Franz KAFKA

"La Métamorphose"



 

Biographie


Franz Kafka naquit le 3 juillet 1883 dans la maison Zum Turm (à la Tour), à deux pas du ghetto à Prague. La mère Julie Löwy, était issue d'une famille de drapiers et de brasseurs germano-juive, famille cultivée, de bon renom et de solide fortune. Le père, Hermann Kafka, fils de boucher, issu du prolétariat judéo-tchèque, tenait un magasin de nouveautés à Prague (cannes, parapluies, articles de mode, mercerie). Hermann Kafka n'oublia jamais sa difficile jeunesse. Il la citait sans cesse en exemple à ses enfants et n'admettait qu'un critère : la réussite sociale. Son origine tchèque, provinciale, constituait pour lui un obstacle quasiment infranchissable, mais, opportuniste, énergique, âpre au gain, habité par la volonté farouche de parvenir au succès dans les affaires, il finit par s'imposer.

Dans la famille de Kafka on parlait tchèque et allemand.

Bien des années plus tard, Kafka écrira à sa fiancée " Je suis l'aîné de six enfants, deux frères un peu plus jeunes que moi sont morts en bas âge par la faute des médecins, il y eut alors une pause, je fus l'enfant unique…..C'est ainsi que j'ai très longtemps vécu seul, me débattant avec des nourrices, de vieilles bonnes d'enfant, des cuisinières hargneuses, des gouvernantes maussades, car mes parents passaient le plus clair de leur temps au magasin ". Franz avait six ans lorsque naquit enfin sa première sœur, Elli, suivie par Valli et, deux ans après Ottla (de beaucoup ma préférée ", écrira-t-il plus tard).

Suivant le code d'éducation classique, ses parents ne le laissent " manquer " de rien : ni la gouvernante française, ni les jouets, ni la bonne d'enfant ou les leçons de piano.

L'enfant grandit dans " l'air lourd, toxique, qui consume les enfants dans la chambre familiale joliment arrangée ". Les ordres laconiques de son père restaient pour lui des énigmes. " Tout était si précaire pour moi que je ne possédais effectivement que ce que j'avais déjà dans les mains ou dans la bouche, ou ce qui, tout au moins, était en chemin pour y parvenir " écrira-til plus tard.

L'héritage maternel faisait de lui un enfant obéissant, d'une nature paisible et sage.

On choisit pour lui l'école primaire allemande, bien que le père fut alors membre fondateur de la première synagogue pragoise où l'on prêchait en tchèque…. Prudence d'un homme d'affaire qui pense à l'avenir de son fils : si, en tant que juif, il voulait réussir en Autriche, il n'y parviendrait qu'en possédant la " langue officielle " de la monarchie autrichienne. Cela n'empêcha pas Kafka, sa vie durant, de parler et d'écrire le tchèque presque à la perfection.

Dès l'âge de dix ans Franz fréquente le lycée classique, source inépuisable, pour la monarchie, de juristes et de commis de l'Etat. Ses camarades voyaient en lui un garçon modeste, effacé, réservé, quelqu'un " constamment entouré d'une espèce de parois en verre ". L'héritage de ses ascendants maternels, parmi lesquels se trouvent des rabbins et des médecins, domine en lui : il se reconnaît maints traits originaux des Löwy, dont il tient le goût de la solitude et la constitution délicate. " Sensibilité, sentiment de l'injustice, inquiétude " c'est ainsi que Kafka caractérise l'héritage des Löwy.

Dans sa famille, la tradition religieuse restait faible ; la Bar-mizwah, accomplie à la synagogue des tziganes, ne signifia guère plus pour Kafka qu'une " prière péniblement apprise. A la fin de ses études secondaires, il se déclare athée.

Dans son œuvre, cependant, qui comporte des accents prophétiques, il pose souvent les problèmes en thermes théologiques. Kafka lui-même note dans ses carnets " Ecrire est une forme de prière ".

Quoique bon élève, Kafka est hanté par un sentiment de l'échec et manque de confiance en lui. Ni le lycée, ni la maison paternelle ne sont d'aucun secours à cette âme en proie à mille inquiétudes. Après le baccalauréat, Franz reprit ses études de droit. Franz avait commencé à écrire dès le lycée, avec " désespoir ", dit-il dans son Journal, conscient de sa singularité au sein d'une famille fermée à la création artistique. Kafka, confronté avec le monde extérieur, est amené, de par sa sensibilité, à se replier sur lui-même. Seule compte sa vie intérieure.

