Franz Kafka
naquit le 3 juillet 1883 dans la maison Zum Turm (à la
Tour), à deux pas du ghetto à Prague. La mère
Julie Löwy, était issue d'une famille de drapiers
et de brasseurs germano-juive, famille cultivée, de bon
renom et de solide fortune. Le père, Hermann Kafka, fils
de boucher, issu du prolétariat judéo-tchèque,
tenait un magasin de nouveautés à Prague (cannes,
parapluies, articles de mode, mercerie). Hermann Kafka n'oublia
jamais sa difficile jeunesse. Il la citait sans cesse en exemple
à ses enfants et n'admettait qu'un critère : la
réussite sociale. Son origine tchèque, provinciale,
constituait pour lui un obstacle quasiment infranchissable, mais,
opportuniste, énergique, âpre au gain, habité
par la volonté farouche de parvenir au succès dans
les affaires, il finit par s'imposer.
Dans
la famille de Kafka on parlait tchèque et allemand.
Bien
des années plus tard, Kafka écrira à sa fiancée
" Je suis l'aîné de six enfants, deux frères
un peu plus jeunes que moi sont morts en bas âge par la
faute des médecins, il y eut alors une pause, je fus l'enfant
unique ..C'est ainsi que j'ai très longtemps vécu
seul, me débattant avec des nourrices, de vieilles bonnes
d'enfant, des cuisinières hargneuses, des gouvernantes
maussades, car mes parents passaient le plus clair de leur temps
au magasin ". Franz avait six ans lorsque naquit enfin sa
première sur, Elli, suivie par Valli et, deux ans
après Ottla (de beaucoup ma préférée
", écrira-t-il plus tard).
Suivant
le code d'éducation classique, ses parents ne le laissent
" manquer " de rien : ni la gouvernante française,
ni les jouets, ni la bonne d'enfant ou les leçons de piano.
L'enfant
grandit dans " l'air lourd, toxique, qui consume les enfants
dans la chambre familiale joliment arrangée ". Les
ordres laconiques de son père restaient pour lui des énigmes.
" Tout était si précaire pour moi que je ne
possédais effectivement que ce que j'avais déjà
dans les mains ou dans la bouche, ou ce qui, tout au moins, était
en chemin pour y parvenir " écrira-til plus tard.
L'héritage
maternel faisait de lui un enfant obéissant, d'une nature
paisible et sage.
On
choisit pour lui l'école primaire allemande, bien que le
père fut alors membre fondateur de la première synagogue
pragoise où l'on prêchait en tchèque .
Prudence d'un homme d'affaire qui pense à l'avenir de son
fils : si, en tant que juif, il voulait réussir en Autriche,
il n'y parviendrait qu'en possédant la " langue officielle
" de la monarchie autrichienne. Cela n'empêcha pas
Kafka, sa vie durant, de parler et d'écrire le tchèque
presque à la perfection.
Dès
l'âge de dix ans Franz fréquente le lycée
classique, source inépuisable, pour la monarchie, de juristes
et de commis de l'Etat. Ses camarades voyaient en lui un garçon
modeste, effacé, réservé, quelqu'un "
constamment entouré d'une espèce de parois en verre
". L'héritage de ses ascendants maternels, parmi lesquels
se trouvent des rabbins et des médecins, domine en lui
: il se reconnaît maints traits originaux des Löwy,
dont il tient le goût de la solitude et la constitution
délicate. " Sensibilité, sentiment de l'injustice,
inquiétude " c'est ainsi que Kafka caractérise
l'héritage des Löwy.
Dans
sa famille, la tradition religieuse restait faible ; la Bar-mizwah,
accomplie à la synagogue des tziganes, ne signifia guère
plus pour Kafka qu'une " prière péniblement
apprise. A la fin de ses études secondaires, il se déclare
athée.
Dans
son uvre, cependant, qui comporte des accents prophétiques,
il pose souvent les problèmes en thermes théologiques.
Kafka lui-même note dans ses carnets " Ecrire est une
forme de prière ".
Quoique
bon élève, Kafka est hanté par un sentiment
de l'échec et manque de confiance en lui. Ni le lycée,
ni la maison paternelle ne sont d'aucun secours à cette
âme en proie à mille inquiétudes. Après
le baccalauréat, Franz reprit ses études de droit.
Franz avait commencé à écrire dès
le lycée, avec " désespoir ", dit-il dans
son Journal, conscient de sa singularité au sein d'une
famille fermée à la création artistique.
Kafka, confronté avec le monde extérieur, est amené,
de par sa sensibilité, à se replier sur lui-même.
Seule compte sa vie intérieure.
