Kazuo Ishiguro

"Les vestiges du jour"




Résumé

(Afin de mieux préserver le style de l'auteur et de restituer l'originalité et la vivacité de son ton, la précision de son vocabulaire, ce texte a été conçu à partir d'extraits du roman. Ce résumé n'est qu'un fugitif aperçu du talent de Kazuo Hishiguro ne prétend en aucun cas se substituer à la lecture du texte intégral qui seul rend hommage à l'écrivain ).

L'idée de ce voyage est née d'une suggestion fort aimable émise à mon intention par Mr. Farraday, mon nouvel employeur. Mon attitude à l'égard de cette suggestion évolua favorablement dans les jours suivants à l'arrivée de la lettre de Miss Kenton, la première en presque sept ans.

Mr Farraday m'avait confié la mission de recruter des domestiques " dignes d'une grande et ancienne maison anglaise ". C'est pourquoi plus j'y pensais, plus il devenait évident que Miss Kenton, avec son grand attachement pour cette maison, son professionnalisme exemplaire - d'une qualité qu'il est devenu presque impossible de trouver de nos jours - était exactement le facteur complémentaire qui me permettrait de réaliser un plan de travail pleinement satisfaisant pour le personnel de Darlington Hall.

Et il m'était donc apparu que ce voyage pouvait revêtir une utilité professionnelle. L'expédition a commencé ce matin et me voici ce soir dans une pension de famille de la ville de Salisbury. Je n'avais que très peu voyagé au cours de ma vie, limité par mes responsabilités vis-à-vis de la maison. Ce soir, dans la quiétude de cette chambre, je constate que ce qui me reste réellement de cette première journée de voyage c'est le souvenir de ces amples étendues de campagne anglaise dont la vue splendide m'a été révélée ce matin. Le paysage anglais dans son excellence possède une qualité qui manque inévitablement aux paysages des autres nations, si spectaculaire que soit leur apparence. Et la meilleure définition que l'on puisse donner de cette qualité est sans doute le terme " grandeur ". J'ai eu ce matin le sentiment d'être en présence de la grandeur et je dirais que c'est justement l'absence de tout caractère dramatique ou spectaculaire qui est le trait distinctif de la beauté de notre terre. Ce qui compte, c'est le calme de cette beauté, sa retenue.

Toute cette question présente une nette analogie avec un problème qui, pendant des années, a fait l'objet d'un important débat au sein de notre profession : qu'est-ce que un grand majordome ? La Hayes Society dit à ce propos que " le critère capital est celui de la possession par le postulant d'une dignité conforme à la place qu'il occupe. Aucun postulant ne remplira les conditions, quel que soit par ailleurs son degré de qualification, si l'on constate qu'il laisse à désirer sur ce plan ". Mr Graham qui était un grand majordome soutenait que cette " dignité " était analogue à la beauté d'une femme, et qu'il était donc vain d'essayer de l'analyser.

Mon père, s'il n'avait qu'une connaissance de l'anglais et une culture générale limitée, il n'en savait pas moins tout ce qu'il faut savoir sur l'art de diriger une maison, et il accéda même dans ses plus belles années à cette " dignité conforme à la place qu'il occupe " dont parle la Hayes Society.

Je voudrais avancer le postulat suivant : foncièrement, il y a " dignité " lorsqu'il y a capacité d'un majordome à ne pas abandonner le personnage professionnel qu'il habite. Des majordomes de moindre envergure abandonneront leur personnage professionnel en faveur du personnage privé à la moindre provocation. Pour ces gens-là, être un majordome, c'est comme de jouer dans une pantomime : une petite poussée, un léger choc, et la façade s'effondre, révélant l'acteur qu'elle masquait.