Cette singularité, envenime déjà les rapports de Kafka avec sa famille. Franz est toujours à la recherche d'un feu avec lequel réchauffer les froids espaces de notre monde, et cette quête dissimule mal un violent désir d'évasion, une secrète aspiration à la vie communautaire. La plus importante de ses tentatives dans ce sens est sans doute son adhésion au socialisme.

Le 18 juin 1906, Kafka est promu docteur en droit par " l'Université impériale et royale Karl-Ferdinand de Prague ". En optant pour le droit Kafka a cru payer sa dette envers ses parents. Kafka fut influencé par la doctrine de Franz Brentano " nous fouillons en nous comme une taupe, et nous sortons de notre sable souterrain le poil tout noirci et velouté ". Incertitude et autocritique, obsession du verdict et étrangeté du réel, timidité et rêves d'amitié - tels étaient les affrontements quotidiens du jeune étudiant en droit.

Au tournant du siècle, Prague était la troisième ville par ordre d'importance - après Vienne et Budapest - de la monarchie danubienne. Capitale de la Bohème, elle était composée de trois éléments différents : une majorité Tchèque et les minorités allemandes et juives.

Aussi longtemps qu'il vécut à Prague, capitale du Royaume de Bohème, Kafka a très rarement quitté le centre de la ville.

Durant ces décennies le centre changea d'aspect et le plus profond bouleversement fut la démolition presque totale de l'ancien ghetto - paradis, pendant la jeunesse de Kafka, des fripiers, des prostituées, des ivrognes et des petites gens. A partir de 1893, il fut " assaini ". Franz dira à Janouch " Notre cœur continue à ignorer l'assainissement accompli. La vieille ville juive malsaine qui est en nous a beaucoup plus de réalité que la ville neuve et hygiénique qui nous entoure ".

Kafka était un citadin, ce qui explique son enthousiasme pour la nature vierge, l'air pur et la vie saine. Pour son époque, le citadin Kafka a relativement beaucoup vu de l'Europe et des nouveautés de son temps.

Après sa promotion, Kafka effectua un stage auprès des tribunaux, stage obligatoire pour tout juriste qui voulait entrer au service de l'Etat.

Or, c'est à cette époque qu'il renonça aussi bien au service de l'Etat qu'au métier d'avocat et grâce à l'intervention de ses oncles Siegfried et Alfred, il put entrer à la filiale pragoise des Assicurazioni Generali. En juillet 1908 il entra à la " Compagnie d'assurances ouvrières contre les accidents du travail pour le Royaume de Bohème ".

Franz fut très vite jugé " rédacteur remarquable " et juriste de premier plan. La vie de bureau, morne gagne-pain, lui pèse et représente l'empêchement majeur au plein épanouissement de son activité littéraire. Quand il doit consacrer provisoirement ses heures à une affaire industrielle familiale, Kafka se sent au bord du suicide, qu'il frôlera du reste à plusieurs reprises.

Grâce à ses fréquentes tournées d'inspection, Franz était parfaitement au courant de la vie dans les usines - il fut le seul auteur " bourgeois " de son temps à posséder une telle connaissance.

L'année 1912, constitue un " tournant " de son existence. Jusqu'alors, il a " évolué à peu près comme un homme d'affaires qui vit au jour le jour, évidemment en proie aux soucis et à de sombres pressentiment, mais sans tenir de comptabilité exacte ".

Depuis deux ans il tient régulièrement son Journal, dans lequel apparaissent régulièrement de petits textes en prose ou des ébauches de récits plus importants ; en hiver 1911-1912 il esquisse une première version assez longue du " roman américain ". En novembre 1912 il écrit la Métamorphose.

Jugement, procès, châtiment - tel seront les principaux thèmes des œuvres de la maturité.

Lé début de cette période de fécondité est marqué par la rencontre avec une troupe théâtrale yiddish venue de Pologne. Kafka alla régulièrement dans ce " boui-boui ". Mais il s'intéressa aussi au judaïsme oriental, à sa culture et à sa religiosité ; ce monde le mit pour la première fois en contact avec un tout autre aspect de la spécificité juive.

1912 fut aussi une année de violent bouleversement à l'intérieur de la famille et pour Franz ce fut la première explosion de haine contre celle-ci : " Je les hais tous, l'un après l'autre ". Ce fut cette même année qu'il fit la connaissance de la " Berlinoise ", Felice Bauer, sa future fiancée à qui il dédia Le Verdict. Pendant cinq ans, il mène un combat incessant et désespéré avec lui-même pour s'arracher la décision d'épouser cette jeune fille au " visage insignifiant qui porte franchement son insignifiance ", mais courageuse, énergique et gaie, d'une santé solide, aspirant à un bonheur petit-bourgeois.

