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La promesse de l'aube


J'étais un enfant lorsque ma mère m'apprit l'existence d'une cohorte ennemie et je pressentis qu'un jour, pour elle, j'allais la défier.

Il y avait Totoche, le dieu de la bêtise, Merzavka, le dieu des vérités absolues, Filoche, le dieu de la petitesse, des préjugés, du mépris, de la haine. Il y avait d'autres dieux, plus mystérieux et plus louches, plus insidieux et masqués, difficiles à identifier.

Nous sommes aujourd'hui de vieux ennemis et c'est de ma lutte avec eux que je veux faire ici le récit ; ma mère avait été un de leurs jouets favoris ; dès mon plus jeune âge je m'étais promis de la dérober à cette servitude.

Ce fut à treize ans que j'eus pour la première fois le pressentiment de ma vocation.

J'étais alors élève de quatrième au lycée de Nice et ma mère avait, à l'hôtel Negresco, une de ces " vitrines " de couloir où elle exposait les articles que les magasins de luxe lui concédaient.

Depuis treize ans, déjà, seule, sans mari, sans amant, elle luttait ainsi courageusement, afin de gagner, chaque mois, ce qu'il nous fallait pour vivre, pour payer le beurre, les souliers, le loyer, les vêtements, le bifteck de midi - ce bifteck qu'elle plaçait chaque jour devant moi dans l'assiette, un peu solennellement, comme le signe même de sa victoire sur l'adversité. Ma mère debout, me regardait manger avec cet air apaisé des chiennes qui allaitent leurs petits.

A ce moment-là, elle avait déjà cinquante et un ans. Un âge difficile, lorsqu'on a seulement un enfant pour tout soutien dans la vie.

Ses propres ambitions artistiques ne s'étaient jamais accomplies et elle comptait sur moi pour les réaliser.

J'étais, pour ma part, décidé à faire tout ce qui était en mon pouvoir pour qu'elle devînt, par mon truchement, une artiste célèbre et acclamée et, après avoir longtemps hésité entre la peinture, la scène, le chant et la danse, je devais un jour opter pour la littérature, qui me paraissait le dernier refuge, sur cette terre, de tous ceux qui ne savent pas où se fourrer.

Ma mère possédait un grand talent de reconstitution historique, par la voix et le geste, et semblait bien prouver qu'elle avait été, dans sa jeunesse, la grande artiste dramatique qu'elle prétendait avoir été. Je ne suis cependant jamais parvenu à élucider ce dernier point entièrement.

Je savais qu'elle était fille d'un horloger juif de la steppe russe ; qu'elle avait été très belle, qu'elle avait quitté sa famille à l'âge de seize ans ; qu'elle avait été mariée, divorcée, remariée, divorcée encore - et tout le reste, pour moi, était une joue contre la mienne, une voix mélodieuse, qui murmurait, parlait, chantait, riait - un rire insouciant, d'une gaieté étonnante, que je guette, j'attends, que je cherche en vain, depuis, autour de moi ; un parfum de muguet, une chevelure sombre qui coule à flot sur mon visage et, murmure à l'oreille, des histoires étranges d'un pays qui, un jour, allait être le mien.

La France que ma mère évoquait dans ses descriptions lyriques et inspirées depuis ma tendre enfance avait fini par devenir pour moi un mythe fabuleux, entièrement à l'abri de la réalité, une sorte de chef-d'œuvre poétique, qu'aucune expérience humaine ne pouvait atteindre ni révéler.

Elevé dans ce musée imaginaire de toutes les noblesses et de toutes les vertus, je passai d'abord mon temps à regarder autour de moi avec stupeur, et ensuite, l'âge d'homme venu, à livrer à la réalité un combat homérique et désespéré, pour redresser le monde et le faire coïncider avec le rêve naïf qui habitait celle que j'aimais si tendrement.

Oui, ma mère avait du talent - et je ne m'en suis jamais remis.

Quant à moi je n'attachais nulle importance à ce que je pouvais être ou ne pas être d'une manière provisoire et transitoire, puisque je me savais promis à des sommets vertigineux, d'où j'allais faire pleuvoir sur ma mère mes lauriers, en guise de réparation. Car j'ai toujours su que je n'avais pas d'autre mission ; que je n'existais, en quelque sorte, que par procuration ; que la force mystérieuse mais juste qui préside au destin des hommes m'avait jeté dans le plateau de la balance pour rétablir l'équilibre d'une vie de sacrifices et d'abnégation. Je croyais à une logique secrète et souriante, dissimulée aux recoins les plus ténébreux de la vie. Je croyais à l'honorabilité du monde. Je ne pouvais voir le visage désemparé de ma mère sans sentir grandir dans ma poitrine une extraordinaire confiance dans mon destin.

Aux heures les plus dures de la guerre, j'ai toujours fait face au danger avec un sentiment d'invincibilité. Rien ne pouvait m'arriver, puisque j'étais son happy end. Dans ce système de poids et mesures que l'homme cherche désespérément à imposer à l'univers, je me suis toujours vu comme sa victoire.

J'avais huit ans, je crois, lorsque la vision grandiose qu'elle avait de mon avenir m'apparut.
Nous étions alors installés provisoirement à Wilno, en Pologne, en attendant d'aller nous fixer en France.

Ma mère gagnait notre vie en façonnant des chapeaux pour dames, dans notre appartement transformé en " grand salon de modes de Paris ".

Nous étions alors dans une situation matérielle déplorable, il faisait terriblement froid à Wilno, où la neige montait lentement du sol, le long des murs sales et gris.

Ma mère revenait de ses périples à travers la ville enneigée, posait ses cartons à chapeaux dans un coin, s'asseyait, allumait une cigarette et me regardait avec un sourire radieux.

J'allais l'embrasser. Ses joues sentaient le froid. Elle me tenait contre elle, fixant par-dessus mon épaule, quelque chose de lointain, avec un air émerveillé. Puis elle disait :

- Tu seras ambassadeur de France.

Je n'avais que huit ans, mais ma décision était déjà prise : tout ce que ma mère voulait, j'allais le lui donner.

Puis nos affaires prirent meilleure tournure. Le spectacle de ma mère faisant des projets, était pour moi quelque chose de fabuleux et de bouleversant.