Les grands majordomes sont grands parce qu'ils ont la capacité d'habiter leur rôle professionnel, et de l'habiter autant que faire se peut ; ils ne se laissent pas ébranler par les événements extérieurs, fussent-ils surprenants, alarmants ou offensants. Ils portent leur professionnalisme comme un homme bien élevé porte son costume : il ne laissera ni des malfaiteurs ni les circonstances le lui arracher sous les yeux du public ; il s'en défera au moment où il désirera le faire, et uniquement à ce moment, c'est à dire, invariablement, lorsqu'il se trouvera entièrement seul. C'est, je l'ai dit, une question de " dignité.

On dit parfois que les majordomes, les " butlers ", n'existent qu'en Angleterre. Dans les autres pays, quel que soit le titre utilisé, il n'y a que des domestiques. Les habitants de l'Europe continentale appartiennent à une race incapable de cette maîtrise de soi qui est le propre des Anglais.

Tout au long de mon voyage, dans les moments tranquilles, tandis que j'attends que le monde s'éveille autour de moi, je me remets à réfléchir à certains passages de la lettre de Miss Kenton. Je ne l'ai pas revue depuis qu'elle est allée dans le West Country pour y devenir Mrs Benn. Sa lettre me donne à entendre que son mariage en est finalement venu à se terminer. Il est vrai qu'en aucun point de sa lettre elle n'énonce explicitement son désir de revenir ; cependant, ce message se dégage indéniablement de la tonalité générale de plusieurs passages, imprégnés qu'ils sont d'une nostalgie intense des jours passés à Darlington Hall.

Miss Kenton et mon père étaient arrivés à peu près au même moment, c'est-à-dire au printemps de 1922. Nos relations au début furent très tendues. Encore qu'il fût incontestablement resté un professionnel de grande classe, mon père avait dépassé les soixante-dix ans et souffrait gravement d'arthrite et d'autres maux. Un jour Miss Kenton me fit remarquer " A la vérité, Mr Stevens, votre père se voit confier des responsabilités bien supérieures à ce qu'un homme de son âge peut assumer, quoi que votre père ait été, ses capacités sont aujourd'hui très réduites. Si vous n'y prenez garde votre père va avant longtemps commettre une erreur considérable. A mon grand regret j'ai regardé votre père se diriger très lentement vers la salle à manger avec son plateau, et j'ai observé une grosse goutte suspendue au bout de son nez, au-dessus des assiettes à soupe. Il me semble que ce style de service n'est peut-être pas de nature à stimuler l'appétit ". Encore aujourd'hui j'ai du mal à croire que Miss Kenton puisse avoir été aussi audacieuse ce jour là.

Quelques jours plus tard Lord Darlington avait été témoin de la chute de mon père alors qu'il portait un plateau de rafraîchissement. A la suite de cet incident Sa Seigneurie m'avait convoqué dans son bureau et m'avait dit " Le temps où l'on pouvait faire entièrement confiance à votre père sera bientôt révolu. On ne doit lui demander d'effectuer des tâches dans aucun domaine où une erreur pourrait compromettre le succès de notre réunion prochaine ".

La conférence de mars 1923 je la considère comme un tournant de ma vie. Je crois que c'est le moment de ma carrière où j'ai atteint l'âge adulte en tant que majordome.

Dès la fin de 1922, Sa Seigneurie s'était donnée un objectif bien défini. Son but était de rassembler sous le toit de Darlington Hall les plus influentes des personnes dont le soutien lui était acquis, afin de tenir une conférence internationale " officieuse ", conférence qui envisagerait les moyens d'obtenir une révision des termes les plus draconiens du traité de Versailles. ã J'entrepris de mon côté de préparer l'événement à la façon dont un général, j'imagine, se prépare à une bataille. Je prononçai même à l'intention du personnel une allocution mobilisante inspirée par les usages militaires. " Il est fort possible que l'Histoire se fasse sous ce toit " leur déclarai-je. Ils comprirent fort bien qu'un événement extraordinaire était sur le point de se produire.