Cette
singularité, envenime déjà les rapports de
Kafka avec sa famille. Franz est toujours à la recherche
d'un feu avec lequel réchauffer les froids espaces de notre
monde, et cette quête dissimule mal un violent désir
d'évasion, une secrète aspiration à la vie
communautaire. La plus importante de ses tentatives dans ce sens
est sans doute son adhésion au socialisme.
Le
18 juin 1906, Kafka est promu docteur en droit par " l'Université
impériale et royale Karl-Ferdinand de Prague ". En
optant pour le droit Kafka a cru payer sa dette envers ses parents.
Kafka fut influencé par la doctrine de Franz Brentano "
nous fouillons en nous comme une taupe, et nous sortons de notre
sable souterrain le poil tout noirci et velouté ".
Incertitude et autocritique, obsession du verdict et étrangeté
du réel, timidité et rêves d'amitié
- tels étaient les affrontements quotidiens du jeune étudiant
en droit.
Au
tournant du siècle, Prague était la troisième
ville par ordre d'importance - après Vienne et Budapest
- de la monarchie danubienne. Capitale de la Bohème, elle
était composée de trois éléments différents
: une majorité Tchèque et les minorités allemandes
et juives.
Aussi
longtemps qu'il vécut à Prague, capitale du Royaume
de Bohème, Kafka a très rarement quitté le
centre de la ville.
Durant
ces décennies le centre changea d'aspect et le plus profond
bouleversement fut la démolition presque totale de l'ancien
ghetto - paradis, pendant la jeunesse de Kafka, des fripiers,
des prostituées, des ivrognes et des petites gens. A partir
de 1893, il fut " assaini ". Franz dira à Janouch
" Notre cur continue à ignorer l'assainissement
accompli. La vieille ville juive malsaine qui est en nous a beaucoup
plus de réalité que la ville neuve et hygiénique
qui nous entoure ".
Kafka
était un citadin, ce qui explique son enthousiasme pour
la nature vierge, l'air pur et la vie saine. Pour son époque,
le citadin Kafka a relativement beaucoup vu de l'Europe et des
nouveautés de son temps.
Après
sa promotion, Kafka effectua un stage auprès des tribunaux,
stage obligatoire pour tout juriste qui voulait entrer au service
de l'Etat.
Or,
c'est à cette époque qu'il renonça aussi
bien au service de l'Etat qu'au métier d'avocat et grâce
à l'intervention de ses oncles Siegfried et Alfred, il
put entrer à la filiale pragoise des Assicurazioni Generali.
En juillet 1908 il entra à la " Compagnie d'assurances
ouvrières contre les accidents du travail pour le Royaume
de Bohème ".
Franz
fut très vite jugé " rédacteur remarquable
" et juriste de premier plan. La vie de bureau, morne gagne-pain,
lui pèse et représente l'empêchement majeur
au plein épanouissement de son activité littéraire.
Quand il doit consacrer provisoirement ses heures à une
affaire industrielle familiale, Kafka se sent au bord du suicide,
qu'il frôlera du reste à plusieurs reprises.
Grâce
à ses fréquentes tournées d'inspection, Franz
était parfaitement au courant de la vie dans les usines
- il fut le seul auteur " bourgeois " de son temps à
posséder une telle connaissance.
L'année
1912, constitue un " tournant " de son existence. Jusqu'alors,
il a " évolué à peu près comme
un homme d'affaires qui vit au jour le jour, évidemment
en proie aux soucis et à de sombres pressentiment, mais
sans tenir de comptabilité exacte ".
Depuis
deux ans il tient régulièrement son Journal, dans
lequel apparaissent régulièrement de petits textes
en prose ou des ébauches de récits plus importants
; en hiver 1911-1912 il esquisse une première version assez
longue du " roman américain ". En novembre 1912
il écrit la Métamorphose.
Jugement,
procès, châtiment - tel seront les principaux thèmes
des uvres de la maturité.
Lé
début de cette période de fécondité
est marqué par la rencontre avec une troupe théâtrale
yiddish venue de Pologne. Kafka alla régulièrement
dans ce " boui-boui ". Mais il s'intéressa aussi
au judaïsme oriental, à sa culture et à sa
religiosité ; ce monde le mit pour la première fois
en contact avec un tout autre aspect de la spécificité
juive.
1912
fut aussi une année de violent bouleversement à
l'intérieur de la famille et pour Franz ce fut la première
explosion de haine contre celle-ci : " Je les hais tous,
l'un après l'autre ". Ce fut cette même année
qu'il fit la connaissance de la " Berlinoise ", Felice
Bauer, sa future fiancée à qui il dédia Le
Verdict. Pendant cinq ans, il mène un combat incessant
et désespéré avec lui-même pour s'arracher
la décision d'épouser cette jeune fille au "
visage insignifiant qui porte franchement son insignifiance ",
mais courageuse, énergique et gaie, d'une santé
solide, aspirant à un bonheur petit-bourgeois.
