alcoolémie. Elle avait
quarante et un an. Le 10, en présence de son fils Diego, Gary
tient une conférence de presse chez Gallimard. Il domine mal
son émotion. Preuves à l'appui il accuse le F.B.I. d'avoir délibérément
cherché par ses calomnies à détruire Jean, en 1970, et de l'avoir
rendue folle. Il évoque la mort de ce bébé " dont elle avait
tenu qu'il fût enterré dans un cercueil de verre afin de bien
prouver qu'il était blanc. C'est depuis cet événement qu'elle
est allée de clinique psychiatrique en clinique psychiatrique,
de tentative de suicide, en tentative de suicide ".
Son vingt-neuvième livre, L'Angoisse du roi Salomon,
tout inspiré par l'âge et par la solitude, et bercé d'un reste
d'espoir, marque sa longue marche. Gary est vieux, Gary est
seul. En dépit de son fils, en dépit de Leïla. Leïla Chellabi
est une jeune femme de quarante ans, longue et légère comme
une danseuse, brune, avec des cheveux bouclés, coupés courts,
et un profil de princesse crétoise. En fait de père d'origine
turque et de mère bordelaise, elle vit près de lui depuis déjà
un an. C'est une femme calme, silencieuse, que Romain compare
à un chat, indépendante, pourtant tout à fait capable de passions.
Elle est divorcée, elle a un fils. Rue du Bac, elle apporte
un nouvel ordre féminin, organisant les repas, offrant toujours
une présence paisible et rassurante dans un climat d'inquiétude
propre à Romain Gary, que les anciennes terreurs de Jean et
tout le cirque d'Ajar n'ont fait qu'alourdir ces dernières années.
Mais
secrètement, rue du bac, la farce aura vite tourné au cauchemar.
Pavlowitch n'est plus le jouet, la marionnette sage ; tout se
passe comme si le " chargé de comédie " voulait jouer au maître
chanteur, par exemple en réclamant une augmentation des tarifs
de sa commission. Les rapports entre oncle et neveu s'en aigrissent.
A la fin du printemps le fisc se manifeste et ajoutera encore
d'angoisse aux tourments quotidiens de Romain Gary, qui en vient
même à se sentir pris au piège de ses propres manoeuvres, tant
il se retrouve traqué à la fois par la vieillesse, par Ajar,
et même par le succès.
Dans
son livre Europa, il écrit " Je ne crois pas qu'il y
ait une éthique digne de l'homme qui soit autre chose qu'une
esthétique assumée dans la vie jusqu'au sacrifice de la vie
elle-même ". Précisément comme son personnage, Gary va choisir
sa mort. Elle sera son dernier numéro d'artiste.
Le mardi 2 décembre 1980, en fin d'après-midi, après avoir cessé
d'écrire depuis plusieurs mois et être devenu l'ombre de lui-même,
Romain Gary introduisit dans sa bouche le canon d'un revolver
et appuya sur la détente. Cinq semaines avant sa mort il avait
confié au Matin : " Je ne suis pas méconnu. Je suis inconnu
". Et cependant Gary ne s'est pas tué sous un coup de cafard.
Son suicide semble avoir été longuement prémédité. Comme un
suicide de raison et de lucidité folle quand on a fait le tour
de tout et qu'on n'en peut plus d'exister. Son message destiné
à la presse semblait marquer d'un point final toutes ces interrogations,
sans vraiment les éclairer.
C'est
peut-être Clair de femme qu'il faudrait interroger. "
Il y a dans ce roman la dérision et le nihilisme qui guettent
notre foi humaine et nos certitudes sous le regard amusé de
la mort, écrivait Gary. Les dieux païens nous guettent installés
sur l'Olympe de nos tripes. Notre vie n'est peut-être que le
divertissement de quelqu'un ". " Tout se passe comme si la vie
était un music-hall, un cirque où un suprême senôr Galba [pitoyable
pitre alcoolique, dresseur et montreur de chiens]…s'amuserait
à nos dépens ". Dans Pseudo il écrit " Cette nuit-là,
j'ai eu de nouvelles hallucinations ; je voyais la réalité,
qui est le plus puissant des hallucinogènes. C'était intolérable.
J'ai un copain à la clinique qui a de la veine, qui voit des
serpents, des rats, des larves, des trucs sympa, quand il hallucine.
Moi je vois la réalité ".
Six
mois après son suicide, dans un ultime opuscule posthume, Gary
" tuait " Émile Ajar et renaissait de ses cendres. "
Je me suis bien amusé. Au revoir et merci. ".
Bibliographie " Romain Gary/Émile Ajar " de Jean-Marie
CATONNE' - Éditions" Les dossiers Belfond ". "Romain
Gary " de Dominique BONA - Éditions Mercure de France.