La conférence commença par un matin pluvieux de la dernière semaine de mars 1923, dans le cadre quelque peu inattendu du salon. Je fus obligé au cours de cette première matinée, d'aller et venir sans arrêt, ne restant jamais dans la pièce. Ce même jour mon père avait eu un malaise et je me trouvai à ce moment là dans l'incertitude sur la marche à suivre ; il ne semblait pas désirable que je quitte mon père dans l'état où il était, mais en réalité, je n'avais plus un instant de libre. Tandis que j'hésitais, debout sur le seuil de la pièce, Miss Kenton apparut à mes côtés et me dit " Mr Stevens, j'ai actuellement un peu plus de temps que vous. Si vous le désirez, je veillerai sur votre père ".

Le lendemain j'étais très occupé à servir au salon lorsque Miss Kenton vint me prévenir que mon père venait de nous quitter. " Miss Kenton je vous en prie, ne me croyez pas grossier de ne pas monter voir mon père dans son état de décès à ce moment précis. Vous comprenez, je sais que mon père aurait souhaité que je continue mon travail maintenant ". Quand je dis que la conférence de 1923, et ce soir là en particulier, a constitué un tournant vital de mon évolution professionnelle, je me réfère à mes propres critères de valeur. Et je vais jusqu'à avancer que j'ai peut-être fait preuve, face à la situation, d'une " dignité " qui aurait pu convenir à un personnage tel que mon père et je m'aperçois que j'éprouve, à y repenser, un sentiment de triomphe.

Bien sûr, de nombreuses personnes, aujourd'hui, ont beaucoup de sottises à dire sur le compte de Lord Darlington. La plus grande partie de ce qu'on entend dire actuellement au sujet de Sa seigneurie est, en tout état de cause, totalement absurde, et fondé sur une ignorance presque complète de la réalité. Je tiens à dire que Lord Darlington était un gentleman d'une stature morale immense, assez haute pour transformer en nains la plupart des individus qui le prennent aujourd'hui, pour cible de leurs racontars. En servant Sa Seigneurie au long de toutes ces années, je me suis rapproché du moyeu de cette roue qu'est le monde, autant que j'aurais jamais pu l'espérer et aujourd'hui je ne ressens que fierté et gratitude à l'idée d'avoir bénéficié d'un tel privilège.

Pour ce qui est de la British Union of Fascists, ce que je peux dire, c'est que tout propos tendant à associer sa Seigneurie à ces gens est parfaitement ridicule. Une fois que le caractère répugnant du mouvement des Chemises noires devint apparent, Lord Darlington coupa tous les ponts avec ces gens.

Mais je vois que je m'égare quelque peu dans ces vieux souvenirs. Ces temps derniers, à vrai dire, je me suis trouvé de plus en plus enclin à me laisser aller à ce genre de réminiscence. Depuis que la perspective de revoir Miss Kenton s'est offerte à moi, je repense aux raisons qui ont pu entraîner un tel changement dans nos relations. Car changement il y eut indubitablement, vers 1935 ou 1936, après bien des années au long desquelles nous n'avions cessé d'édifier une remarquable entente professionnelle. Au cours de mes réflexions récentes, il m'est apparu que l'incident bizarre survenu le soir où Miss Kenton est entrée dans mon office sans y être invitée avait peut-être constitué un tournant capital. Je tiens, en tout cas, à souligner que nonobstant des années d'excellentes relations, je n'avais jamais laissé la situation dégénérer : il n'était pas question que l'intendante passe son temps à pénétrer dans mon office. L'office du majordome est à mes yeux un centre vital, au cœur du fonctionnement de la maison, à la façon d'un quartier général lors d'une bataille.

Ce que je vous demande de comprendre, c'est qu'un principe important était en jeu ce soir là. En vérité j'étais " au repos " lorsque Miss Kenton, sous prétexte peut-être de m'apporter un vase de fleurs, avait fait irruption dans mon office et je lisais un livre. Et bien entendu, tout majordome fier de son engagement professionnel, ne saurait se laisser surprendre " au repos " par des personnes extérieures. Je compris ce soir là que les relations entre Miss Kenton et moi semblaient prendre un caractère peu convenable. Il était assez alarmant qu'elle pût se comporter comme elle l'avait fait ce soir là ; et après que je lui eus montré la porte de mon office je pris la résolution de redonner des bases plus correctes à nos rapports professionnels.