L'extraordinaire
fécondité des semaines qui suivirent la rédaction
nocturne du Verdict fut bientôt accompagnée par un
" flot de lettres " à Felice Bauer, employée
dans une fabrique de " parlographes " à Berlin.
Quand,
autour de ses fiançailles nouées, renouées
avec Felice Bauer, il examine inlassablement "" tout
ce qui est pour ou contre mon mariage ", il se heurte toujours
à cette exigence, " mon unique aspiration et mon unique
vocation est la littérature tout ce que j'ai
fait n'est qu'un résultat de la solitude alors, je
ne serai plus jamais seul. Pas cela, pas cela ".
A
ce propos il écrira encore " J'étais lié
comme un criminel ; si on m'avait mis dans un coin avec des vraies
chaînes, des gendarmes devant moi ce n'aurait pas été
pire. Et c'était mes fiançailles, et tous s'efforçaient
de m'amener à la vie et, n'y parvenant pas, de me supporter
tel que j'étais ".
Peu
après sa demande en mariage, les relations cessent.
Le
Verdict, récit bref et dense, marque un tournant décisif
dans l'art de Kafka : le style limpide et dépouillé,
son réalisme étrange, obsédant, rapprochent
l'uvre de l'expressionnisme le plus pur. Le thème
central, la sentence de mort prononcée par un père
tout-puissant quoique d'apparence sénile contre Georg,
son fils unique, tourmenté de remords, se retrouve sous-jacent
ou modulé dans la totalité des uvres ultérieures.
Les écrits de la maturité pivotent tous autours
de l'idée du jugement, du procès et du châtiment.
Vers
la fin de 1912, Kafka compose un récit assez ample, La
Métamorphose. En septembre 1913, il va à Venise
et rencontre " la Suissesse ", liaison sur laquelle
il gardera le même silence que sur celle de Zuckmantel.
Au
début de la Grande Guerre, il n'est pas mobilisé
(réformé pour " faiblesse de constitution).
C'est
à cette époque qu'il rédige de grandes parties
du Procès, roman inachevé. Joseph K, le héros
du procès, se trouve arrêté sans motif précis
le jour de son trentième anniversaire. En fait il est libre
de vaquer à son emploi au sein d'une grande banque. Tout
au long du roman il est confronté avec les images de la
Loi, du Tribunal et du Juge, et lutte en vain pour saisir la vérité
de ces images, symboles en apparence, allusions en réalité
à un monde dont le sens est malaisé à déchiffrer.
Il évolue dans un univers totalitaire où la justice
semble absente et où les femmes, comme dans la plupart
des récits de Kafka, son réduites à un rôle
purement érotique, avilissant, animal presque. L'avant-veille
de son trente et unième anniversaire, il meurt " comme
un chien ", dans une carrière déserte, égorgé
par deux bourreaux mystérieux, vêtus de noir, et
" c'était comme si la honte devait lui survivre ".
Dans
la Grande lettre au Père, qu'il écrira cinq ans
plus tard, Kafka commente cette page finale du Procès :
" j'avais perdu devant toi ma confiance et, en échange,
j'avais reçu un immense sentiment de culpabilité
; En souvenir de cette immensité de découragement,
j'écrivis un jour au sujet d'un de mes personnages avec
juste raison : Il craint que la honte ne lui survive ".
En
août 1915, deuxièmes fiançailles et voyage
à Budapest avec Felice, c'est alors qu'éclate cette
maladie " appâtée " cinq ans durant par
" les migraines et les insomnies ", cette " toux
accompagnée de crachements de sangs " où Kafka
voit " presque un soulagement ". C'est qu'il se trouvait
soudain libéré de toutes les obligations (bureau,
fiancée, famille) qu'il avait cru devoir assumer jusque
là. Pour la première fois il prend congé
(8 mois) et part à Zürau, petit village au Nord-Ouest
de la Bohème, où sa sur Ottla gère
la ferme de son beau-frère. Quelques jours après
il écrit à son ami Max Brod " La liberté,
la liberté avant tout ".
L'apparition
de la tuberculose en été 1917 mit tout d'abord un
terme aux " tentatives matrimoniales " et libéra
Kafka du travail de bureau - provisoirement d'ailleurs : au cours
des cinq années qui suivent, la Compagnie ne cessera de
réclamer sa " réintégration ".
C'est
à Zürau, lors d'un long séjour à la
campagne, que remontent les premiers indices de la conception
ultérieure du Château. Il poursuit en outre les études
d'hébreu commencées à Prague, première
étape d'un voyage en Palestine - projet qui durera jusqu'à
la fin de sa vie.