J'eus une gouvernante française et je fus vêtu d'élégants costumes de velours spécialement coupés pour moi et, pour faire face aux intempéries, je fus affublé d'une surprenante pelisse d'écureuil dont les centaines de petites queues grises, tournées vers l'extérieur, provoquaient l'hilarité des passants.

Mon père avait quitté ma mère peu après ma naissance. Je savais que l'homme qui m'avait donné son nom avait une femme, des enfants, qu'il voyageait beaucoup, allait en Amérique, et je l'ai rencontré plusieurs fois. Il n'est vraiment entré dans ma vie qu'après sa mort.

Je savais bien qu'il était mort pendant la guerre dans une chambre à gaz, exécuté comme Juif, avec sa femme et ses deux enfants, alors âgés de quinze et seize ans.

En 1956 j'appris par une lettre un détail particulièrement révoltant sur sa fin tragique : il était mort de peur, sur le chemin du supplice, à quelque pas de l'entrée.

L'homme qui est mort ainsi était pour moi un étranger, mais ce jour-là il devint mon père, à tout jamais.

Lorsque la petite entreprise de ma mère fut déclarée en faillite, nos meubles furent saisis. Ma mère avait cependant eu la précaution de mettre à l'abri son trésor précieux, une collection complète de vieille argenterie impériale, qu'elle avait emportée avec elle de Russie.

Avec les quelques centaines de zlotys que nous avions pu sauver du désastre, sous décidâmes de nous rendre à Varsovie, où ma mère y avait des parent et des amis, mais surtout il y avait un lycée français.

A Varsovie nous vécûmes difficilement dans des chambres meublées.
Ma mère fit mille choses pour nous maintenir à flot. Elle fut courtière de bijoux, acheta et revendit des fourrures et des antiquités. Elle fit aussi de la gérance d'immeubles, fut placeuse en publicité et se chargea de mille autres besognes dont je ne me souviens plus aujourd'hui ; mais chaque matin à dix heures, lors de la récréation, elle était là avec son thermos de chocolat et de tartines beurrées.

De mon côté, je me surpassais dans mes efforts pour voler à son secours. J'écrivais des poèmes et je les lui récitais à haute voix. Elle les écoutait toujours attentivement. Peu à peu son regard s'éclairait, les traces de fatigue disparaissaient de son visage et elle s'exclamait, avec une conviction absolue :

- Lord Byron ! Pouchkine ! Victor Hugo !

J'ai gardé de mon premier contact avec la France, le souvenir d'un porteur à la gare de Nice, avec sa longue blouse bleu, sa casquette, ses lanières de cuir et un teint prospère, fait de soleil, d'air marin et de bon vin.

Nous nous installâmes dans une maison de famille, rue de la Buffa. A Nice je me mis à écrire pour de bon. Attaqué par le réel sur tous les fronts, refoulé de toutes parts, me heurtant partout à mes limites, j'ai pris l'habitude de me réfugier dans un monde imaginaire et à y vivre, à travers les personnages que j'inventais, une vie pleine de sens, de justice et de compassion. Instinctivement, sans influence littéraire apparente, je découvris l'humour, cette façon habile de désamorcer le réel au moment même où il va vous tomber dessus.

Plus je regardais le visage vieilli, fatigué, de ma mère, et plus mon sens de l'injustice et ma volonté de redresser le monde et de le rendre honorable grandissait en moi. J'écrivais tard dans la nuit.

Ma mère avait cinquante-deux ans lorsqu'elle fit sa meilleure affaire, la vente d'un immeuble de sept étages dans l'ancien boulevard Carlonne, aujourd'hui boulevard Grosso. L'acheteur, frappé par l'esprit d'entreprise et l'énergie de ma mère, lui en confia la gérance.

Ce fut ainsi que l'Hôtel-Pension Mermonts ouvrit ses portes à la grande clientèle internationale. Je crois qu'elle a vécu là quelques-uns de ses meilleurs moments.

Un jour j'appris ce qu'elle me cachait depuis deux ans : ma mère était diabétique et, chaque jour elle se faisait une piqûre, avant de commencer sa journée.

Une peur abjecte me saisit. Je sentis qu'il fallait me dépêcher, qu'il me fallait en toute hâte écrire le chef-d'œuvre immortel, lequel, en faisant de moi le plus jeune Tolstoi de tous les temps, me permettrait d'apporter immédiatement à ma mère la récompense de ses peines et le couronnement de sa vie.

Plus tard, en 1933, je quittai Nice et m'inscrivis à la Faculté de Droit d'Aix-en-Provence. Ma mère m'envoyait des billets lapidaires, remplis d'exhortations à la vaillance et à la ténacité.

" Courage mon fils tu reviendras à la maison le front ceint de lauriers… "

La légende de mon avenir était ce qui la tenait en vie.

C'est ainsi que jai vécu, jusqu'à vingt-deux ans, du travail d'une vieille femme malade et surmenée.

L'automne approchait et mon départ pour Paris devenait imminent. A Paris, je m'enfermai dans ma minuscule chambre d'hôtel et, négligeant les cours à la Faculté de Droit, je me mis à écrire de tout mon saoul.

En 1938 je fus incorporé à Salon-de-Provence. J'étais heureux, j'aimais les avions. Je ne fus même pas nommé sergent, pas même caporal-chef : je fus nommé caporal.

Je lui racontai que j'avais séduit la femme du Commandant de l'Ecole.

- Raconte-moi tout, m'ordonna-t-elle.

Elle aimait les jolies histoires, ma mère. Je lui en ai raconté beaucoup.

L'idée que la France pouvait perdre la guerre ne m'était jamais venue.

Après de multiples pérégrinations, j'avais décidé de passer en Angleterre, à bord d'un Den-55. Il n'était pas question de me dérober : j'étais tenu. Je sentais le regard d'admiration et de fierté de ma mère posé sur moi. J'avais à défendre un conte de nourrice dans l'esprit d'une vieille dame.