A partir de ce jour là tout changea brusquement. Elle se mit à profiter pleinement des congés prévus dans son contrat, je trouvai difficile d'exclure l'hypothèse selon laquelle les mystérieuses sorties de Miss Kenton auraient eu pour but de retrouver un soupirant. C'était en vérité une idée troublante, car il n'était pas difficile de voir que le départ de Miss Kenton représenterait une perte professionnelle majeure, une perte dont Darlington aurait du mal à se remettre.

Je suis enfin arrivé à Little Compton et maintenant, assis ici dans la salle à manger de cet hôtel agréable, j'attend Miss Kenton et je ne parviens pas à empêcher mon esprit de revenir toujours errer sur les mêmes chemins. Le soir où Miss Kenton m'a avoué qu'on l'avait demandée en mariage je sentis bien qu'elle avait besoin de m'en parler longuement, elle attendait quelque chose de moi. Et pour toute réponse je lui avais dit " Je ne veux pas me montrer grossier, Miss Kenton, mais vraiment, je dois remonter sans attendre. C'est que des événements d'une importance mondiale ont lieu dans cette maison en ce moment même ".

" Dois-je comprendre, dit-elle, qu'après toutes les années de service que j'ai accomplies dans cette maison, vous n'avez pas d'autres mots pour recevoir la nouvelle de mon éventuel départ ? ".

Quelques minutes à peine après cet entretien je me retrouvai de nouveau dans le couloir. En arrivant près de la porte de Miss Kenton une conviction de plus en plus forte se fit jour en moi : à quelques mètres de là, de l'autre côté de la porte, Miss Kenton pleurait.

Hier soir après tout ce temps nous nous sommes retrouvés. Miss Kenton semble avoir un peu vieilli mais, à mes yeux du moins, elle semble l'avoir fait avec beaucoup de grâce. Sa silhouette est toujours svelte, son maintien aussi droit que jamais. A mesure que nous parlions j'eus l'impression qu'il y avait chez elle quelque chose d'une lassitude à l'égard de la vie ; l'étincelle qui avait fait d'elle une personne si vivante, et parfois si imprévisible, semblait éteinte. Il y avait de la tristesse dans son expression. Elle me fit des confidences à propos de son mariage.

" Quand j'ai quitté Darlington Hall, il y a bien des années, je n'avais pas conscience d'être réellement, vraiment en train de partir. Je crois que je prenais ça pour une de mes ruses, Mr Stevens, destinées à vous contrarier. Pendant longtemps j'ai été très malheureuse, vraiment malheureuse. Mais les années se sont écoulées, ma fille a grandi, et un jour je me suis aperçue que j'aimais mon mari. C'est un homme bon et tranquille, j'ai appris à l'aimer. Mais ça ne veut pas dire, évidemment, qu'il n'y a pas de temps à autre, des fois - des moments de grande tristesse - où on se dit en soi-même : " Quel terrible gâchis j'ai fait de ma vie " Et on se met à penser à une vie différente, à la vie meilleure qu'on aurait pu avoir. Par exemple, je me mets à penser à la vie que j'aurais pu avoir avec vous, Mr Stevens ".

Je ne crois pas avoir répondu immédiatement car la portée de ces paroles était de nature à susciter en moi une certaine douleur. En vérité - pourquoi ne pas le reconnaître -, à cet instant précis, j'ai eu le cœur brisé.

Puis, je répondis " Vous êtes tout à fait dans le vrai, Mrs Benn. Comme vous le dites, il est trop tard pour faire tourner les aiguilles dans l'autre sens. En fait, j'oserai le prédire, maintenant que Mr Benn va prendre sa retraite, et que vous allez avoir des petits-enfants, vous avez quelques très belles années de bonheur devant vous. ".