Après
six mois de travail au bureau, Kafka obtient un nouveau congé,
il va séjourner quatre mois dans une pension près
de Liboch sur l'Elbe. Il y fait la connaissance de Julie Wohryzek,
fille d'un cordonnier pragois, avec qui il ne tardera pas à
se fiancer - union farouchement combattue par le père de
Franz : ce sera le principal motif de la Lettre au père
écrite en novembre 1919. Les fiançailles sont rompues.
En
avril 191O la Compagnie accorde une nouvelle cure à Kafka
: il passe trois mois à Merano, d'où il écrit
les premières lettres à Milena Jesenska, sa traductrice
tchèque, qui vit à Vienne. Mais cette tentative
amoureuse échoue, elle aussi : Milena était (encore)
mariée, non juive, tchèque _ Kafka ne se sentait
pas de force à affronter les résistances de son
milieu. Ce qui n'empêchera pas une extraordinaire relation
de confiance de persister : en octobre 1921, Kafka confiera tous
ses journaux à Milena.
Milena
l'avait compris comme aucune femme dans sa vie. Elle écrira
à son sujet " Franz n'a pas le moindre refuge, pas
le moindre abri. C'est pourquoi il est exposé à
tout ce dont nous sommes protégés. Il est nu dans
un monde travesti. Sa fatale lucidité, sa pureté
et son refus du compromis l'ont conduit de force à l'ascèse
". Kafka savait que cet amour venait trop tard.
Kafka
passe huit mois dans les hautes Tatras, pour la première
fois parmi les tuberculeux. Au début de l'automne 1921,
la Compagnie exige de nouveau sa " réintégration
", et ce n'est qu'en juin 1922, qu'on lui accorde définitivement
de faire valoir ses droits à la retraite.
A
Spindelmühle, en février 1922, Kafka avait commencé
Le Château. Il continue à Prague. En septembre, il
écrit à Brod, qu'il a dû " laisser tomber,
apparemment pour toujours, l'histoire du château ".
Il
faut attendre un an, après un long séjour à
Prague, pour que Kafka se remette à écrire. Pendant
les vacances d'été à Müritz, sur la
Baltique, il a rencontré Dora Diamant à la colonie
de vacances du " Foyer populaire juif " ; en septembre,
Dora et lui s'installent dans un appartement à Berlin -
Kafka réalise son rêve : quitter Prague.
Mi-mars
1924, Max Brod ramène à Prague son ami mortellement
malade ; en avril, Dora Diamant et Robert Klopstock l'accompagnent
au sanatorium de Kierling, près de Vienne, où il
meurt le 3 juin 1924, un mois avant son 41 anniversaire. Il sera
enterré à Prague.
André
Vialatte a écrit à son propos : " Il voulait
être écrivain depuis son enfance ; il ne voulait
être qu'écrivain. Il n'a jamais écrit simplement
pour l'argent. Il a été le greffier fidèle
et sobre, le secrétaire de son âme et de son intelligence.
Elles étaient hautes, scrupuleuses et profondes.
Ce
qui mesure sa grandeur d'homme, ce qui mesure sa grandeur d'écrivain,
c'est l'envergure de son souci. Il n'a vécu penché
sur soi et attentif à son propre royaume, que pour y discerner
l'humain dans ce qu'il a de plus particulier : l'âme personnelle.
On
sent dans l'uvre qu'il a grandi dans un pays où un
père écrasant, qui avait toujours raison, ne laissait
pas de place à son initiative. On souffre de le voir se
débattre à l'ombre étouffante d'une famille
qui ne semble pas l'avoir compris. Paralysé de complexes
féconds, il trébuchait sur ses scrupules comme l'albatros
de Baudelaire. Et c'est pénible à voir, quand l'albatros
ne vole pas.
Après
sa mort, il s'amenuise encore. Tchèque, juif et intelligent
il disparaît triplement de la terre, qu'il n'avait au surplus
jamais habitée, pendant l'occupation allemande. Ses éditeurs
allemands ont étés supprimés, ses livres
ont été brûlés, ses traductions ont
été interdites en librairie, les manuscrits s'égarent.
Il avait déjà dit qu'il voulait qu'on brûle
ses romans. On les publie pourtant dans des revues clandestines.
Il mène une vie souterraine.
La
mode qui vit de malentendus, le sacre roi de l'absurde et prince
du désespoir. Gide et Barrault l'adaptent au théâtre
et Barrault joue le Procès à New York.
Messages
d'un mort, les romans de Kafka arrivaient donc comme des espèces
d'avertissement d'une police surnaturelle qui cherchait à
rappeler aux hommes l'importance de l'absolu et la misère
vertigineuse de leur condition de justiciables, comme les paraboles
d'un prophète qui montraient le gouffre et désignaient
chacun comme un coupable, ou tout au moins un accusé.