L'aérodrome de Bordeaux-Mérignac, le 15 juin 1940. Je m'apprêtais à monter dans un avion lorsqu'un cycliste vint me prévenir qu'on me demandait d'urgence au téléphone. C'était ma mère qui dans le chaos de la défaite, avait réussi à me joindre. L'avion sur lequel j'étais sur le point de monter décolla, se cabra, explosa et s'écrasa au sol. Il n'y eut pas de survivants. Au téléphone, ce fut une série de cris, de mots, de sanglots, cela ne relevait pas du langage articulé.

Après Londres j'embarquai pour l'Afrique. C'est ainsi que la première nouvelle de mon roman Education Européenne fut écrit à bord du navire qui nous emportait vers les combats du ciel africain.

Les lettres de ma mère, sans date, hors du temps, devaient me suivre partout fidèlement. Pendant trois ans et demi, j'ai été soutenu ainsi par un souffle et une volonté plus grands que la mienne et ce cordon ombilical communiquait à mon sang la vaillance d'un cœur trempé mieux que celui qui m'animait.

Mais je tiens à le dire clairement : je n'ai rien fait. Je me suis débattu. Je ne me suis pas vraiment battu.

Un jour cependant, nous eûmes une sortie un peu plus mouvementée que d'habitude. La Croix de la Libération devait être épinglée sur ma poitrine quelques mois plus tard, sous l'Arc de Triomphe, par le Général de Gaulle lui-même.

Puis un événement insolite se produisit dans ma vie, je reçus du Ministère des Affaires étrangères une lettre officielle me suggérant de poser ma candidature au poste de secrétaire d'ambassade.

Le destin de ma mère prenait tournure.

Le ruban vert et noir de la Libération bien en évidence sur ma poitrine, au- dessus de la Légion d'honneur, de la Croix de Guerre, les galons de capitaine sur les épaules, la casquette sur l'œil, mon roman en français et en anglais dans la musette bourrée de coupure de presse et, dans ma poche, la lettre qui m'ouvrait les rangs de la Carrière, avec juste ce qu'il fallait de plomb dans le corps pour faire le poids, ivre d'espoir, de jeunesse, de certitude et de Méditerranée, je revenais à la maison après avoir démontré l'honorabilité du monde, après avoir donné une forme et un sens au destin d'un être aimé.

Mais à l'hôtel-Pension Mermonts où je fis arrêter la jeep, il n'y avait personne pour m'accueillir. Il me fallut plusieurs heures pour connaître la vérité. Ma mère était morte trois ans et demi auparavant, quelques mois après mon départ pour l'Angleterre.

Au cours des derniers jours qui avaient précédé sa mort, elle avait écrit près de deux cent cinquante lettres, qu'elle avait fait parvenir à son amie en Suisse. Je continuai donc à recevoir de ma mère la force et le courage qu'il me fallait pour persévérer alors qu'elle était morte depuis plus de trois ans. Le cordon ombilical avait continué à fonctionner.

Avec l'amour maternel, la vie vous fait à l'aube une promesse qu'elle ne tient jamais. On est obligé de manger froid jusqu'à la fin de ses jours. Après cela, chaque fois qu'une femme vous prend dans ses bras et vous serre sur son cœur, ce ne sont plus que des condoléances. On revient toujours gueuler sur la tombe de sa mère comme un chien abandonné. [..] Vous êtes passés à la source très tôt et vous avez tout bu. Lorsque la soif vous reprend vous avez beau vous jeter de tous côtés, il n'y a plus de puits, il n'y a que des mirages. […]. Je ne dis pas qu'il faille empêcher les mères d'aimer leurs petits. Je dis simplement qu'il vaut mieux que les mères aient encore quelqu'un à aimer.

Commentaires

 

Autobiographie ?

Il serait peut-être plus sage de parler d'autofiction. Mais autofiction est trop vague ; roman n'est pas exact, reste plutôt autobiographie fictive ou fiction autobiographique, impossible de définir ce livre singulier.

Gary écrivit " Chacun de nous se fait une illusion du monde […] ; les grands artistes sont ceux qui imposent à l'humanité leur illusion du monde. Gary s'est toujours flatté d'être comme ses saltimbanques, un illusionniste ".

" Tout est permis dans l'art, sauf l'échec… Lorsque l'art n'échoue pas, son mensonge est honnête, lorsqu'il échoue, aucune " vérité " ne saurait l'empêcher d'être un mensonge piteux ".

Ou encore " Ne dis pas forcément les choses comme elles se sont passées, mais transforme les en légendes, et trouve le ton de voix qu'il faut pour les raconter ".

La promesse de l'aube " fut créée en 1958. Gary était alors diplomate, consul général à Los Angeles.

Sa mère l'a mis au monde puis elle l'a façonné selon son désir, comme un Dieu sa créature. Il est son œuvre unique et son chef-d'œuvre. Mais lui, de son côté, l'a aimée, portée, protégée, détestée aussi pour son pouvoir sur lui, son intransigeance et même pour ses sacrifices dont il lui sera impossible d'être quitte, jamais.

Si bien qu'il n'a trouvé qu'une solution pour lui rendre hommage et la mettre à distance : la créer à son tour, lui rendre vie dans une œuvre dont cette fois il sera l'auteur.

(Mireille Sacotte) écrit :
Avec " La promesse de l'aube " elle naît de sa plume, sublime, toute-puissante, tragique, mais aussi fragile, naïve autant que rusée, comique, voir grotesque, insupportable, envahissante, non plus une personne mais un personnage magnifique. Et il l'impose entre toutes les femmes.

Lorsqu'il raconte ses exploits il invite à désacraliser le héros, et il fait grand usage de l'humour, ce qui donne un ton particulier au livre.

Les scènes sont la plupart du temps comiques pour le lecteur, et tragiques, pour le protagoniste enfant.

Le sujet du livre est aussi celui d'une intégration à un nouveau pays, plus ou moins de rêve, qu'est la France, qui tantôt accueille, tantôt refuse d'accueillir, comme tous les pays. Le troisième personnage, en dehors de la mère et du fils, est la France.

Il se plaisait à dire : " Je n'ai pas une goutte de sang français, mais le sang français coule dans mes veines "

" Mon livre est avant tout une œuvre littéraire, rien n'est tout à fait vrai, mais rien n'est tout à fait faux. Mon livre est une œuvre d'art, ce n'est pas un document ".