L'extraordinaire fécondité des semaines qui suivirent la rédaction nocturne du Verdict fut bientôt accompagnée par un " flot de lettres " à Felice Bauer, employée dans une fabrique de " parlographes " à Berlin.

Quand, autour de ses fiançailles nouées, renouées avec Felice Bauer, il examine inlassablement "" tout ce qui est pour ou contre mon mariage ", il se heurte toujours à cette exigence, " mon unique aspiration et mon unique vocation …est la littérature…tout ce que j'ai fait n'est qu'un résultat de la solitude…alors, je ne serai plus jamais seul. Pas cela, pas cela ".

A ce propos il écrira encore " J'étais lié comme un criminel ; si on m'avait mis dans un coin avec des vraies chaînes, des gendarmes devant moi…ce n'aurait pas été pire. Et c'était mes fiançailles, et tous s'efforçaient de m'amener à la vie et, n'y parvenant pas, de me supporter tel que j'étais ".

Peu après sa demande en mariage, les relations cessent.

Le Verdict, récit bref et dense, marque un tournant décisif dans l'art de Kafka : le style limpide et dépouillé, son réalisme étrange, obsédant, rapprochent l'œuvre de l'expressionnisme le plus pur. Le thème central, la sentence de mort prononcée par un père tout-puissant quoique d'apparence sénile contre Georg, son fils unique, tourmenté de remords, se retrouve sous-jacent ou modulé dans la totalité des œuvres ultérieures. Les écrits de la maturité pivotent tous autours de l'idée du jugement, du procès et du châtiment.

Vers la fin de 1912, Kafka compose un récit assez ample, La Métamorphose. En septembre 1913, il va à Venise et rencontre " la Suissesse ", liaison sur laquelle il gardera le même silence que sur celle de Zuckmantel.

Au début de la Grande Guerre, il n'est pas mobilisé (réformé pour " faiblesse de constitution).

C'est à cette époque qu'il rédige de grandes parties du Procès, roman inachevé. Joseph K, le héros du procès, se trouve arrêté sans motif précis le jour de son trentième anniversaire. En fait il est libre de vaquer à son emploi au sein d'une grande banque. Tout au long du roman il est confronté avec les images de la Loi, du Tribunal et du Juge, et lutte en vain pour saisir la vérité de ces images, symboles en apparence, allusions en réalité à un monde dont le sens est malaisé à déchiffrer. Il évolue dans un univers totalitaire où la justice semble absente et où les femmes, comme dans la plupart des récits de Kafka, son réduites à un rôle purement érotique, avilissant, animal presque. L'avant-veille de son trente et unième anniversaire, il meurt " comme un chien ", dans une carrière déserte, égorgé par deux bourreaux mystérieux, vêtus de noir, et " c'était comme si la honte devait lui survivre ".

Dans la Grande lettre au Père, qu'il écrira cinq ans plus tard, Kafka commente cette page finale du Procès : " j'avais perdu devant toi ma confiance et, en échange, j'avais reçu un immense sentiment de culpabilité ; En souvenir de cette immensité de découragement, j'écrivis un jour au sujet d'un de mes personnages avec juste raison : Il craint que la honte ne lui survive ".

En août 1915, deuxièmes fiançailles et voyage à Budapest avec Felice, c'est alors qu'éclate cette maladie " appâtée " cinq ans durant par " les migraines et les insomnies ", cette " toux accompagnée de crachements de sangs " où Kafka voit " presque un soulagement ". C'est qu'il se trouvait soudain libéré de toutes les obligations (bureau, fiancée, famille) qu'il avait cru devoir assumer jusque là. Pour la première fois il prend congé (8 mois) et part à Zürau, petit village au Nord-Ouest de la Bohème, où sa sœur Ottla gère la ferme de son beau-frère. Quelques jours après il écrit à son ami Max Brod " La liberté, la liberté avant tout ".

L'apparition de la tuberculose en été 1917 mit tout d'abord un terme aux " tentatives matrimoniales " et libéra Kafka du travail de bureau - provisoirement d'ailleurs : au cours des cinq années qui suivent, la Compagnie ne cessera de réclamer sa " réintégration ".

C'est à Zürau, lors d'un long séjour à la campagne, que remontent les premiers indices de la conception ultérieure du Château. Il poursuit en outre les études d'hébreu commencées à Prague, première étape d'un voyage en Palestine - projet qui durera jusqu'à la fin de sa vie.