Kafka
n'est pas un auteur bizarre. Si son uvre est étrange
elle l'est par profondeur, parce qu'il voit sous un angle à
lui des chose que nous croyons connaître par routine et
qu'il nous en révèle que nous ne connaissons pas.
Kafka est le contraire de l'auteur artificiel, s'il étudie
des phénomènes compliqués, c'est que la nature
est compliquée. Et il n'est pas malsain car il n'aima jamais,
et d'une passion désespérée, que le juste,
le vrai, le bien. Ce torturé nous rappelle Pascal. Le malaise
de Kafka, c'est le vertige de Pascal et le trait de cet homme
est d'être un Juste. "
"
Ses plus grandes uvres sont des cauchemars de scrupuleux
rédigés par un ironiste et par un roi de la parabole
sur un ton de procès-verbal. C'est la plus singulière
complainte du sort humain qu'on ait écrite ".
La
Métamorphose
Le
commissaire voyageur Grégoire Samsa, seul soutien de sa
famille depuis la faillite de son père, est heureux de
pouvoir, par son travail, procurer à sa sur, passionnée
de musique, les moyens de continuer à étudier le
violon.
Au
terme d'une nuit troublée par d'effrayants cauchemars,
Grégoire se trouve métamorphosé au réveil
en un gros cancrelat.
Le
lecteur se rend vite compte que " Cette métamorphose
occupe beaucoup moins son esprit que le retard qu'il aura au bureau.
Pour Grégoire, elle n'est pas une révolution, mais
une évolution normale de son être. Elle le transforme
en lui-même.
Elle
le sculpte dans sa misère, dans son malheur et son péché.
Voilà pourquoi si le lecteur s'étonne, Gregor Samsa
s'étonne si peu.
Et
c'est là l'une des causes du malaise du lecteur car il
s'indigne constamment à la lecture de Kafka de données
qu'il imagine purement arbitraires. Il s'irrite ici d'un héros
qui admet placidement ces données, se situant ainsi froidement
dans une logique agressivement hostile au sens commun. "
Alexandre Vialatte
S'apercevant
de la répulsion qu'il suscite autour de lui, Grégoire
arrive peu à peu à loger sous son propre lit pour
échapper aux regards de ses parents et de sa sur
; il ne se nourrit plus que d'ordures, affectionne la saleté
et fuit la lumière. Tout le monde l'évite, honteux
d'avoir chez soi un insecte aussi répugnant ; seule une
vieille domestique, d'origine paysanne, continue à s'occuper
de lui comme si rien ne s'était passé.
Désormais,
Grégoire ne quitte presque plus sa cachette ; mais un soir,
attiré par le son du violon, il sort tout doucement de
dessous son lit et, se dirigeant vers la lumière qui vient
de la porte ouverte, se trouve soudain au milieu de la famille
réunie.
En
s'apercevant de sa présence, chacun manifeste son horreur
et son dégoût ; son père, furieux, lui lance
une pomme qui l'atteint au dos, brisant sa carapace.
"
Le héros se trouve enfermé au fond de son corps
de monstrueux coléoptère, dans un monde incommunicable,
dans l'île déserte de Pascal. Et à son tour,
la sensation de solitude accroît la sensation de péché.
Il a beau dans la vie pratique s'estimer innocent, un subconscient
cruel l'accuse sourdement et pèse sur sa démarche
quand il veut se mettre en route pour l'absolu ". A. Vialatte
Retourné
dans sa cachette, Grégoire va mourir lentement tandis que
sa blessure, en pourrissant, fait se détacher morceau par
morceau sa carapace. " Chers parents ", dit le pauvre
Gregor en expirant, en mourant seul à l'aube dans un coin,
délaissé comme une bête puante, " je
vous ai pourtant toujours aimés ". .
Ce
court roman, atteignant au poignant et à l'horrible, pétri
de tendresse et de désespoir, révèle une
incomparable maîtrise d'écriture et d'expression.
Kafka réussit la fusion " naturelle " de l'étrange
et du quotidien, sans laisser discerner lequel des deux éléments
procède de l'autre.
On
éprouve parfois à lire le sentiment du cauchemar,
mais le récit est trop cohérent pour ne ressembler
à s'y méprendre à la réalité.
En outre, son accent de sincérité renforce l'impression
d'évènements profondément intimement vécus.
Le
malheureux héros " est l'ascète de la solitude,
celui qui n'arrive pas, de par son tempérament, à
s'insérer au sein de la société - c'est par
là, plus ou moins tout le monde -, c'est le derviche de
l'isolement, c'est Kafka, c'est l'individu. Le manque d'amour
est cause de son malheur.