"
La vie devant soi " Émile Ajar Résumé
C'est
à Belleville, au sixième sans ascenseur, chez madame Rosa, une
vieille Juive qui a connu Auschwitz, et qui autrefois, il y
a bien longtemps, " se défendait " rue Blondel. Elle a ouvert
" une pension sans famille pour les gosses qui sont nés de travers
", autrement dit un crèche clandestin où les dames " qui se
défendent " abandonnent plus ou moins leurs rejetons de toutes
les couleurs. Momo, dix ans ou alentour, raconte sa vie chez
Madame Rosa et son amour pour la seule maman qui lui reste,
cette ancienne respectueuse, grosse, virile, laide, sans cheveux,
et qu'il aime de tout son coeur - presque autant que son " parapluie
Arthur ", une poupée qu'il s'est fabriquée avec un vieux parapluie
; il n'a pas de père et chez Madame Rosa, les autres gosses
s'appellent Moïse ou Banania. Lorsque Madame Rosa meurt, il
lui peint le visage au Ripolin, l'arrose des parfums qu'il a
volés et se couche près d'elle pour mourir aussi.
Gary
disait " Il me serait très pénible si on me demandait avec sommation
d'employer des mots qui ont déjà beaucoup couru, dans le sens
courant, sans trouver de sortie ". Dans La Vie devant soi Gary/Ajar
invente un style neuf, dans le genre parlé, familier, mais sans
argot, qui éclate en formules cocasses, incongrues, lapidaires.
Des phrases distordues sciemment pour l'effet du rire. C'est
pourquoi j'ai choisi de résumer ce roman avec les phrases d'Ajar
lui-même. Cela m'a semblé devoir mieux rendre toute la sensibilité,
l'émotion que le livre suscite.
"
Je m'appelle Mohammed mais tout le monde m'appelle Momo pour
faire plus petit. Pendant longtemps je n'ai pas su que j'étais
arabe parce que personne ne m'insultait. On me l'a seulement
appris à l'école.
La
première chose que je peux vous dire c'est qu'on habitait au
sixième à pied et que pour Madame Rosa, avec tous ces kilos
qu'elle portait sur elle et seulement deux jambes, c'était une
vraie source de vie quotidienne, avec tous les soucis et les
peines. Elle nous le rappelait chaque fois qu'elle ne se plaignait
pas d'autre part, car elle était également juive. Sa santé n'était
pas bonne non plus et je peux vous dire aussi dès le début que
c'était une femme qui aurait mérité un ascenseur.
Madame
Rosa était née en Pologne comme Juive mais elle s'était défendue
au Maroc et en Algérie pendant plusieurs années et elle savait
l'arabe comme vous et moi. Je devais avoir trois ans quand j'ai
vu Madame Rosa pour la première fois. Au début je ne savais
pas que Madame Rosa s'occupait de moi seulement pour toucher
un mandat à la fin du mois. Quand je l'ai appris, ça m'a fait
un coup de savoir que j'étais payé. Je croyais que Madame Rosa
m'aimait pour rien et qu'on était quelqu'un l'un pour l'autre.
J'en ai pleuré toute une nuit et c'était mon premier grand chagrin.
Au
début je ne savais pas que je n'avais pas de mère et je ne savais
même pas qu'il en fallait une. Madame Rosa évitait de m'en parler
pour ne pas me donner des idées. On était tantôt six ou sept
tantôt même plus là-dedans. Il y avait chez nous pas mal de
mères qui venaient une ou deux fois par semaine mais c'était
toujours pour les autres.
Nous
étions presque tous des enfants de putes chez madame Rosa, et
quand elles partaient plusieurs mois en province pour se défendre
là-bas, elles venaient voir leur môme avant et après. Il me
semblait que tout le monde avait une mère sauf moi. J'ai commencé
à avoir des crampes d'estomac et des convulsions pour la faire
venir.
Une
nuit j'ai entendu que Madame Rosa gueulait dans son rêve, ça
m'a réveillé et j'ai vu qu'elle se levait. Elle avait la tête
qui tremblait et des yeux comme si elle voyait quelque chose.
Puis elle est sortie du lit, elle a mis son peignoir et une
clé qui était cachée sous l'armoire. Elle est allée dans l'escalier
et elle l'a descendu. Je l'ai suivie. Je ne savais pas du tout
ce qui se passait, encore moins que d'habitude, et ça fait toujours
encore plus peur. J'avais les genoux qui tremblaient et c'était
terrible de voir cette Juive qui descendait les étages avec
des ruses de Sioux comme si c'était plein d'ennemis et encore
pire. Quand madame Rosa a pris l'escalier de la cave, j'ai cru
vraiment qu'elle était devenue macaque et j'ai voulu courir
réveiller le docteur Katz. Mais j'ai continué de la suivre.
La cave était divisée en plusieurs et une des portes était ouverte.
J'ai regardé. Il y avait au milieu un fauteuil rouge complètement
enfoncé, crasseux et boiteux, et Madame Rosa était assise dedans.