Après six mois de travail au bureau, Kafka obtient un nouveau congé, il va séjourner quatre mois dans une pension près de Liboch sur l'Elbe. Il y fait la connaissance de Julie Wohryzek, fille d'un cordonnier pragois, avec qui il ne tardera pas à se fiancer - union farouchement combattue par le père de Franz : ce sera le principal motif de la Lettre au père écrite en novembre 1919. Les fiançailles sont rompues.

En avril 191O la Compagnie accorde une nouvelle cure à Kafka : il passe trois mois à Merano, d'où il écrit les premières lettres à Milena Jesenska, sa traductrice tchèque, qui vit à Vienne. Mais cette tentative amoureuse échoue, elle aussi : Milena était (encore) mariée, non juive, tchèque _ Kafka ne se sentait pas de force à affronter les résistances de son milieu. Ce qui n'empêchera pas une extraordinaire relation de confiance de persister : en octobre 1921, Kafka confiera tous ses journaux à Milena.

Milena l'avait compris comme aucune femme dans sa vie. Elle écrira à son sujet " Franz n'a pas le moindre refuge, pas le moindre abri. C'est pourquoi il est exposé à tout ce dont nous sommes protégés. Il est nu dans un monde travesti. Sa fatale lucidité, sa pureté et son refus du compromis l'ont conduit de force à l'ascèse ". Kafka savait que cet amour venait trop tard.

Kafka passe huit mois dans les hautes Tatras, pour la première fois parmi les tuberculeux. Au début de l'automne 1921, la Compagnie exige de nouveau sa " réintégration ", et ce n'est qu'en juin 1922, qu'on lui accorde définitivement de faire valoir ses droits à la retraite.

A Spindelmühle, en février 1922, Kafka avait commencé Le Château. Il continue à Prague. En septembre, il écrit à Brod, qu'il a dû " laisser tomber, apparemment pour toujours, l'histoire du château ".

Il faut attendre un an, après un long séjour à Prague, pour que Kafka se remette à écrire. Pendant les vacances d'été à Müritz, sur la Baltique, il a rencontré Dora Diamant à la colonie de vacances du " Foyer populaire juif " ; en septembre, Dora et lui s'installent dans un appartement à Berlin - Kafka réalise son rêve : quitter Prague.

Mi-mars 1924, Max Brod ramène à Prague son ami mortellement malade ; en avril, Dora Diamant et Robert Klopstock l'accompagnent au sanatorium de Kierling, près de Vienne, où il meurt le 3 juin 1924, un mois avant son 41 anniversaire. Il sera enterré à Prague.

André Vialatte a écrit à son propos : " Il voulait être écrivain depuis son enfance ; il ne voulait être qu'écrivain. Il n'a jamais écrit simplement pour l'argent. Il a été le greffier fidèle et sobre, le secrétaire de son âme et de son intelligence. Elles étaient hautes, scrupuleuses et profondes.

Ce qui mesure sa grandeur d'homme, ce qui mesure sa grandeur d'écrivain, c'est l'envergure de son souci. Il n'a vécu penché sur soi et attentif à son propre royaume, que pour y discerner l'humain dans ce qu'il a de plus particulier : l'âme personnelle.

On sent dans l'œuvre qu'il a grandi dans un pays où un père écrasant, qui avait toujours raison, ne laissait pas de place à son initiative. On souffre de le voir se débattre à l'ombre étouffante d'une famille qui ne semble pas l'avoir compris. Paralysé de complexes féconds, il trébuchait sur ses scrupules comme l'albatros de Baudelaire. Et c'est pénible à voir, quand l'albatros ne vole pas.

Après sa mort, il s'amenuise encore. Tchèque, juif et intelligent il disparaît triplement de la terre, qu'il n'avait au surplus jamais habitée, pendant l'occupation allemande. Ses éditeurs allemands ont étés supprimés, ses livres ont été brûlés, ses traductions ont été interdites en librairie, les manuscrits s'égarent. Il avait déjà dit qu'il voulait qu'on brûle ses romans. On les publie pourtant dans des revues clandestines. Il mène une vie souterraine.

La mode qui vit de malentendus, le sacre roi de l'absurde et prince du désespoir. Gide et Barrault l'adaptent au théâtre et Barrault joue le Procès à New York.

Messages d'un mort, les romans de Kafka arrivaient donc comme des espèces d'avertissement d'une police surnaturelle qui cherchait à rappeler aux hommes l'importance de l'absolu et la misère vertigineuse de leur condition de justiciables, comme les paraboles d'un prophète qui montraient le gouffre et désignaient chacun comme un coupable, ou tout au moins un accusé.