Le château
Dès
les premières pages on se sent engagés sournoisement
dans une hallucinante histoire qu laisse le bon sens révolté
et séduit. Une histoire d'expert-géomètre
(toujours ces professions singulières et banales déjà
irritantes par elles-mêmes) qui avait l'air de faire agressivement
exprès d'être précisément cet expert-géomètre,
comme personne ou comme tout le monde. Et d'ailleurs, l'était-il
? Il disait qu'il l'était ! C'était comme
un dialogue de sourds ou encore une histoire de fous : une histoire
d'expert-géomètre qui se prend pour un expert-géomètre.
Il arrivait pour aller au Château, rien de plus naturel.
Ni de plus simple. Mais il paraît que c'était compliqué.
Il faisait son quartier général dans le Village.
Mais ni le Village, qui ne le rejetait pas, qui ne disait jamais
non, sans dire oui, ne l'acceptaient. La neige tombait. Le Château
était tout proche. Le géomètre le cernait.
Le
géomètre l'assiégeait. Il lui envoyait des
messages et le Château lui envoyait des messagers. Il entendait
de tout près la cloche qui lui sonnait le ranz de toutes
ses nostalgies. Il était là comme les Grecs devant
Troie. Jamais il n'y entrait malgré toutes ses diplomaties,
ses arguties, ses tentatives.
Un
jour pourtant, un jour entre les jours, à travers le trou
d'une serrure, il entrevoyait M. Klamm comme une vision béatifique
dans un porte-plume souvenir de Lourdes ou de La Salette, et M.
Klamm fumait un cigare derrière un bureau d'homme d'affaires,
et composait par son maintien, par sa personne banale et solennelle,
par son costume irréprochable, un grand tableau de la bureaucratie,
quelle aventure ! Le géomètre s'élevait jusqu'à
ses hauteurs. Mais il ne sortait rien d'un si grand épisode.
Et, trois cent pages durant M. K., l'expert-géomètre,
continuait à entrer aussi peu au Château. C'était
comme sa seconde nature, c'était sa vocation.
On
sortait de cette lecture furieux et fasciné, confident
sinon d'un secret, qui devait se cacher dans ce Château
fuyant et qui devait être une récompense si merveilleuse
qu'on préférait mille fois sa peine et sa révolte
aux faciles plaisirs de quelque autre lecture.
Que
cachait cette route aux tournants décevants ?
Où
allait-elle ? Elle se perdait dans le sable. Au bout du compte,
l'ouvrage restait inachevé. On descendait du mât
de cocagne sans avoir attrapé la coupe, mais on était
monté plus haut qu'à n'importe quel autre mât
de Cocagne, et on gardait l'esprit hanté par le mystère
de cette coupe, de cette récompense, qu'on n'avait pas
pu attraper. On n'en avait rapporté que l'ombre. On la
caressait dans sa poche. On la faisait voir aux amateurs ".
Alexandre
VIALATTE
Le
Procès
Comme
le Château il semblait débuter comme une simple méprise.
Mais ce procès qui avait l'air de n'être abord qu'une
erreur, une plaisanterie, en tout cas un malentendu, tournait
mal, devenait très grave et traquait finalement son homme
qu'il poursuivait comme un rat affolé.
Cette
histoire d'un monsieur qu'on arrête, qui ne sait pas de
quoi on l'accuse et qui passe toute une vie en liberté
provisoire à essayer de défendre une cause qu'il
ignore devant un juge qu'il n'atteint pas, ressemblait étrangement
à celle des héritiers de la faute originelle.
K.
mourait finalement de la main des bourreaux, égorgé
dans une carrière. N'était pas l'homme, dont, dit
Pascal, la vie ne saurait s'expliquer que par le châtiment
d'un crime dont il a perdu la mémoire ? Nous venons au
monde sans avoir fait d'études pour ça et nous mourrons
sans remède. Mais Kafka ne donne pas la clé.
Il
semblait qu'il voulût prouver que la vie est une geôle
sinistrement bouffonne qui s'ouvre sur une guillotine dans un
décor de Grand Guignol. Et rien ne peut exprime l'angoisse
qui suintait sur l'humour de cette invraisemblable aventure, drôle,
plate ou cruelle comme un destin d'enfant.
Et
il semblait que quelque chose de plus grand, et non pas de plus
tragique, mais de plus cosmique en quelque sorte, s'exprimât
à travers ces schémas et ces pantins.
On
sentait que Kafka voulait forcer le secret de la destinée
humaine.
Commentaires
Milan
Kundera qui a écrit un essai sur l'auteur dans L'art du
roman me semble l'auteur qui a le mieux su cerner l'uvre
de Kafka .Les commentaires qui suivent sont tirés de cet
ouvrage.
Mais
que signifie donc que l'expression " kafkaïen "?