Les murs, c'était que des pierres qui sortaient comme des dents
et ils avaient l'air de se marrer.
Sur
une commode, il y avait un chandelier avec des branches juives
et une bougie qui brûlait. Il y avait à ma grande surprise un
lit dans un état bon à jeter, mais avec matelas, couvertures
et oreillers. Il y avait aussi des sacs de pommes de terre,
un réchaud, des bidons et des boîtes à carton pleines de sardines.
Madame Rosa est restée un moment dans ce fauteuil miteux et
elle souriait avec plaisir. Elle avait pris un air malin et
même vainqueur. C'était comme si elle avait fait quelque chose
de très astucieux et de très fort. Puis elle s'est levée et
elle s'est mise à balayer. Je n'y comprenais rien, mais ça faisait
seulement une chose de plus. Quand elle est remontée, elle n'avait
plus peur et moi non plus, parce que c'est contagieux.
Madame
Rosa avait toujours peur d'être tuée dans son sommeil, comme
si ça pouvait l'empêcher de dormir. Les gens tiennent à la vie
plus qu'à n'importe quoi, c'est même marrant quand on pense
à toutes les belles choses qu'il y a dans le monde.
Madame
Rosa se bourrait parfois de tranquillisants et passait la soirée
à regarder droit devant elle avec un sourire heureux parce qu'elle
ne sentait rien. Jamais elle ne m'en a donné à moi. Quand on
devenait agités ou qu'on avait des mômes à la journée qui étaient
sérieusement perturbés, car ça existe, c'est elle qui se bourrait
de tranquillisants. Alors là, on pouvait gueuler ou se rentrer
dans le chou, ça ne lui arrivait pas à la cheville. C'est moi
qui étais obligé de faire régner l'ordre et ça me plaisait bien
parce que ça me faisait supérieur.
La
seule chose qui pouvait remuer un peu Madame Rosa quand elle
était tranquillisée c'était si on sonnait à la porte. Elle avait
une peur bleue des Allemands. Lorsqu'elle avait trop peur elle
dégringolait jusqu'à la cave comme la première fois. Une fois
je lui ai posé la question - Madame Rosa, qu'est-ce que c'est
ici ? Pourquoi vous y venez, des fois au milieu de la nuit ?
C'est quoi ? Elle a arrangé un peu ses lunettes et elle a souri.
- C'est ma résidence secondaire, Momo. C'est mon trou juif.
C'est là que je viens me cacher quand j'ai peur. - -Peur de
quoi Madame Rosa ? - - C'est pas nécessaire d'avoir des raisons
pour avoir peur Momo. Ca, j'ai jamais oublié, parce que c'est
la chose la plus vraie que j'aie jamais entendue.
Madame Rosa avait des ennuis de coeur et c'est moi qui faisait
le marché à cause de l'escalier. Chaque matin, j'étais heureux
de voir que Madame Rosa se réveillait car j'avais des terreurs
nocturnes, j'avais une peur bleue de me trouver sans elle. Je
devais aussi penser à mon avenir, qui vous arrive toujours sur
la gueule tôt ou tard, parce que si je restais seul, c'était
l'Assistance publique sans discuter.
Tout
ce que je savais c'est que j'avais sûrement un père et une mère,
parce que là-dessus la nature est intraitable. Lorsque les mandats
ont cessé d'arriver et qu'elle n'avait pas de raisons d'être
gentille avec moi j'ai eu très peur. Il faut dire qu'on était
dans une sale situation. Madame Rosa allait bientôt être atteinte
par la limite d'âge et elle le savait elle-même. Je pense que
pour vivre, il faut s'y prendre très jeune, parce qu'après on
perd toute sa valeur et personne ne vous fera de cadeaux.
Un
jour que je me promenais j'ai rencontré Nadine. Elle sentait
si bon que j'ai pensé à Madame Rosa, tellement c'était différent.
Elle m'a offert une glace à la vanille et m'a donné son adresse.
Elle m'a dit qu'elle avait des enfants et un mari, elle a été
très gentille.
Lorsque
je suis rentré j'ai bien vu que Madame Rosa s'était encore détériorée
pendant mon absence. Le docteur Katz est venu la voir et il
a dit qu'elle n'avait pas le cancer, mais que c'était la sénilité,
le gâtisme et qu'elle risquait de vivre comme un légume pendant
encore longtemps.
Heureusement, on avait des voisins pour nous aider. Madame Lola
qui habitait au quatrième se défendait au bois de Boulogne comme
travestite, et avant d'y aller elle venait toujours nous donner
un coup de main. Parfois elle nous refilait de l'argent et nous
faisait la popote goûtant la sauce avec des petits gestes et
des mines de plaisir. Je lui disais " Madame Lola vous êtes
comme rien et personne " et elle était contente. Il y avait
aussi Monsieur Waloumba qui est un noir du Cameroun qui était
venu en France pour la balayer. Un jour il est allé chercher
cinq copains et ils sont venus danser autour de Madame Rosa
pour chasser les mauvais esprits qui s'attaquent à certaines
personnes dès qu'ils ont un moment de libre.