Kafka n'est pas un auteur bizarre. Si son œuvre est étrange elle l'est par profondeur, parce qu'il voit sous un angle à lui des chose que nous croyons connaître par routine et qu'il nous en révèle que nous ne connaissons pas. Kafka est le contraire de l'auteur artificiel, s'il étudie des phénomènes compliqués, c'est que la nature est compliquée. Et il n'est pas malsain car il n'aima jamais, et d'une passion désespérée, que le juste, le vrai, le bien. Ce torturé nous rappelle Pascal. Le malaise de Kafka, c'est le vertige de Pascal et le trait de cet homme est d'être un Juste. "

" Ses plus grandes œuvres sont des cauchemars de scrupuleux rédigés par un ironiste et par un roi de la parabole sur un ton de procès-verbal. C'est la plus singulière complainte du sort humain qu'on ait écrite ".

La Métamorphose

Le commissaire voyageur Grégoire Samsa, seul soutien de sa famille depuis la faillite de son père, est heureux de pouvoir, par son travail, procurer à sa sœur, passionnée de musique, les moyens de continuer à étudier le violon.

Au terme d'une nuit troublée par d'effrayants cauchemars, Grégoire se trouve métamorphosé au réveil en un gros cancrelat.

Le lecteur se rend vite compte que " Cette métamorphose occupe beaucoup moins son esprit que le retard qu'il aura au bureau. Pour Grégoire, elle n'est pas une révolution, mais une évolution normale de son être. Elle le transforme en lui-même.

Elle le sculpte dans sa misère, dans son malheur et son péché. Voilà pourquoi si le lecteur s'étonne, Gregor Samsa s'étonne si peu.

Et c'est là l'une des causes du malaise du lecteur car il s'indigne constamment à la lecture de Kafka de données qu'il imagine purement arbitraires. Il s'irrite ici d'un héros qui admet placidement ces données, se situant ainsi froidement dans une logique agressivement hostile au sens commun. " Alexandre Vialatte

S'apercevant de la répulsion qu'il suscite autour de lui, Grégoire arrive peu à peu à loger sous son propre lit pour échapper aux regards de ses parents et de sa sœur ; il ne se nourrit plus que d'ordures, affectionne la saleté et fuit la lumière. Tout le monde l'évite, honteux d'avoir chez soi un insecte aussi répugnant ; seule une vieille domestique, d'origine paysanne, continue à s'occuper de lui comme si rien ne s'était passé.

Désormais, Grégoire ne quitte presque plus sa cachette ; mais un soir, attiré par le son du violon, il sort tout doucement de dessous son lit et, se dirigeant vers la lumière qui vient de la porte ouverte, se trouve soudain au milieu de la famille réunie.

En s'apercevant de sa présence, chacun manifeste son horreur et son dégoût ; son père, furieux, lui lance une pomme qui l'atteint au dos, brisant sa carapace.

" Le héros se trouve enfermé au fond de son corps de monstrueux coléoptère, dans un monde incommunicable, dans l'île déserte de Pascal. Et à son tour, la sensation de solitude accroît la sensation de péché. Il a beau dans la vie pratique s'estimer innocent, un subconscient cruel l'accuse sourdement et pèse sur sa démarche quand il veut se mettre en route pour l'absolu ". A. Vialatte

Retourné dans sa cachette, Grégoire va mourir lentement tandis que sa blessure, en pourrissant, fait se détacher morceau par morceau sa carapace. " Chers parents ", dit le pauvre Gregor en expirant, en mourant seul à l'aube dans un coin, délaissé comme une bête puante, " je vous ai pourtant toujours aimés ". .

Ce court roman, atteignant au poignant et à l'horrible, pétri de tendresse et de désespoir, révèle une incomparable maîtrise d'écriture et d'expression. Kafka réussit la fusion " naturelle " de l'étrange et du quotidien, sans laisser discerner lequel des deux éléments procède de l'autre.

On éprouve parfois à lire le sentiment du cauchemar, mais le récit est trop cohérent pour ne ressembler à s'y méprendre à la réalité. En outre, son accent de sincérité renforce l'impression d'évènements profondément intimement vécus.

Le malheureux héros " est l'ascète de la solitude, celui qui n'arrive pas, de par son tempérament, à s'insérer au sein de la société - c'est par là, plus ou moins tout le monde -, c'est le derviche de l'isolement, c'est Kafka, c'est l'individu. Le manque d'amour est cause de son malheur.