La pluie tombait toujours sans relâche quand je l'accompagnai au car. Lorsque je tournai le regard vers Miss Kenton je vis que ses yeux s'étaient remplis de larmes.

Depuis une heure je me promène sur la jetée de Weymouth où j'ai décidé de m'accorder une journée de loisir. Les lumières de la jetée on été allumées, et derrière moi une foule de gens vient de saluer cet événement par une ovation bruyante. Un homme à mes côtés m'a soutenu que pour un très grand nombre de gens, le soir est la meilleure partie de la journée, la partie dont ils attendent le plus la venue. " Il faut que vous preniez du plaisir. Votre journée de travail est terminée. Vous pouvez vous détendre maintenant. Le soir, c'est la meilleure partie du jour ".

Peut-être, dans ce cas, dois-je retenir son conseil et cesser de regarder autant en arrière, d'adopter un point de vue plus positif, d'essayer de faire le meilleur usage de ce qu'il me reste de jour. Après tout, que pouvons-nous gagner à toujours regarder en arrière, et à nous blâmer nous-mêmes parce que notre vie n'a pas pris exactement la tournure que nous aurions souhaitée ?

Quand je rentrerai demain à Darlington Hall peut-être me mettrai-je au travail avec un zèle renouvelé. J'espère que lorsque mon employeur reviendra, je serai à même de le surprendre agréablement.

Analyse

Les vestiges du jour, troisième roman de Kazuo Ishiguro , examine les intersections de la mémoire individuelle et de l'histoire nationale à travers l'esprit de Stevens, un maître d'hôtel anglais modèle qui croit avoir servi l'humanité en consacrant sa vie au service " d'un grand homme ", Sa Seigneurie Lord Darlington.

Juillet 1956 à Darlington Hall, le domaine a été acheté par un homme d'affaire américain Mr. Farraday. Stevens entreprend un voyage solitaire et voyageant plus loin des environnements familiers il s'engage également dans un voyage déchirant à l'intérieur de sa propre mémoire.

Aux yeux de Stevens, les raisons du voyage sont essentiellement professionnelles car il pense se rendre dans le West Country uniquement dans le but de ramener à Darlington Hall l'ancienne intendante, miss Kenton. Tout au long du voyage Stevens se livre à une sorte d'introspection morose afin de comprendre sa propre vie et les raisons des " tournants " qui l'ont amené là où il en est aujourd'hui. Par des retours en arrière adroits et des admissions naïves de Stevens le lecteur voit que la matière du livre est fortement personnelle mais Stevens ne livre qu'une partie déformée de la vérité. En fait Stevens qui est à la fois le personnage et le narrateur triche avec lui-même et ne s'avoue pas l'entière vérité. Il se fabrique sa propre réalité selon sa propre vision des choses du passé.

On comprend vite que Stevens a aimé Miss Kenton et qu'il l'a laissée épouser un autre homme. A présent il souhaite compenser l'heure perdue et pense pouvoir corriger les erreurs de son passé. Cette histoire d'amour est très voilée et le lecteur attend tout au long du roman l'aveu franc de Stevens, aveu qui ne vient qu'à la fin du livre lorsque, comprenant que Miss Kenton ne reviendra jamais à Darlington Hall, il finit par avouer " En vérité - pourquoi ne pas le reconnaître - à cet instant précis, j'ai eu le cœur brisé ". Et c'est peut-être à ce moment là que le lecteur enfin ému, éprouve pour le personnage un sympathie nouvelle car il découvre sa nature humaine. Et il est comme surpris par cette sincérite à laquelle il ne s'attendait plus. Car l'aveu de ce sentiment, il l'avait longuement, désespérement attendu et s'était habitués aux fuites de Stevens. Cet attachement là Stevens se l'était interdit et ses rapports avec Miss Kenton n'avaient jamais revêtu qu'un caractère professionnel. Le majordome qui, tout au long de sa vie, s'est paré de la "dignité conforme à la place qu'il occupe" et a toujours fortement adhéré au personnage professionnel qu'il habite, exige de lui-même la parfaite maîtrise de soi. Stevens est persuadé que les liaisons parmi le personnel représentent une grave menace pour le bon ordre d'une maison. A ce propos il dit" Je vous garantis que pendant le temps que Miss Kenton travailla comme intendante sous mes ordres, elle fut toujours absolument dévouée et ne se laissa jamais distraire de ses priorités professionnelles. "