Un
jour on a sonné à la porte, je suis allé ouvrir et il y avait
là un petit mec avec un long nez qui descendait et des yeux
comme on en voit partout mais encore plus effrayés. Madame Rosa
avait toute sa tête à elle ce jour là, et c'est ce qui nous
a sauvés. Le bonhomme nous a dit qu'il s'appelait Kadir Yoûssef,
qu'il était resté onze ans psychiatrique. Il nous a expliqué
comment il avait tué sa femme qu'il aimait à la folie parce
qu'il en était jaloux. On l'avait soigné et aujourd'hui il venait
chercher son fils Mohammed qu'il avait confié à Madame Rosa
il y avait de cela onze ans. Il se tourna vers moi et me regarda
avec une peur bleue, à cause des émotions que ça allait lui
causer. - C'est lui ? -Mais Madame Rosa avait toute sa tête
et même davantage. Elle s'est ventilée en silence et puis elle
s'est tournée vers Moïse. - -Moïse dis bonjour à ton papa. Monsieur
Yoûssef Kadir devint encore plus pâle que possible. - Madame,
je suis persécuté sans être juif. C'est fini, le monopole juif,
Madame. Il y a d'autres gens que les Juifs qui ont le droit
d'être persécutés aussi. Je veux mon fils Mohammed Kadir dans
l'état arabe dans lequel je vous l'ai confié contre reçu. Je
ne veux pas de fils juif sous aucun prétexte, j'ai assez d'ennuis
comme ça.
Madame
Rosa lui a expliqué qu'il y avait sans doute eu erreur. Elle
avait reçu ce jour-là deux garçons dont un dans un état musulman
et un autre dans un état juif….et qu'elle avait du se tromper
de religion. Elle lui a dit aussi que lorsqu'on laisse son fils
pendant onze ans sans le voir, il faut pas s'étonner qu'il devienne
juif et que s'il voulait son fils il fallait qu'il le prenne
dans l'état dans lequel il se trouvait. Moïse a fait un pas
vers Monsieur Youssef Kadir et celui-ci a dit une chose terrible
pour un homme qui ne savait pas qu'il avait raison. - Ce n'est
pas mon fils ! cria-t-il, en faisant un drame. Il s'est levé,
il a fait un pas vers la porte, il a placé une main à gauche
là ou on met le coeur et il est tombé par terre comme s'il n'avait
plus rien à dire.
Monsieur
Youssef Kadir était complètement mort, à cause du grand calme
qui s'empare sur leur visage des personnes qui n'ont plus à
se biler. Les frères Zaoum l'on transporté sur le palier du
quatrième devant la porte de Monsieur Charmette qui était français
garanti d'origine et qui pouvait se le permettre.
Moi
j'étais encore complètement renversé à l'idée que je venais
d'avoir d'un seul coup quatre ans de plus et je ne savais pas
quelle tête faire, je me suis même regardé dans la glace. Avec
Madame Rosa on a essayé de ne pas parler de ce qui venait d'arriver
pour ne pas faire des vagues. Je me suis assis à ses pieds et
je lui ai pris la main avec gratitude, après ce qu'elle avait
fait pour me garder. On était tout ce qu'on avait au monde et
c'était toujours ça de sauvé. Plus tard elle m'a avoué qu'elle
voulait me garder le plus longtemps possible alors elle m'avait
fait croire que j'avais quatre ans de moins.
Maintenant le docteur Katz essayait de convaincre Madame Rosa
pour qu'elle aille à l'hôpital. Moi, j'avais froid aux fesses
en écoutant le docteur Katz. Tout le monde savait dans le quartier
qu'il n'était pas possible de se faire avorter à l'hôpital même
quand on était à la torture et qu'ils étaient capables de vous
faire vivre de force, tant que vous étiez encore de la barbaque
et qu'on pouvait planter une aiguille dedans. La médecine doit
avoir le dernier mot et lutter jusqu'au bout pour empêcher que
la volonté de Dieu soit faite. Madame Rosa est la seule chose
au monde que j'aie aimée ici et je ne vais pas la laisser devenir
champion du monde des légumes pour faire plaisir à la médecine.
Alors
j'ai inventé que sa famille venait la chercher pour l'emmener
en Israël. Le soir j'ai aidé Madame Rosa à descendre à la cave
pour aller mourir dans son trou juif. J'avais jamais compris
pourquoi elle l'avait aménagé et pourquoi elle y descendait
de temps en temps, s'asseyait, regardait autour d'elle et respirait.
Maintenant je comprenais.