Le château

Dès les premières pages on se sent engagés sournoisement dans une hallucinante histoire qu laisse le bon sens révolté et séduit. Une histoire d'expert-géomètre (toujours ces professions singulières et banales déjà irritantes par elles-mêmes) qui avait l'air de faire agressivement exprès d'être précisément cet expert-géomètre, comme personne ou comme tout le monde. Et d'ailleurs, l'était-il ? … Il disait qu'il l'était ! C'était comme un dialogue de sourds ou encore une histoire de fous : une histoire d'expert-géomètre qui se prend pour un expert-géomètre. Il arrivait pour aller au Château, rien de plus naturel. Ni de plus simple. Mais il paraît que c'était compliqué. Il faisait son quartier général dans le Village. Mais ni le Village, qui ne le rejetait pas, qui ne disait jamais non, sans dire oui, ne l'acceptaient. La neige tombait. Le Château était tout proche. Le géomètre le cernait.

Le géomètre l'assiégeait. Il lui envoyait des messages et le Château lui envoyait des messagers. Il entendait de tout près la cloche qui lui sonnait le ranz de toutes ses nostalgies. Il était là comme les Grecs devant Troie. Jamais il n'y entrait malgré toutes ses diplomaties, ses arguties, ses tentatives.

Un jour pourtant, un jour entre les jours, à travers le trou d'une serrure, il entrevoyait M. Klamm comme une vision béatifique dans un porte-plume souvenir de Lourdes ou de La Salette, et M. Klamm fumait un cigare derrière un bureau d'homme d'affaires, et composait par son maintien, par sa personne banale et solennelle, par son costume irréprochable, un grand tableau de la bureaucratie, quelle aventure ! Le géomètre s'élevait jusqu'à ses hauteurs. Mais il ne sortait rien d'un si grand épisode. Et, trois cent pages durant M. K., l'expert-géomètre, continuait à entrer aussi peu au Château. C'était comme sa seconde nature, c'était sa vocation.

On sortait de cette lecture furieux et fasciné, confident sinon d'un secret, qui devait se cacher dans ce Château fuyant et qui devait être une récompense si merveilleuse qu'on préférait mille fois sa peine et sa révolte aux faciles plaisirs de quelque autre lecture.

Que cachait cette route aux tournants décevants ?

Où allait-elle ? Elle se perdait dans le sable. Au bout du compte, l'ouvrage restait inachevé. On descendait du mât de cocagne sans avoir attrapé la coupe, mais on était monté plus haut qu'à n'importe quel autre mât de Cocagne, et on gardait l'esprit hanté par le mystère de cette coupe, de cette récompense, qu'on n'avait pas pu attraper. On n'en avait rapporté que l'ombre. On la caressait dans sa poche. On la faisait voir aux amateurs ".

Alexandre VIALATTE


Le Procès

Comme le Château il semblait débuter comme une simple méprise. Mais ce procès qui avait l'air de n'être abord qu'une erreur, une plaisanterie, en tout cas un malentendu, tournait mal, devenait très grave et traquait finalement son homme qu'il poursuivait comme un rat affolé.

Cette histoire d'un monsieur qu'on arrête, qui ne sait pas de quoi on l'accuse et qui passe toute une vie en liberté provisoire à essayer de défendre une cause qu'il ignore devant un juge qu'il n'atteint pas, ressemblait étrangement à celle des héritiers de la faute originelle.

K. mourait finalement de la main des bourreaux, égorgé dans une carrière. N'était pas l'homme, dont, dit Pascal, la vie ne saurait s'expliquer que par le châtiment d'un crime dont il a perdu la mémoire ? Nous venons au monde sans avoir fait d'études pour ça et nous mourrons sans remède. Mais Kafka ne donne pas la clé.

Il semblait qu'il voulût prouver que la vie est une geôle sinistrement bouffonne qui s'ouvre sur une guillotine dans un décor de Grand Guignol. Et rien ne peut exprime l'angoisse qui suintait sur l'humour de cette invraisemblable aventure, drôle, plate ou cruelle comme un destin d'enfant.

Et il semblait que quelque chose de plus grand, et non pas de plus tragique, mais de plus cosmique en quelque sorte, s'exprimât à travers ces schémas et ces pantins.

On sentait que Kafka voulait forcer le secret de la destinée humaine.

Commentaires

Milan Kundera qui a écrit un essai sur l'auteur dans L'art du roman me semble l'auteur qui a le mieux su cerner l'œuvre de Kafka .Les commentaires qui suivent sont tirés de cet ouvrage.

Mais que signifie donc que l'expression " kafkaïen "?