Biographie

 

Romain Gary est né à Wilno le 21 mai 1914, dans la grande métropole spirituelle et intellectuelle que les Juifs ashkénazes avaient surnommée la " Jérusalem de Lituanie ", centre d'études juives le plus important d'Europe orientale.

Sa mère Mina Owczynska avait divorcé à Varsovie d'un premier époux lorsqu'elle épousa Arieh-Leïb Kacew. Arieh, négociant en fourrures, appartenait à la catégorie sociale des " petits bourgeois " de l'Empire russe.

Mina avait déjà 35 ans lorsque son fils Roman naquit. Cette année-là éclata la première guerre mondiale.

Tous les Juifs de Lituanie orientale et de Courlande furent dispersés dans toute la Russie.

Roman et sa mère éprouvaient une grande fascination pour l'univers du cinéma, et en particulier pour Ivan Mosjoukine, le célèbre acteur russe du cinéma muet. Gary laissa se développer la légende selon laquelle, il aurait été conçu par la star russe et sa mère en voyage à Paris.

Les difficultés matérielles commencèrent après la séparation de Mina et Leïb. Prélude au départ chez les parents de Mina à Swaniacy, et quelques mois plus tard à Varsovie.

Les années que Romain Gary vécut à Wilno et à Varsovie furent douloureuses. Etre juif en Pologne était considéré comme une maladie honteuse. Romain Gary en a tant souffert qu'il a répugné à raconter la véritable histoire de son enfance.

Si Gary en voulait tant à son père, c'est pace-que ce dernier l'a abandonné en 1925 pour vivre avec Frida Bojarski, une femme qui avait dix-sept ans de moins que Mina. Frida lui donna deux enfants, Wala, dite Valentina et Pavel.

Gary et sa mère ont fait partie de la troisième vague d'environ 10 000 personnes qui émigrèrent en France entre 1908 et 1939.

C'est à Nice que Roman Kacew vivra son adolescence et sa jeunesse.

C'est en se présentant à l'Hermitage, l'un des plus somptueux établissements de Nice, construit sur la colline de Cimiez, que Mina se lia avec la famille Agid. Le directeur était Alexandre, le père des trois futurs amis intimes de Romain : Roger, René et Suzanne.

Alexandre Agid accorda à Mina la permission de proposer sa brocante dans ses hôtels, allant même jusqu'à mettre à sa disposition des vitrines pour l'exposer. Les affaires connaissent des hauts et des bas. Mina, prématurément vieillie et atteinte d'un diabète grave, se tue à la tâche.

Une certaine sécurité s'installa enfin lorsqu'un Ukrainien l'engagea comme gérante de la modeste pension Mermont située 7, bd Carlone (aujourd'hui François Grosso).

Après des études à la faculté de droit d'Aix-en-Provence et à la faculté de droit de Paris, Gary apprend le métier d'aviateur. Plus tard il rejoint la France Libre et est incorporé dans les forces aériennes françaises libres.

En 1944 il publie à Londres son premier roman qui deviendra en français " l'Éducation européenne ". La même année il épouse Lesley Blanch. Petite, menue, blonde, elle évoque une poupée en biscuit, anglaise précisément, fragile et précieuse. Elle a trente-sept ans (soit sept années de plus que lui) et une carrière de journaliste d'excellente renommée. Rédactrice à Vogue, elle s'occupe en particulier du cinéma et du théâtre, milieu où elle est connue, appréciée, parfois redoutée. Entre eux, l'humour sera, avec la complicité littéraire, le meilleur ciment.

Nommé Secrétaire d'ambassade à Sofia (Bulgarie), puis premier secrétaire d'ambassade à Berne (Suisse), Chargé d'Affaires à La Paz (Bolivie), Consul Général de France à Los Angeles, Gary poursuit une carrière fulgurante.

En 1956, alors qu'il se trouve en Bolivie, il apprend qu'on lui a décerné le prix Goncourt pour " Les racines du ciel ". Rentré à Paris, la diplomatie, la politique, la littérature, le Tout-Paris honorent Romain Gary. Gary soigne sa publicité, cultive sa différence, sa moustache à la Clark Gable, son allure hautaine et sa voix charmeuse. Il joue les stars, posant pour Paris Match au zoo du bois de Vincennes, où il offre des quignons de pains à ses amis éléphants, ou s'affichant dans les rues de Paris avec un bonne de coton bolivien, orange et vert, qu'il a acheté au marché de La Paz.

Sa légende s'étoffe. Théâtral, cabotin, résolument mystificateur, Gary sait d'expérience que le succès passe par la comédie. A sa parution, " Les racines du ciel" divise la critique, et pose la question du style : Gary est-il ou n'est-il pas " un bon écrivain " ?

Les avis sont partagés. Gary connaît ses faiblesses mais ne laisse pas toujours à son éditeur le temps de " peigner " ses livres. Dès qu'il l'a achevé, il faut que son roman paraisse, de toute urgence, même un peu en désordre, et dans sa brutalité. Une deuxième édition des Racines, après le Goncourt, éliminera les plus grosses erreurs.

En 1957 à Los Angeles il participe à la vie hollywoodienne. C'est là qu'il rencontre Jean Seberg. Elle a vingt et un an. Lui, quarante-cinq. Elle est blonde, pâle et claire, près de ce Consul de France qui ressemble à un mexicain. Elle est célèbre. Encore plus que lui. Elle a donné son visage à la " Jeanne d'Arc " d'Otto Preminger. Elle a joué Cécile, dans " Bonjour tristesse ", d'après Sagan, et elle vient d'achever le tournage d' "A bout de souffle " au côté de Jean-Paul Belmondo, sous la direction de Godard.

Sa coiffure taillée à la serpe, à ras, elle n'en paraît que plus féminine, plus fragile, sous ses quelques mèches très douces, qui accentuent en elle la pureté des traits, la perfection du contour. D'une beauté qui se moque des fards, cette très jeune femme attire Romain au premier coup d'oeil. Elle correspond si bien à l'idéal féminin de ses romans, qu'il a l'impression de tomber amoureux de l'une de ses créations, et de voir son rêve prendre corps. Entre un mariage de raison et des amours de quelques nuits, il rencontre enfin une femme issue de son propre rêve, tombée de son propre ciel.