J'ai
mis le matelas à côté d'elle, pour la compagnie mais j'ai pas
pu fermer l'œil parce que j'avais peur des rats qui ont une
réputation dans les caves, mais il n'y en avait pas. Quand je
me suis réveillé Madame Rosa avait les yeux ouverts mais lorsque
je lui ai mis le portrait de Monsieur Hitler devant, ça ne l'a
pas intéressée. C'était un miracle qu'on a pu descendre dans
son état.
Je
suis resté ainsi trois semaines à côté du cadavre de Madame
Rosa. Quand ils ont enfoncé la porte pour voir d'où ça venait
et qu'ils m'ont vu couché à côté, ils se sont mis à gueuler
au secours quelle horreur mais ils n'avaient pas pensé à gueuler
avant parce que la vie n'a pas d'odeur. Ils m'ont transporté
à l'ambulance où ils ont trouvé dans ma poche le papier avec
le nom et l'adresse de Nadine. Ils ont cru qu'elle était quelque
chose pour moi. C'est comme ça qu'elle est arrivée et qu'elle
m'a pris chez elle à la campagne sans aucune obligation de ma
part. Je veux bien rester chez elle un bout de temps puisque
ses mômes me le demandent. Le docteur Ramon, son mari est même
allé chercher mon parapluie Arthur, je me faisais du mauvais
sang car personne n'en voudrait à cause de sa valeur sentimentale,
il faut aimer.
Analyse
Les
deux premières pages de la Vie devant soi sont très fortes,
essentielles. Tout Émile Ajar est là, dès les premières
lignes, comme le parfum d'une oeuvre où l'homme, dépouillé de
ses artifices, se trouve d'emblée confronté à son irrémédiable
condition. C'est un véritable morceau d'anthologie où la substance
se dégage des mots.
Le
succès de La vie devant soi fut impressionnant. Plus
d'un million d'exemplaires vendus, qui en font, sur le plan
commercial l'équivalent des Grands Goncourt. Mais sans parler
de l'effet promotionnel né du refus du prix, il repose un peu
sur un malentendu. De nombreux lecteurs sans malice, solidaires
de toute enfance malheureuse, virent dans le lien filial unissant
cette vieille pute hors d'usage et ce petit Chose de la Goutte-d'Or,
lui-même fils de pute abandonné, une énième suite aux Allumettes
suédoises de Robert Sabatier, version judéo-arabe. En Momo un
public trop sensible, épris de stéréotypes sentimentaux, crut
tenir, en plus cru, en plus désespéré, mais dans la même veine
populiste et misérabiliste, son David Copperfield. On s'apitoya
sur la détresse de ces déshérités, sur l'optimisme forcené de
ce petit Poucet des bas-fonds, immigré de surcroît.
C'est
méconnaître La Vie devant soi, au titre trompeur, que
d'y voir une peinture de l'enfance déchirée, là où se joue l'universelle
tragédie de la mort.
Si
Momo est ce narrateur essentiel qui donne son ton au récit,
madame Rosa en est l'épicentre. C'est autour d'elle, de ses
hantises, de son inexorable détresse qu'est construite toute
l'œuvre. C'est d'elle que naît l'émotion. Autour de toute cette
vie qu'elle a derrière soi et de la mort qui est devant elle.
Momo
est beaucoup plus qu'un témoin pour qui la mort ne serait qu'un
spectacle, un accident incompréhensible, proprement impensable.
Ici la mort surgit au coeur de l'enfance, de l'existence même.
Momo fait l'expérience de la vie à travers le délabrement de
madame Rosa. Son agonie à elle se vit en lui. La fin surgit
dès le début.
Émile
Ajar c'est Gary expulsant son angoisse de vieillir, une perspective
qui le rend malade et pas seulement au sens figuré. Entre madame
Rosa qui meurt et Momo qui la voit mourir, Gary ne se retrouve
pas nécessairement du côté du narrateur. La jeunesse de Momo
est confrontée à l'angoisse d'une vieillesse désespérée ou presque.
Chaque fois la mort ou le vieillissement qui la préfigure, ses
souffrances, ses humiliations constituent la matière du roman.
Comment se survivre quand on a pour toujours la nature contre
soi ? Thème suffisamment essentiel pour déterminer les deux
oeuvres majeures d'Émile Ajar. " page 148 il écrit "
Ce monsieur Charmette avait un visage déjà ombragé, surtout
autour des yeux qui sont les premiers à se creuser et vivent
seuls dans leur arrondissement avec une expression de pourquoi,
de quel droit, qu'est-ce qui m'arrive. Je mes souviens très
bien de lui, je me souviens comment il était assis tout droit
en face de Madame Rosa, avec son dos qu'il ne pouvait plus plier
à cause des lois du rhumatisme qui augmente avec l'âge, surtout
lorsque les nuits sont fraîches, ce qui est souvent le cas hors
saison. " [……] Ils avaient peur, tous les deux, car ce n'est
pas vrai que la nature fait bien les choses. La nature, elle
fait n'importe quoi à n'importe qui et elle ne sait même pas
ce qu'elle fait, quelquefois ce sont des fleurs et des oiseaux
et quelquefois, c'est une vieille juive au sixième étage qui
ne peut plus descendre. ". [….] " Je ne suis pas tellement chaud
pour les lois de la nature.