" Dans les romans de Kafka le pouvoir a le caractère d'un labyrinthe à perte de vue. L'homme est au milieu d'un monde qui n'est qu'une seule, une immense institution labyrinthique à laquelle il ne peut se dérober et qu'il ne peut comprendre.

Chez Kafka, l'institution est un mécanisme obéissant à ses propres lois qui ont été programmées on ne sait plus par qui ni quand, qui n'ont rien à voir avec des intérêts humains et qui sont donc inintelligibles.

Dans le monde kafkaïen, le dossier représente la vraie réalité, tandis que l'existence physique de l'homme n'est que le reflet projeté sur l'écran des illusions.

Partout où le pouvoir se déifie, il produit automatiquement sa propre théologie ; partout où il se comporte comme Dieu, il suscite à son égard des sentiments religieux.

Dans le roman Le Procès, deux messieurs, tout à fait quelconques surprennent un matin Joseph K dans don lit, lui déclarent qu'il est arrêté et mangent son petit déjeuner. K, fonctionnaire bien discipliné, au lieu de les chasser de l'appartement, se défend longuement devant eux, en chemise de nuit. Quand Kafka a lu à ses amis le premier chapitre du Procès, tout le monde a ri, y compris l'auteur. Le comique est inséparable de l'essence même du kafkaïen. Mais pour tout homme qui s'identifie à K., c'est un piètre soulagement de savoir que son histoire est comique. L'homme se trouve enfermé dans la blague de sa propre vie comme un poisson dans un aquarium ; il ne trouve pas ça drôle. Le kafkaïen nous emmène à l'intérieur, dans les entrailles d'une blague, dans l'horrible du comique.

Ne sachant pas de quoi il est accusé, K, dans Le Procès, se décide à examiner toute sa vie, tout son passé " jusque dans ses moindres détails ". La machine de l' " auto culpabilisation " s'est mise en branle. L'accusé cherche sa faute.

Le kafkaïen n'est pas une notion sociologique ou politologique. On a essayé d'expliquer les romans de Kafka comme une critique de la société industrielle, de l'exploitation, de l'aliénation, de la morale bourgeoise, bref, du capitalisme. Mais, dans l'univers de Kafka, on ne trouve presque rien de ce qui constitue le capitalisme :ni l'argent et son pouvoir, ni la propriété et les propriétaires, ni la lutte des classes.

Mais comment se fait-il que Kafka, introverti et concentré sur sa propre vie et son art, ait prévu le visage du futur ? Les mécanismes psychologiques qui fonctionnent à l'intérieur des grands événements historiques (apparemment incroyables et inhumains) sont les mêmes que ceux qui régissent les situations intimes (tout à fait banales et très humaines).
La fameuse lettre que Kafka a écrite et n'a jamais envoyée à son père, démontre bien que c'est de la famille, du rapport entre l'enfant et le pouvoir déifié des parents, que Kafka a tiré sa connaissance de la technique de culpabilisation qui est devenue un des grands thèmes de ses romans.

Dans Le Verdict, nouvelle étroitement liée à l'expérience familiale de l'auteur, le père accuse son fils et lui ordonne de se noyer. Le fils accepte sa culpabilité fictive, et il va se jeter dans le fleuve aussi docilement que, plus tard, son successeur Joseph K., inculpé par une organisation mystérieuse, ira se faire égorger. La ressemblance entre les deux accusations, les deux culpabilisations et les deux exécutions trahit la continuité qui lie, dans l'œuvre de Kafka, l'intime " totalitarisme " familial à celui de ses grandes visions sociales.

C'est par le viol de l'intimité que commence l'histoire de Joseph K. : deux messieurs inconnus viennent l'arrêter dans son lit. De ce jour, il ne sentira plus seul : le tribunal le suivra, l'observera et lui parlera ; sa vie privée disparaîtra peu à peu, avalée qu'elle sera par l'organisation mystérieuse qui le traque. Et en ceci le point de départ du totalitarisme ressemble à celui du procès : on viendra vous surprendre dans votre lit. On viendra comme aimaient le faire votre père et votre mère.

Le public est le miroir du privé, le privé reflète le public.

Et il n'y a pas que la famille, mais aussi l'organisation où Kafka a passé toute sa vie adulte : le bureau.

Dans le monde bureaucratique du fonctionnaire, il n'y a pas d'initiative, d'invention, de liberté d'action ; il y a seulement des ordres et des règles : c'est le monde de l'obéissance. C'est le monde où les gestes sont devenus mécaniques et où les gens ne connaissent pas le sens de ce qu'ils font.