"
Dans les romans de Kafka le pouvoir a le caractère d'un
labyrinthe à perte de vue. L'homme est au milieu d'un monde
qui n'est qu'une seule, une immense institution labyrinthique
à laquelle il ne peut se dérober et qu'il ne peut
comprendre.
Chez
Kafka, l'institution est un mécanisme obéissant
à ses propres lois qui ont été programmées
on ne sait plus par qui ni quand, qui n'ont rien à voir
avec des intérêts humains et qui sont donc inintelligibles.
Dans
le monde kafkaïen, le dossier représente la vraie
réalité, tandis que l'existence physique de l'homme
n'est que le reflet projeté sur l'écran des illusions.
Partout
où le pouvoir se déifie, il produit automatiquement
sa propre théologie ; partout où il se comporte
comme Dieu, il suscite à son égard des sentiments
religieux.
Dans
le roman Le Procès, deux messieurs, tout
à fait quelconques surprennent un matin Joseph K dans don
lit, lui déclarent qu'il est arrêté et mangent
son petit déjeuner. K, fonctionnaire bien discipliné,
au lieu de les chasser de l'appartement, se défend longuement
devant eux, en chemise de nuit. Quand Kafka a lu à ses
amis le premier chapitre du Procès, tout le monde a ri,
y compris l'auteur. Le comique est inséparable de l'essence
même du kafkaïen. Mais pour tout homme qui s'identifie
à K., c'est un piètre soulagement de savoir que
son histoire est comique. L'homme se trouve enfermé dans
la blague de sa propre vie comme un poisson dans un aquarium ;
il ne trouve pas ça drôle. Le kafkaïen nous
emmène à l'intérieur, dans les entrailles
d'une blague, dans l'horrible du comique.
Ne
sachant pas de quoi il est accusé, K, dans Le Procès,
se décide à examiner toute sa vie, tout son passé
" jusque dans ses moindres détails ". La machine
de l' " auto culpabilisation " s'est mise en branle.
L'accusé cherche sa faute.
Le
kafkaïen n'est pas une notion sociologique ou politologique.
On a essayé d'expliquer les romans de Kafka comme une critique
de la société industrielle, de l'exploitation, de
l'aliénation, de la morale bourgeoise, bref, du capitalisme.
Mais, dans l'univers de Kafka, on ne trouve presque rien de ce
qui constitue le capitalisme :ni l'argent et son pouvoir, ni la
propriété et les propriétaires, ni la lutte
des classes.
Mais
comment se fait-il que Kafka, introverti et concentré sur
sa propre vie et son art, ait prévu le visage du futur
? Les mécanismes psychologiques qui fonctionnent à
l'intérieur des grands événements historiques
(apparemment incroyables et inhumains) sont les mêmes que
ceux qui régissent les situations intimes (tout à
fait banales et très humaines).
La fameuse lettre que Kafka a écrite et n'a jamais envoyée
à son père, démontre bien que c'est de la
famille, du rapport entre l'enfant et le pouvoir déifié
des parents, que Kafka a tiré sa connaissance de la technique
de culpabilisation qui est devenue un des grands thèmes
de ses romans.
Dans
Le Verdict, nouvelle étroitement liée
à l'expérience familiale de l'auteur, le père
accuse son fils et lui ordonne de se noyer. Le fils accepte sa
culpabilité fictive, et il va se jeter dans le fleuve aussi
docilement que, plus tard, son successeur Joseph K., inculpé
par une organisation mystérieuse, ira se faire égorger.
La ressemblance entre les deux accusations, les deux culpabilisations
et les deux exécutions trahit la continuité qui
lie, dans l'uvre de Kafka, l'intime " totalitarisme
" familial à celui de ses grandes visions sociales.
C'est
par le viol de l'intimité que commence l'histoire de Joseph
K. : deux messieurs inconnus viennent l'arrêter dans son
lit. De ce jour, il ne sentira plus seul : le tribunal le suivra,
l'observera et lui parlera ; sa vie privée disparaîtra
peu à peu, avalée qu'elle sera par l'organisation
mystérieuse qui le traque. Et en ceci le point de départ
du totalitarisme ressemble à celui du procès : on
viendra vous surprendre dans votre lit. On viendra comme aimaient
le faire votre père et votre mère.
Le
public est le miroir du privé, le privé reflète
le public.
Et
il n'y a pas que la famille, mais aussi l'organisation où
Kafka a passé toute sa vie adulte : le bureau.
Dans
le monde bureaucratique du fonctionnaire, il n'y a pas d'initiative,
d'invention, de liberté d'action ; il y a seulement des
ordres et des règles : c'est le monde de l'obéissance.
C'est le monde où les gestes sont devenus mécaniques
et où les gens ne connaissent pas le sens de ce qu'ils
font.