Page
158 il y a aussi une description du temps qui est très pertinente
" Je suis resté un bon moment avec lui en laissant passer le
temps, celui qui va lentement et qui n'est pas français. Monsieur
Hamil m'avait souvent dit que le temps vient lentement du désert
avec ses caravanes de chameaux et qu'il n'était pas pressé car
il transportait l'éternité. Mais c'est toujours plus joli quand
on le raconte que lorsqu'on le regarde sur le visage d'une vieille
personne qui se fait voler chaque jour un peu plus et si vous
voulez mon avis, le temps, c'est du côté des voleurs qu'il faut
le chercher ".
L'angoisse
de madame Rosa est de mourir dans les conditions auxquelles
elle a échappé à Auschwitz, d'être obligée de vivre de force,
à l'hôpital, transformée en légume, comme ce comateux prolongé
17 ans par les progrès de la médecine, ce qui constitue jusqu'à
présent un record du monde de longévité végétative. Il est un
âge où l'on perd l'esprit de compétition. Elle qui a connu les
camps d'extermination craint que la mort ne soit plus mal administrée
par les bourreaux en blouse blanche que par les brutes casquées
qui ne respectaient aucune loi.
Les médecins ont le droit pour eux et, pour les victimes, c'est
vraiment sans espoir. " Ils vont me faire subir des sévices
pour m'empêcher de mourir [….]. Ils vous en font baver jusqu'au
bout et ils ne veulent pas vous donner le droit de mourir, parce
que ça fait des privilégiés. ". Elle a donné son corps aux clients
toute sa vie, ça suffit. Elle ne veut pas donner ce qu'il en
reste à la recherche médicale. Les lois humaines sont pires
que celles de la nature. " Ils ont des lois pour ça. C'est des
vraies lois de Nuremberg. ".
Ce
n'est pas tant la mort qui lui fait horreur que les conditions
dégradantes de survie qui l'accompagnent. Cette forme de vie
en forme de légume symbolise toute la vie, ce prolongement d'Auschwitz
quand on a eu le malheur d'en revenir. Madame Rosa a la mort
en elle, peut-être depuis sa naissance et c'est ce qui explique
qu'elle est juive. D'ailleurs tous ses malheurs viennent de
là car " si elle n'avait pas été juive, elle n'aurait pas eu
le dixième des emmerdements qu'elle avait eus ".
Malgré l'actualité de l'œuvre enracinée dans un quart monde
immigré, le roman n'a pas de vérité sociale ni documentaire.
Gary a juste passé quelques heures à la Goutte-d'Or pour vérifier
son intuition d'un monde qui n'était plus le sien et lui était
devenu étranger, depuis sa venue en France. Ajar n'est pas Zola.
La société n'est pas mise en accusation, malgré ses tares. C'est
la vie qui est une chiennerie, le mal social n'en est que l'illustration.
Pas question d'en faire un récit engagé. Malgré ses allures
gauchistes Ajar est nettement moins " politique " que Gary.
La vie devant soi traduit une vérité intérieure, une philosophie
de l'existence pas seulement propre aux apatrides : " On est
jamais chez soi sur terre ". La société est là uniquement comme
décor.
Mais
cette chiennerie de la vie n'est jamais vécue de façon désespérée
ou haineuse. Il faut seulement faire avec, quand on peut. L'humour
involontaire et l'infinie tendresse de Momo à l'égard des hommes
nous font échapper à la noirceur.
Son
regard vaut tous les maux de la mort et justifie l'optimisme
du titre. Madame Rosa n'est jamais seule. Ni Momo. Il y a toujours
quelqu'un, quelque chose, fût-ce un parapluie, des rêves……..Personne
ne peut vivre sans amour. Elle, elle a cet ultime témoin qui
l'empêche de s'abandonner, cet enfant, qui ne peut renoncer
à aimer et s'invente des raisons d'aimer.
La
vieillesse et la mort son aperçues, vécues par un narrateur
fondamentalement optimiste qui met des couleurs roses sur les
joues des agonisants et n'a pas encore peur du néant. C'est
toute l'originalité de Ajar : le vieillissement de Gary, ses
angoisses, sa solitude, son refus de la dégradation sont décrits
à travers le regard d'un autre. Un enfant.
Momo qui ignore son âge, n'a qu'une certitude, c'est qu'il "
avait sûrement un père et une mère, parce que là-dessus la nature
est intraitable ". Il est " de père inconnu garanti sur facture,
à cause de la loi des grands nombres ". C'est tout. Il n'est
pas question d'en conclure qu'avec madame Rosa Gary dévoile
la vérité sur sa propre mère : pas de papa, tous les papas possibles.