Le fonctionnaire n'a affaire qu'à des anonymes et à des dossiers : c'est le monde de l'abstrait.

Kafka a su voir ce que personne n'a vu : la virtualité poétique contenue dans le caractère fantomatique des bureaux.

Grâce au fantastique qu'il a su apercevoir dans le monde bureaucratique, Kafka a réussi ce qui paraissait impensable avant lui : transformer une matière profondément antipoétique, celle de la société bureaucratisée à l'extrême, en grande poésie de roman ; transformer une histoire extrêmement banale, celle d'un homme qui ne peut obtenir le poste promis (ce qui est en fait l'histoire du Château) en mythe, en épopée, en beauté jamais vue.

Les poètes n'inventent pas les poèmes
Le poème est quelque part là-derrière
Depuis très très longtemps il est là
Le poète ne fait que le découvrir.
Jan Skacel

Kafka n'a pas prophétisé. Il a seulement vu ce qui était " là-derrière ". Il ne savait pas que sa vision était aussi une pré-vision. Il n'avait pas l'intention de démasquer un système social. L'énorme portée sociale, politique, " prophétique " des romans de Kafka, réside justement dans leur " non-engagement ".

Franz Kafka a dit sur notre condition humaine ce qu'aucune réflexions sociologiques ou politologique ne pourra nous dire. " Milan Kundera

Alexandre Vialatte dira de Kafka : il avait des yeux magnifiques. Des soleils noirs. Je me fis son prophète étonné. Il y avait de l'intelligence, et quelque chose de dévorant dans le regard.

Qui se fût jamais avisé, avant les songes de Kafka, que la vie ressemblât à un roman de Kafka ?

Kafka n'est pas autre chose que le problème de l'isolement humain. Tous ses héros sont des Robinsons traqués, et assiégés moralement par l'invisible. La Gestapo, en le traquant lui-même dans ses œuvres posthumes, ne se trompait pas. Elle traquait l'âme individuelle, sa pire ennemie.

C'est peut-être par son intermédiaire que Jean-Paul Sartre est venu à l'existentialisme. Père, rarement nommé, du pessimisme, de l'absurde.

Cet inculpé, pris au piège dès le début, qui ne connaît pas sa faute, qui se débat, qui s'épuise, qui ne peut être amnistié et qui finit tragiquement dans une carrière, n'est-ce pas l'Homme ? Ce procès était le plus grand procès de l'Histoire, celui de l'Homme. "

Milan KUNDERA

Bibliographie :

Kafka - Klaus Wagenbach - Editions Belfond -
Kafka ou l'Innocence diabolique - Alexandre Vialatte - Editions Les Belles Lettres -
L'espace littéraire - Maurice Blanchot - Editions Folio essais -
Kafka - Klaus Wagenbach - Editions Ecrivains de toujours -
L'art du roman - Milan Kundera _ Editions Gallimard -

Adaptation cinématographique

"Kafka" est un film américain de 1991 réalisé par Steven Soderbergh. Le film mélange des éléments de la biographie de Kafka, interprété par Jeremy Irons, à l'univers de ses romans. Ses cadres et l'utilisation du noir et blanc dans certaines scènes rappellent l'atmosphère du cinéma expressionniste.

Employé dans une compagnie d'assurance, Kafka mène une double vie d'employé et d'écrivain. Un soir, son meilleur ami se fait tuer dans des circonstances pour le moins troublantes. Cherchant à comprendre ce qui s'est passé, il est amené à rencontrer un groupe anarchiste clandestin en lutte contre une organisation qui mène d'étranges expériences...

Peu après son prix remporté au Festival de Sundance en 1987 pour Sexe, mensonges et vidéo, Soderbergh confia au producteur de Barry Levinson, Mark Johnson de Baltimore Pictures, son intérêt pour ce scénario écrit par Lem Dobbs qui jouissait d'une certaine renommée dans le milieu underground, mais qui était systématiquement refusé par manque de potentiel commercial. En 1989, suite à la chute du Mur de Berlin, Soderbergh abandonna le projet sur lequel il travaillait, The Last Ship, qui prenait comme cadre la Guerre froide. Il put ainsi se consacrer au tournage de Kafka.
L'échec commercial du film contribua à la perte de confiance des producteurs que connut Soderbergh au milieu des années 1990.

Jeremy Irons : Kafka
Theresa Russell : Gabriela
Joel Grey : Burgel
Ian Holm : Le docteur Murnau
Jeroen Krabbé : Bizzlebek
Armin Mueller-Stahl : Grubach
Alec Guinness : Le chef Clerk


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