Entre Gary et Seberg, il y a ce soir-là quelques images de légende : une héroïne de Preminger face à un Consul de France, une star rive gauche adorée par Godard, par Truffaut, face à un écrivain Goncourt, une Américaine du Middle-West parisianisée face à un Français un peu trop russe, un peu trop gaulliste, un peu trop Juif.

Il y a toute la magie d'une première rencontre et d'un coup de foudre amoureux.

Au printemps ils s'installent 108, rue du Bac dans un vaste appartement de huit pièces.

Lorsque Lesley apprendra que Jean est enceinte elle accordera à Gary le divorce, après 17 ans de vie commune.

En 1961, Gary délaisse sa carrière diplomatique, il choisit l'amour et la voie du scandale, désespérant Lesley qui le supplie de garder la face. Il va préférer Jean et une nouvelle bohème. Sa rencontre avec elle coïncide avec un changement profond de sa personnalité, à une nouvelle étape de sa vie.

Elle est luthérienne, marquée dans l'enfance par les principes d'une religion qui est l'une des plus austères du monde et qui, même transportée en Amérique, continue d'exalter toutes les valeurs du puritanisme. Tendre, d'une sensibilité exceptionnelle, que la vie n'a pas polie, Jean éprouve d'instinct pour tout ce qui souffre une pitié que rien ni personne ne sait apaiser.

Devant l'injustice et la souffrance, bouleversée au plus profond de l'être, elle part en croisade. Elle recueille les chiens, les chats, ouvre sa maison aux hippies, aux clochards, aux vagabonds. En 1968 elle s'engage corps et âme dans la lutte antiraciste.

Gary reconnaît l'innocence, la pureté de Jean, mais taxe sévèrement d'idéalisme naïf, son engagement qui la dépasse. Il refuse de partager la culpabilité des Blancs face aux Noirs. Il préfère se tenir à l'écart d'une guerre qui ne le concerne pas.

Le portrait qu'en trace Gary est plein d'indulgence, de désespoir contenu. " Il est difficile d'aimer une femme que l'on ne peut ni aider, ni changer, ni quitter.Je n'en peux plus dit-il. Dix-sept millions de Noirs américains à la maison, c'est trop, même pour un écrivain professionnel…… habitué à capitaliser la souffrance des autres dans des best-sellers. J'ai déjà fait de la littérature avec la guerre, avec l'occupation, avec ma mère, avec la liberté de l'Afrique, avec la bombe, je refuse absolument de faire de la littérature avec les Noirs américains ".

Il a l'intime conviction que la plupart de ce que nous appelons des problèmes idéologiques sont essentiellement psychiatriques. Il ne pressent que trop combien le militantisme blanc, particulièrement celui des protestants américains, s'enracine dans l'angoisse d'un inexorable sentiment de culpabilité, et tend en fait à l'autodestruction.

Jean brûle d'une flamme qui vise à monter au bûcher.
En septembre 1968 ils se séparent, puis divorcent, tout en demeurant unis, vivant dans le même appartement coupé en deux. Diego, leur fils, vit avec son père. Elle les rejoint pour Noël.

En 1970, Jean, qui est toujours officiellement Mme Gary, se retrouve enceinte. Romain décide d'assumer la paternité de l'enfant. Ils se réconcilient. Un article du Newsweek affirme que le bébé n'est pas de Gary mais d'un activiste noir. Le 23 août Jean est transportée à l'hôpital de Genève et accouche prématurément d'une petite fille, Nina, qui meurt deux jours plus tard.

En 1974 Gary a la soixantaine. Il a toujours belle allure. Une vie bien remplie. C'est le moment qu'il choisit pour ruiner - à ses propres yeux - sa respectabilité en publiant sous un pseudonyme, et cela à l'insu même de son éditeur, Gros-Câlin puis la Vie devant soi. Gary vient d'entrer dans la plus fantastique épreuve qu'il ait jamais connue de sa vie d'aventures.

L'aventure Ajar est absolument sans précédent dans l'histoire de la littérature, même conçue à l'échelon de la planète. Aventure folle et tragique dans laquelle, aux antipodes du canular, les années Ajar marquent à la fois l'apothéose du génie fabulateur de Gary et la cassure essentielle dans laquelle il faut chercher un des mobiles de son suicide.

Dans sa vie, dans son oeuvre, dans son apparence physique même, Gary n'a cessé de changer, de superposer les visages, les noms, les identités, finissant par écrire sa vie comme l'une des pièces de son oeuvre.

" L'habitude de n'être que soi-même finit par nous priver totalement du reste du monde, de tous les autres ; je, c'est la fin des possibilités… ".

Il dit aussi "J'éprouve parfois le besoin de changer d'identité, de me séparer un peu de moi-même, l'espace d'un livre".

Avec Ajar, Gary se donne un masque avec un faux nom, jeu littéraire qui est en l'occurrence moins un camouflage qu'une réincarnation. Car il y a dans cette signature d'Ajar aussi neuve que l'était Gary aux premiers temps d'Éducation européenne, la tentation d'un nouveau départ, comme une nouvelle jeunesse, d'un recommencement.

L'oeuvre lui ressemble. On y retrouve, sans trop de difficulté, sa vision à la fois pessimiste et ironique du monde, son idéalisme et son cynisme.

Ajar sera du côté de la farce, mais de la farce triste, à la manière des Âmes mortes de Gogol.

L'oeuvre pourtant innove dans le style, quelque part entre Vian et Queneau : jeux de mots, entorses à la syntaxe, à la grammaire et au vocabulaire, mutilations et gags du langage.

Gary est devenu un gêneur. D'abord par son allure honorable (Croix de la Libération, Légion d'honneur, gaulliste, Consul de France, prix Goncourt), puis par ses gros tirages depuis trente ans ; on n'attend plus rien de neuf d'un mandarin des Lettres, même s'il s'habille tantôt comme un loubard, tantôt comme un clochard.