Le peu que l'on sache de madame Kacew exclut cette hypothèse
tout à fait insensée. Mais avec madame Rosa, ou la jeune paumée
qui a abandonné Momo, Gary expulse certainement un fantasme
d'enfance, un horrible soupçon proprement impensable que n'ont
sans doute pas manqué de lui suggérer ses camarades de classe
ou de jeu, toujours prompts à suspecter un fils sans père, bâtard
venu de l'Est, pauvre et juif à la fois.
Pour
ceux qui recherchent des points de rencontre entre Gary et Ajar
La Promesse de l'Aube préfigure La vie devant soi
qui en est comme le remake ajarien. Pas seulement dans les thèmes
(la vieillesse d'une mère tutélaire revécue par un enfant) et
les situations (on retrouve jusqu'à cet escalier symbolique
monté et descendu vingt fois par jour et dans lequel madame
Kacew mère -- comme madame Rosa - laissera ce qui lui reste
de jambes et de santé), mais également dans le ton et l'inspiration
ancrés dans l'intime conviction que, malgré tous ses malheurs,
" l'homme est quelque chose qui ne peut pas être ridiculisé
". Tout comme La vie devant soi elle est une histoire d'amour,
belle, tragique comme tout amour humain, et qui prouve, n'en
déplaise aux comptables de l'émotion, qu'avec de grands sentiments,
s'ils ne tuent pas l'humour, on peut parler de ce lien charnel
sans que ça tourne nécessairement à l'odieux ou au ridicule.
La
vérité est qu'on trouve du Ajar dans toute l'œuvre de Gary.
Même si on ne pouvait s'en apercevoir qu'après coup, Ajar est
partout présent, avec son ironie introvertie, son parler décalé,
sa philosophie parodique, son humour, 'humour juif ", dit-il,
" un produit de première nécessité pour les angoissés ". Il
sait dire sans provocations inutiles ni excès affectifs la cruelle
lucidité de Gary et son refus de désespérer. Car il est toujours
plus désespéré que cynique, d'un pessimisme comique, presque
consolant. Son humour n'éteint pas l'espoir. Sa lucidité ne
se nourrit ni d'aigreurs, ni de rancoeurs, encore moins du mépris
des autres, mais d'un idéalisme totalement insensé d'une poignante
et tragique humanité.
A propos du bonheur Momo dit " Moi, l'héroïne je crache dessus.
Les mômes qui se piquent deviennent tous habitués au bonheur
et ça ne pardonne pas, vu que le bonheur est connu pour ses
états de manque. Pour se piquer, il faut vraiment chercher à
être heureux et il n'y a que les rois des cons qui on des idées
pareilles. […]Je ne tiens pas tellement à être heureux, je préfère
encore la vie. Le bonheur c'est une belle ordure et une peau
de vache et il faudrait lui apprendre à vivre. On est pas du
même bord lui et moi, et j'ai rien à en foutre. J'ai encore
jamais fait de politique, parce que ça profite toujours à quelqu'un,
mais le bonheur, il devrait y avoir des lois pour l'empêcher
de faire le salaud. Je ne vais pas vous parler du bonheur parce
que je ne veux pas faire une crise de violence, mais monsieur
Hamil dit que j'ai des dispositions pour l'inexprimable. Il
dit que l'inexprimable, c'est là qu'il faut chercher et que
c'est là que ça se trouve "
Dans la Vie devant soi c'est toute une vision distanciée
de l'existence qui s'affiche, usant de cette légitime défense
qu'est l'humour contre toutes les formes d'adversité, et principalement
contre cette inhumaine situation qu'est la condition humaine
" qui nous fut imposée de l'extérieur ".
Ce
site
a pour vocation de promouvoir la lecture. C'est pourquoi les
résumés de livre, les biographies sont faites
à partir d'extraits des ouvrages même que j'ai
consultés et proposés à la lecture. Afin
de mieux préserver le style de l'auteur et le mettre
en évidence, je n'ai entrepris aucune réécriture.
Internet fonctionnant un peu comme une immense bibliothèque
mondiale, les ouvrages que j'ai trouvés dignes de lecture
y sont donc proposés. J'espère que les auteurs
n'y verront aucun inconvénient car ma véritable
intention est de mieux les faire connaître du grand public.
R.D.