Le
fonctionnaire n'a affaire qu'à des anonymes et à
des dossiers : c'est le monde de l'abstrait.
Kafka
a su voir ce que personne n'a vu : la virtualité poétique
contenue dans le caractère fantomatique des bureaux.
Grâce
au fantastique qu'il a su apercevoir dans le monde bureaucratique,
Kafka a réussi ce qui paraissait impensable avant lui :
transformer une matière profondément antipoétique,
celle de la société bureaucratisée à
l'extrême, en grande poésie de roman ; transformer
une histoire extrêmement banale, celle d'un homme qui ne
peut obtenir le poste promis (ce qui est en fait l'histoire du
Château) en mythe, en épopée, en beauté
jamais vue.
Les
poètes n'inventent pas les poèmes
Le poème est quelque part là-derrière
Depuis très très longtemps il est là
Le poète ne fait que le découvrir. Jan Skacel
Kafka
n'a pas prophétisé. Il a seulement vu ce qui était
" là-derrière ". Il ne savait pas que
sa vision était aussi une pré-vision. Il n'avait
pas l'intention de démasquer un système social.
L'énorme portée sociale, politique, " prophétique
" des romans de Kafka, réside justement dans leur
" non-engagement ".
Franz
Kafka a dit sur notre condition humaine ce qu'aucune réflexions
sociologiques ou politologique ne pourra nous dire. " Milan
Kundera
Alexandre
Vialatte dira de Kafka : il avait des yeux magnifiques. Des soleils
noirs. Je me fis son prophète étonné. Il
y avait de l'intelligence, et quelque chose de dévorant
dans le regard.
Qui
se fût jamais avisé, avant les songes de Kafka, que
la vie ressemblât à un roman de Kafka ?
Kafka
n'est pas autre chose que le problème de l'isolement humain.
Tous ses héros sont des Robinsons traqués, et assiégés
moralement par l'invisible. La Gestapo, en le traquant lui-même
dans ses uvres posthumes, ne se trompait pas. Elle traquait
l'âme individuelle, sa pire ennemie.
C'est
peut-être par son intermédiaire que Jean-Paul Sartre
est venu à l'existentialisme. Père, rarement nommé,
du pessimisme, de l'absurde.
Cet
inculpé, pris au piège dès le début,
qui ne connaît pas sa faute, qui se débat, qui s'épuise,
qui ne peut être amnistié et qui finit tragiquement
dans une carrière, n'est-ce pas l'Homme ? Ce procès
était le plus grand procès de l'Histoire, celui
de l'Homme. "
Milan
KUNDERA
Bibliographie
:
Kafka
- Klaus Wagenbach - Editions Belfond -
Kafka ou l'Innocence diabolique - Alexandre Vialatte - Editions
Les Belles Lettres -
L'espace littéraire - Maurice Blanchot - Editions Folio
essais -
Kafka - Klaus Wagenbach - Editions Ecrivains de toujours -
L'art du roman - Milan Kundera _ Editions Gallimard -
Adaptation
cinématographique
"Kafka"
est un film américain de 1991 réalisé par
Steven Soderbergh. Le film mélange des éléments
de la biographie de Kafka, interprété par Jeremy
Irons, à l'univers de ses romans. Ses cadres et l'utilisation
du noir et blanc dans certaines scènes rappellent l'atmosphère
du cinéma expressionniste.
Employé
dans une compagnie d'assurance, Kafka mène une double vie
d'employé et d'écrivain. Un soir, son meilleur ami
se fait tuer dans des circonstances pour le moins troublantes.
Cherchant à comprendre ce qui s'est passé, il est
amené à rencontrer un groupe anarchiste clandestin
en lutte contre une organisation qui mène d'étranges
expériences...
Peu
après son prix remporté au Festival de Sundance
en 1987 pour Sexe, mensonges et vidéo, Soderbergh
confia au producteur de Barry Levinson, Mark Johnson de Baltimore
Pictures, son intérêt pour ce scénario écrit
par Lem Dobbs qui jouissait d'une certaine renommée
dans le milieu underground, mais qui était systématiquement
refusé par manque de potentiel commercial. En 1989, suite
à la chute du Mur de Berlin, Soderbergh abandonna le projet
sur lequel il travaillait, The Last Ship, qui prenait comme cadre
la Guerre froide. Il put ainsi se consacrer au tournage de Kafka.
L'échec commercial du film contribua à la perte
de confiance des producteurs que connut Soderbergh au milieu des
années 1990.
Jeremy
Irons : Kafka Theresa Russell : Gabriela Joel Grey : Burgel Ian Holm : Le docteur Murnau Jeroen Krabbé : Bizzlebek Armin Mueller-Stahl : Grubach Alec Guinness : Le chef Clerk