Miss Kenton a compris ses faibelesses et semble le connaître mieux que quiconque. Un jour, exaspérée, elle lui demande" Mr. Stevens, pourquoi, mais pourquoi, faut-il toujours que vous fassiez semblant ? J'ai remarqué que vous manifestiez une aversion curieuse à la présence de jolies filles dans le personnel. Est-ce que par hasard notre Mr. Stevens aurait peur d'être troublé ? se peut-il que notre Mr. Stevens soit finalement en chair et en os et ne puisse pas se fier à lui-même ?". Rapportant cette conversation là Mr. Stevens écrit " Qu'il soit clairement entendu que nous n'aurions jamais eu pareille conversation à portée d'oreille des membres du personnel. Mais à cette époque, nos réunions autour d'une tasse de cacao, tout en conservant leur caractère essentiellement professionnel, s'ouvraient à ce genre de bavardages innocents, ce qui aidait bien, il faut le dire, à défaire les tensions nombreuses résultant d'une dure journée ".

Non seulement Stevens triche avec ses propres sentiments mais il triche également avec sa propre conscience lorsqu'il évoque la grandeur de son ancien employeur, Lord Darlington. A un moment donné il devient très clair pour le lecteur que Lord Darlington a été un gage politique du fascisme et des Nazis. Son rôle dans l'histoire a été inconscient peut-être, mal orienté sans aucun doute. Les révélations au sujet de son employeur sont faites par un processus sensible et puissant : pendant que le journal de Stevens décale entre sa mémoire personnelle et les réflexions sur sa profession, sa mémoire glisse continuellement entre le Darlington Hall dans le présent ruiné et vide, la taille et l'influence de lord Darlington (et la fierté de Stevens à son propos) dans les années 20 et le temps dérangeant des années trente. Malgré le sentiment de fierté qu'il tire du fait d'avoir servi Lord Darlington, Stevens éprouve quelque honte, et c'est une honte qu'il élude, réprime, évite de s'avouer.

Stevens attache une grande importance au statut moral de son employeur et nourrit l'ambition de servir des personnes qui contribuent au progrès de l'humanité. Le prestige professionnel est pour lui essentiellement lié à la valeur morale de l'employeur. A ce propos il dit : " Nous étions une génération d'idéalistes pour qui il ne s'agissait pas seulement de savoir si nous pratiquions notre métier en experts, mais dans quelles perspectives nous le pratiquions ; chacun de nous nourrissait le désir de contribuer, dans la modeste mesure de ses moyens, à la création d'un monde meilleur, et voyait que le chemin le plus sur pour y parvenir était de servir les grands personnages de notre époque, entre les mains de qui se trouvait le sort de la civilisation ". En fait pour lui l'affiliation à une maison réellement distinguée est bel et bien une condition de la " grandeur ". [...] " Je tiens à le répéter, je n'ai pas eu grand-chose à faire avec Mr. Churchill. Mais comme vous le soulignez à juste titre, il est assez flatteur d'avoir eu l'occasion de le fréquenter. En fait, tout bien considéré, j'ai sans doute eu beaucoup de chance, je serai le premier à l'admettre. j'ai eu le bonheur, après tout, de fréquenter non seulement Mr. Churchill, mais beaucoup d'autres grands dirigeants et personnages influents, d'Amérique et d'Europe. Et quand on pense que j'ai eu le bonheur d'avoir leur oreille sur beaucoup de grands problèmes de l'époque, oui quand j'y repense, j'éprouve en effet une certaine gratitude. C'est un grand privilège, en somme, d'avoir reçu un rôle à jouer, si petit soit-il, sur la scène du monde."