Gary se met à chercher un pseudonyme pour incarner l'anarchiste qu'il est lui-même et que sont seuls à connaître ses vrais lecteurs. Triste à cause de la critique qui boude ses oeuvres en ne leur accordant plus qu'un coup d'oeil blasé et las, comme si chacun de ses nouveaux livres était un pensum, il décide alors de tenter le diable et de masquer sa plume. Il s'appellera Ajar pour voir. Voir si, en trompant son monde, il rencontrera un accueil ou plus désastreux ou plus enthousiaste, mais au moins un véritable accueil, au lieu de la marée tiède des habituels commentaires.

Ce pseudonyme qui le réincarne dans une nouvelle peau lui redonne en même temps une virginité, la toute fraîcheur d'un débutant.

Mais il lui faut aussi exhiber sa marionnette et la manipuler sur la scène d'une comédie fantastique. Émile Ajar ce sera quelqu'un de la famille : un petit cousin, Paul Pavlowitch, dont la véritable identité restera tout d'abord secrète.

Celui-ci aime profondément Romain Gary. Il a lu tous ses livres, retenu toutes ses histoires et tous ses personnages, c'est un amateur de littérature. Le rôle d'Ajar lui sied, c'est une deuxième peau. Au point que lui-même un jour ne saura plus s'y reconnaître.

Gary s'amuse. La marionnette qu'il a choisie pour interpréter Ajar, révèle un talent authentique de comédien, il mime admirablement un écrivain génial, il a le sens de la phrase et de la repartie, il sait cultiver son propre mystère.

Avec le prix Goncourt le canular Ajar s'officialise. Aucun écrivain ne pouvant en principe recevoir deux fois ce même prix, Gary fait écrire à Paul une lettre pour le refuser.

Mais Hervé Bazin, président de l'Académie lui répondra "L'Académie vote pour un livre, non pour un candidat. Le prix Goncourt ne peut ni s'accepter ni se refuser, pas plus que la naissance ou la mort. M. Ajar reste couronné".

Ce prix aurait pu donner à Gary l'occasion de révéler sa paternité de l'oeuvre. Or il continue le jeu. Il laisse galoper son ombre, peut-être par refus d'un scandale qu'il n'a pas envie d'affronter, plus sûrement par esprit de curiosité, esprit diabolique, qui veut chercher à voir jusqu'où on peut aller trop loin….

La supercherie s'enracine dans le jeu du mensonge, ou plutôt des faux-semblants. Désormais aux yeux de la presse et de l'édition, Romain Gary se double d'un "neveu" plus génial, plus brillant que lui-même.

Ajar c'est l'art, moderne et révolté, gueulant, casseur. Tandis que Gary glisse du côté des vieilles barbes…. La vie devant soi est un triomphe.

Au-delà de cette limite votre ticket n'est plus valable, paru la même année est lu dans l'ensemble avec ce même dédain, cette même pitié moqueuse qu'on accorde dans les salons aux don Juan en déclin. Il semble conter la tristesse d'un vieil homme impuissant, tandis que la Vie devant soi apparaît avec éclat comme le chef-d'oeuvre d'un écrivain effervescent, maître de ses dons, ou comme dit Gary, maître de sa Puissance.

Lorsque Gary publie Clair de femme, l'année suivante, des mauvaises langues disent qu'il cherche à plagier Émile Ajar, à copier son neveu, et se plaisent à y relever des "ajarismes" flagrants, preuve tout à la fois de son épuisement, et de la supériorité du neveu sur l'oncle finissant. L'étoile d'Ajar brille plus fort que celle de Gary.

Tandis qu'il fait parader Paul sur la scène publique, lui s'enferme avec la volonté de revivre par procuration et de créer une histoire à leur mesure pour dérouter les derniers poursuivants. Leurs identités vont se perdre, s'embrouiller, glisser de l'une à l'autre. Période intense d'écriture et de gestion d'oeuvre, les années Ajar marquent pour Gary une puissante activité créatrice, qui paraît sous une double signature mais est en fait le produit d'un seul écrivain. C'est une période passionnée et sombre, dont le vrai déroulement se joue en coulisses, avec des masques, et qui ne laisse voir sur scène qu'une partie de son théâtre secret.

Le 8 septembre 1979 : découverte du corps de Jean coincé sous une couverture contre le siège arrière de sa voiture. Elle avait disparu depuis dix jours. A côté un tube de barbituriques. L'autopsie révélera un taux extrêmement élevé d'alcoolémie. Elle avait quarante et un an.

Le 10, en présence de son fils Diego, Gary tient une conférence de presse chez Gallimard. Il domine mal son émotion. Preuves à l'appui il accuse le F.B.I. d'avoir délibérément cherché, par ses calomnies, à détruire Jean, en 1970, et de l'avoir rendue folle. Il évoque la mort de ce bébé dont elle avait tenu qu'il fût enterré dans un cercueil de verre afin de bien prouver qu'il était blanc. C'est depuis cet événement qu'elle est allée de clinique psychiatrique en clinique psychiatrique, de tentative de suicide, en tentative de suicide.

Son vingt-neuvième livre, L'Angoisse du roi Salomon, tout inspiré par l'âge et par la solitude, et bercé d'un reste d'espoir, marque sa longue marche.

Gary est vieux, Gary est seul. En dépit de son fils, en dépit de Leïla.

Leïla Chellabi est une jeune femme de quarante ans, longue et légère comme une danseuse, brune, avec des cheveux bouclés, coupés courts, et un profil de princesse crétoise. De père d'origine turque et de mère bordelaise, elle vit près de lui depuis déjà un an.

C'est une femme calme, silencieuse, que Romain compare à un chat, indépendante, pourtant tout à fait capable de passions. Elle est divorcée, elle a un fils. Rue du Bac, elle apporte un nouvel ordre féminin, organisant les repas, offrant toujours une présence paisible et rassurante dans un climat d'inquiétude propre à Romain Gary, que les anciennes terreurs de Jean et tout le cirque d'Ajar n'ont fait qu'alourdir ces dernières années.

Mais secrètement, rue du bac, la farce aura vite tourné au cauchemar. Pavlowitch n'est plus le jouet, la marionnette sage ; tout se passe comme si le " chargé de comédie " voulait jouer au maître chanteur, par exemple en réclamant une augmentation des tarifs de sa commission. Les rapports entre oncle et neveu s'en aigrissent.