Bibliographie
:
"Romain
Gary/Émile Ajar" de Jean-Marie Catonné, Éditions"Les
dossiers Belfond"
"Romain
Gary" de Dominique Bona, Éditions Mercure de France
"Romain
Gary, le caméléon" de Myriam Anissimov, Éditons
Denoël
Adaptation
cinématographique
Le
roman a été adapté pour le cinéma
en 1977 pa Moshé Mizrahi
Simone Signoret : Madame Rosa Samy Ben Youb : Momo Michal Bat-Adam : Nadine
Distinctions
* Oscar du meilleur film en langue étrangère 1978
* Simone Signoret : « César de la meilleure
actrice » César du cinéma 1978
* Bernard Evein : Nomination catégorie «
Meilleur décor » César du cinéma
1978
* Jean-Pierre Ruh : Nomination catégorie «
Meilleur son » César du cinéma 1978
Photo
début de page : Léon Herschtritt
Léon Herschtritt est né à Paris en
1936, il est le plus jeune photographe à recevoir le
prix Nièpce en 1960 pour son reportage sur "Les
Gosses d'Algérie". Correspondant à Paris
pour l'Agence Camera Press de Londres, ses photographies sont
publiées et diffusées internationalement. Un
autre de ses reportagess sur le mur de Berlin en 1961 a également
marqué les esprits. En 2006, il fête ses 50 ans
de photographie et participe à une exposition collective
sur "La photographie humaniste" à la Bibliothèque
nationale de France. Il est représenté en exclusivité
par L'Agence photographique La Collection à Paris.
Citations
Au
delà de cette limite votre ticket n'est plus valable
"Je
n'ai jamais été un homme de plaisir mais un
homme de sanctuaire. Lorsque je te serre très fort
dans mes bras, ton corps me donne aide et protection. La vie
attend pour me reprendre dans ses tourments que je cesse d'être
intouchable. Il y a autour de nous une chrétienté
enfin accomplie de tendresse, de pardon et de justice rendue,
et ensuite, lorsque nos souffles se séparent et qu'il
faut recommencer à vivre coupés en deux, il
reste la connaissance heureuse du sanctuaire et une oeuvre
immatérielle faite de certitude de retour."
"Ecoute,
la vie ne va pas se fâcher parce que tu es heureuse.
On peut dire tout ce qu'on veut de la vie mais une chose est
certaine : elle s'en fout. Elle n'a jamais su distinguer le
bonheur du malheur. Elle ne regarde pas à ses pieds
"
"Elle
émergeait des draps et des oreillers comme d'une bataille
de cygnes et tendait la main à la recherche d'une branche
pour regagner le rivage. Au moment de la plainte, elle cachait
son visage comme si elle avait honte et empêchait son
cri de monter au ciel en se mordant la main. Je lui dis que
j'étais peiné par ce manque de charité
envers les cieux."
Mais
dans les bras de Laura, il n'y avait pas d'illusion possible.
Jamais je n'avais aimé avec un don si total de moi-même.
Je ne me souvenais même plus de mes autres amours, peut-être
parce que le bonheur est toujours un crime passionnel : il
supprime tous les précédents. Chaque fois que
nous étions unis ensemble dans le silence des grandes
profondeurs qui laisse les mots à leurs travaux de
surface et que, très loin, là haut, les milles
hameçons du quotidien flottent en vain avec leurs appâts
de menus plaisirs, de devoirs et responsabilités, il
se produisait une naissance du monde bien connue de tous ceux
qui savent encore cette vérité que le plaisir
réussit parfois si bien à nous faire oublier
: vivre est une prière que seul l'amour d'une femme
peut exaucer.
Le
regard neuf de l'enfant sauve même les trottoirs de
l'usure.
Il
paraît qu'il ne faut pas avoir peur du bonheur. C'est
seulement un bon moment à passer.
"Il
ne s'agit pas d'un plaidoyer, dans ces pages. Ce n'est pas
non plus un appel au secours et je ne me mettrai pas ce manusccript
dans une bouteille pour le jeter à la mer. Depuis que
le monde rêve, il y a déjà eu tant d'appels
au secours, tant de bouteilles jetées à la mer,
qu'il est étonnant de voir encore la mer, on ne devrait
plus voir que les bouteilles."
Les
racines du ciel
"Quand
vous n'en pouvez plus, faites comme moi: pensez à des
troupeaux d'éléphants en liberté en train
de courir vers l'Afrique, des centaines et des centaines de
bêtes magnifiques auxquelles rien ne résiste,
pas même un mur,pas même un barbelé, qui
foncent à travers les espaces ouverts et qui cassent
tout sur leur passage, qui renversent tout et tant qu'ils
sont vivants, rien ne peut les arrêter- la liberté
quoi!"
"Vers
dix heures du soir, il traversèrent Sionville, roulèrent
le long du fleuve, entre les manguiers ( ). La nuit avait
une présence, un corps, une vie bruissante ; on sentait
ses sueurs, son intimité ; dans l'épaisseur
du jardin, le chur des insectes était une pulsation
intense qui donnait à l'obscurité des flancs
palpitants, une respiration précipitée ( )."
"..
Dans la nuit du désert, la forme blanche avait bougé
dans le sable et Morel sétait arrêté
un instant devant ladolescent assoupi. Le visage était
grave et presque triste, sous la lumière bleue. Puis
les lèvres tremblèrent, prononcèrent
quelques mots et Morel demeura longuement immobile, penché
sur cette tête rebelle hantée jusque dans ses
rêves par la seule certitude dont lhomme pût
se réclamer. "