En fin de compte la source de fierté de Stevens est également, après tout, potentiellement la source de sa honte. Car s'il avait toujours cru briller à la lumière de la grandeur de lord Darlington, il doit maintenant partager son déshonneur ou - ce qui est peut-être plus difficile - admettre que son propre professionnalisme n'a eu aucune vraie partie à jouer sur la scène de l'histoire du monde.

Le thème le plus obsédant du livre, celui qui revient tout au long du roman, est celui de la dignité et du rôle hautement considéré du maître d'hôtel parfait. Les aspects de son métier et la question " Qu'est-ce qu'un grand majordome ?" le préoccupent. Voilà un sujet très cher à son cœur, sujet auquel il réfléchit de façon assidue au fil des années. " La dignité " est un objectif qu'il se doit de de viser tout au long d'une carrière et lorsque, malgré les circonstances défavorables, Stevens arrive à préserver " une dignité conforme à la place qu'il occupe ", il éprouve un sentiment de triomphe qui l'exalte. Stevens sacrifie tout à l'idée de "dignité". Ambitieux, vaniteux, Stevens est un un personnage attaché au vieilles coutumes, raisonnable, méthodique, et qui manque totalement d'humour. A ce propos il dit lui-même qu'il a le sentiment que son nouvel employeur, Mr. Farraday, qui aime plaisanter, attend de lui une repartie spirituelle. Devant cette situation, qui est tout à fait nouvelle pour Stevens, habitué au sérieux des ses rapports avec Lord Darlington, il ne sait comment se comporter. Il n'est jamais absolument sûr de ce qui est attendu de lui dans ces cas là. Stevens prend conscience qu'il est temps pour lui d'envisager la question du badinage avec un peu plus d'enthousiasme. C'est une pratique à laquelle il va désormais consacrer du temps et des efforts afin de perfectionner ses compétences dans ce domaine-là. En fait, il s'efforce d'ajouter ce savoir-faire à sa panoplie professionnelle afin de s'améliorer et de répondre avec assurance aux attentes de son employeur. Et ce nouveau pari va lui redonner de l'espoir dans le futur et dans ce qui lui reste de jour. Si la vie n'a pas pris exactement la tournure qu'il aurait souhaitée et s'il doit renoncer à Miss Kenton il trouvera toujours et encore dans le travail des motifs de contentement.

Les vestiges du jour est un grand roman. Ses pièces sont parfaitement intégrées. Sa prose soigneuse est tellement parfaitement convenue à son son narrateur, dans son mouvement sans effort parmi différentes configurations de temps, dans son évocation presque magique d'humeur. Hishiguro est un grand narrateur dans la pleine possession de son art. Et dans ce roman, tous les éléments se combinent pour former une verticale psychologique et culturelle profonde qui indique le grand thème de l'auteur : l'art et l'artifice de la mémoire.

Kazuo Ishiguro a également écrit : Lumière pâle sur les collines (1984) qui a obtenu le prix Winifred Holtby de la société royale de la littérature. Un artiste du monde flottant (1987) retenu pour le prix Booker Prize et gagnant du prix Witbread de l'année. Les vestiges du jour a obtenu le prix Booker Prize 1989. Unconsoled (1995).

Biographie

Kazuo Ishiguro est né à Nakasaki en 1954. Le japonais fut sa première langue.Il avait cinq ans lorsque son père qui était océanographe fut recruté par le gouvernement britannique. Le petit Kazuo, scolarisé à Guildford, dans le Surrey, dut très vite assimiler la langue anglaise et ses délicatesses.Plus tard il a fréquenta l'Université de Kent à Cantorbery et l'université d'East Anglia. Maintenant il habite Londres.

James Ivory, l'auteur, entre autres films, de Retour à Howard's End a adapté le roman au cinéma. Les deux acteurs principaux du film sont : Antony Hopkins et Emma Tomson.

 

 

 
 

 

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