A la fin du printemps le fisc se manifeste et ajoutera encore d'angoisse aux tourments quotidiens de Romain Gary, qui en vient même à se sentir pris au piège de ses propres manoeuvres, tant il se retrouve traqué à la fois par la vieillesse, par Ajar, et même par le succès.

Dans son livre Europa, il écrit " Je ne crois pas qu'il y ait une éthique digne de l'homme qui soit autre chose qu'une esthétique assumée dans la vie jusqu'au sacrifice de la vie elle-même".

Précisément comme son personnage, Gary va choisir sa mort. Elle sera son dernier numéro d'artiste.

Le mardi 2 décembre 1980, en fin d'après-midi, après avoir cessé d'écrire depuis plusieurs mois et être devenu l'ombre de lui-même, Romain Gary introduisit dans sa bouche le canon d'un revolver et appuya sur la détente.

Cinq semaines avant sa mort il avait confié au Matin : " Je ne suis pas méconnu. Je suis inconnu ".

Et cependant Gary ne s'est pas tué sous un coup de cafard. Son suicide semble avoir été longuement prémédité. Comme un suicide de raison et de lucidité folle quand on a fait le tour de tout et qu'on n'en peut plus d'exister. Son message destiné à la presse semblait marquer d'un point final toutes ces interrogations, sans vraiment les éclairer.

C'est peut-être Clair de femme qu'il faudrait interroger. " Il y a dans ce roman la dérision et le nihilisme qui guettent notre foi humaine et nos certitudes sous le regard amusé de la mort, écrivait Gary. Les dieux païens nous guettent installés sur l'Olympe de nos tripes. Notre vie n'est peut-être que le divertissement de quelqu'un". [...] Tout se passe comme si la vie était un music-hall, un cirque où un suprême senôr Galba, pitoyable pitre alcoolique, dresseur et montreur de chiens s'amuserait à nos dépens ".

Dans Pseudo il écrit " Cette nuit-là, j'ai eu de nouvelles hallucinations ; je voyais la réalité, qui est le plus puissant des hallucinogènes. C'était intolérable. J'ai un copain à la clinique qui a de la veine, qui voit des serpents, des rats, des larves, des trucs sympa, quand il hallucine. Moi je vois la réalité ".

Six mois après son suicide, dans un ultime opuscule posthume, Gary " tuait " Émile Ajar et renaissait de ses cendres. " Je me suis bien amusé. Au revoir et merci. ".

Bibliographie :

Romain Gary/Émile Ajar " de Jean-Marie CATONNE' - Éditions" Les dossiers Belfond "

"Romain Gary " de Dominique BONA - Éditions Mercure de France.

"Romain Gary, le caméléon" de Myriam Anissimov, Éditons Denoël

"La promesse de l'aube de Romain Gary" de Mireille Sacotte - Edition folio - Foliothèque

Ce site a pour vocation de promouvoir la lecture. C'est pourquoi les résumés de livre, les biographies sont faites à partir d'extraits des ouvrages même que j'ai consultés et proposés à la lecture. Afin de mieux préserver le style de l'auteur et le mettre en évidence, je n'ai entrepris aucune réécriture. Internet fonctionnant un peu comme une immense bibliothèque mondiale, les ouvrages que j'ai trouvés dignes de lecture y sont donc proposés. J'espère que les auteurs n'y verront aucun inconvénient car ma véritable intention est de mieux les faire connaître du grand public. R.D.

Citations

Au delà de cette limite votre ticket n'est plus valable

"Je n'ai jamais été un homme de plaisir mais un homme de sanctuaire. Lorsque je te serre très fort dans mes bras, ton corps me donne aide et protection. La vie attend pour me reprendre dans ses tourments quand je cesse d'être intouchable. Il y a autour de nous une chrétienté enfin accomplie de tendresse, de pardon et de justice rendue, et ensuite, lorsque nos souffles se séparent et qu'il faut recommencer à vivre coupés en deux, il reste la connaissance heureuse du sanctuaire et une oeuvre immatérielle faite de certitude de retour."

"Ecoute, la vie ne va pas se fâcher parce que tu es heureuse. On peut dire tout ce qu'on veut de la vie mais une chose est certaine : elle s'en fout. Elle n'a jamais su distinguer le bonheur du malheur. Elle ne regarde pas à ses pieds "

"Elle émergeait des draps et des oreillers comme d'une bataille de cygnes et tendait la main à la recherche d'une branche pour regagner le rivage. Au moment de la plainte, elle cachait son visage comme si elle avait honte et empêchait son cri de monter au ciel en se mordant la main. Je lui dis que j'étais peiné par ce manque de charité envers les cieux."

"Mais dans les bras de Laura, il n'y avait pas d'illusion possible. Jamais je n'avais aimé avec un don si total de moi-même. Je ne me souvenais même plus de mes autres amours, peut-être parce que le bonheur est toujours un crime passionnel : il supprime tous les précédents. Chaque fois que nous étions unis, ensemble, dans le silence des grandes profondeurs qui laissent les mots à leurs travaux de surface et que, très loin, là haut, les milles hameçons du quotidien flottent en vain avec leurs appâts de menus plaisirs, de devoirs et responsabilités, il se produisait une naissance du monde bien connue de tous ceux qui savent encore cette vérité que le plaisir réussit parfois si bien à nous faire oublier : vivre est une prière que seul l'amour d'une femme peut exaucer".

"Le regard neuf de l'enfant sauve même les trottoirs de l'usure".

"Il paraît qu'il ne faut pas avoir peur du bonheur. C'est seulement un bon moment à passer".

"Il ne s'agit pas d'un plaidoyer, dans ces pages. Ce n'est pas non plus un appel au secours et je ne me mettrai pas ce manuscrit dans une bouteille pour le jeter à la mer. Depuis que le monde rêve, il y a déjà eu tant d'appels au secours, tant de bouteilles jetées à la mer, qu'il est étonnant de voir encore la mer, on ne devrait plus voir que les bouteilles."

Les racines du ciel

"Quand vous n'en pouvez plus, faites comme moi: pensez à des troupeaux d'éléphants en liberté en train de courir vers l'Afrique, des centaines et des centaines de bêtes magnifiques auxquelles rien ne résiste, pas même un mur,pas même un barbelé, qui foncent à travers les espaces ouverts et qui cassent tout sur leur passage, qui renversent tout et tant qu'ils sont vivants, rien ne peut les arrêter- la liberté quoi!"

"Vers dix heures du soir, il traversèrent Sionville, roulèrent le long du fleuve, entre les manguiers (…). La nuit avait une présence, un corps, une vie bruissante ; on sentait ses sueurs, son intimité ; dans l'épaisseur du jardin, le chœur des insectes était une pulsation intense qui donnait à l'obscurité des flancs palpitants, une respiration précipitée (…)."

".. Dans la nuit du désert, la forme blanche avait bougé dans le sable et Morel s’était arrêté un instant devant l’adolescent assoupi. Le visage était grave et presque triste, sous la lumière bleue. Puis les lèvres tremblèrent, prononcèrent quelques mots et Morel demeura longuement immobile, penché sur cette tête rebelle hantée jusque dans ses rêves par la seule certitude dont l’homme pût se réclamer. "

"Plus une œuvre est imaginative, plus elle est convaincante et plus je reçois des lettres de lecteurs me demandant si " c'est vrai, c'est vraiment vrai ? "

" Heureusement, pour m'aider un peu à oublier, il y avait le cinéma. Nous passions au cinéma toutes nos soirées. […] Nous en sortions énivrés, avec des voix un peu roques, cherchant à prolonger quelques secondes encore, par nos attitudes, nos gestes, par notre langage, la vie étonnante à laquelle nous avions été mêlés. La beauté des femmes, la force des hommes, la violence de l'action, tout cela donnait à la réalité, qui nous reprenait à la sortie des salles, un caractère d'insupportable banalité. Cette réalité nous paraissait un décor, une mauvaise toile peinte qu'il suffit de crever courageusement pour trouver, derrière, la vraie vie, celle des films".

L'avenue Dante, qui mène de l'hôtel-pension Mermont au marché de la Buffa, s'ouvrait devant ma fenêtre. De ma table de travail je voyais ma mère venir de loin.

[…] Chaque fois que je reviens à Nice, je me rends au marché de la Buffa. J'erre longuement parmi les poireaux, les asperges, les meons, les pièces de bœuf, les fruits, les fleurs et les poissons. Les bruits, les voix, les gestes, les odeurs et les parfums n'ont pas changé, et il ne me manque que peu de chose, presque rien, pour que l'illusion soit complète. Je reste là pendant des heures et les carottes, les chicorées et les endives font ce qu'elles peuvent pour moi".

" Ma mère rentrait toujours à la maison les bras chargés de fleurs et de fruits. Elle croyait profondément à l'effet bienfaisant des fruits sur l'organisme et veillait à ce que j'en mangeasse au moins un kilo par jour. Je souffre de colite chronique depuis. Elle descendait ensuite aux cuisines, arrêtait le menu, recevait les fournisseurs, surveillait le service du petit déjeuner aux étages, écoutait les clients, faisait préparer les pique-niques des excursionnistes, inspectait la cave, veillait à tous les détails de l'affaire".

"Voyez-vous, j'ai de la vie une idée commedia dell'arte. Nous mimons notre vie et puis, brusquement, conscients de la pantomime, nous interrompons le jeu en pleine action pour échanger nos impressions, devant le public des étoiles. Mais ce sentiment dell'arte poussé à l'extrême, comme dans mon cas, tue le spectacle. Il ne reste plus alors que des clowns constamment en dehors de toute action, de toute histoire perceptible, de tout sujet, des " à part " incompréhensibles".

"Je ne crée pas, je ne compose pas ; j'improvise. Dans le théâtre d'aujourd'hui, donc, il n'y a plus de place pour moi".

"J'écris entièrement par vanité…. j'ai besoin d'être admiré. C'est ma grande faiblesse, mais aussi ma seule force, parce que si je n'avais pas le goût de l'exploit, je n'aurais rien fait de ce que j'ai fait dans ma vie et j'aurais été, à l'heure actuelle, hôtelier sur la Côte d'Azur, dans l'affaire de ma mère"
.

"Je ne me suis pas senti le même depuis. Au cours d'un voyage à Varsovie, j'ai visité le musée de l'Insurrection. Je savais tout sur le meurtre des six millions de Juifs, j'avais lu tous les livres, j'avais vu les documents. Mais si je parlais souvent de mes origines juives, au fond je ne me sentais pas juif, malgré mon attachement à la mémoire de ma mère. Or, devant la section du musée consacrée à la révolte du Ghetto, je me suis soudain écroulé et je suis resté évanoui vingt minutes. Je ne m'étais peut-être pas rendu compte du poids qu'avait eu pour moi, dans cette ville où j'ai été élevé, cette immense, cette massive absence : celle des Juifs".

"Je plonge mes racines littéraires dans mon " métissage, je suis un bâtard et je tire ma substance nourricière de mon " bâtardisme " dans l'espoir de parvenir ainsi à quelque chose de nouveau, d'original. Ce n'est d'ailleurs pas un effort : cela m'est naturel, c'est naturel, c'est ma nature de bâtard, qui est pour moi une véritable bénédiction sur le plan culturel et littéraire. C'est pourquoi d'ailleurs certains critiques traditionnalistes voient dans mon œuvre quelque chose d' "étranger ".

"Elsa Triolet écrivait : j'ai fait de mon mieux pour m'intégrer, mais pour les Français je reste une étrangère […] L'amour que l'immigré peut avoir pour son pays d'adoption est toujours un amour malheureux […] Pour s'aimer il faut être deux, or l'indigène ne rend pas son amour à l'étranger".

"La plus grande puissance spirituelle de tous les temps, c'est la Connerie"

"Chère Méditerranée ! Que ta sagesse latine, si douce à la vie, me fut donc clémente et amicale, et avec quelle indulgence ton vieux regard amusé s'est posé sur mon front d'adolescent ! Je reviens toujours à ton bord, avec les barques qui ramènent le couchant dans leurs filets. J'ai été heureux sur ces galets
"



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