Louis Aragon

Odeur des myrtils
Dans les grands paniers
Que demeure-t-il
De nous au grenier ?

Ombre mon royaume
J'y retrouverais
Les anciens arômes
Et les noirs portraits

Les enfants qui dorment
Les fauteuils boiteux
Les ombres difformes
La trace de jeux

C'était moi peut-être
Ou peut-être vous
Les yeux des fenêtres
Sont vides et fous

Dans les mois de paille
Il fait doux guetter
Le cri court des cailles
Divisant l'été

Le vent se repose
Aux bords bleus du temps
Les hérons gris rose
Marchent sur l'étang

Il me semble entendre
Un train loin d'ici
Dans les osiers tendres
Le jour est assis

La fin d'août paresse
Et les arbres font
Des lentes caresses
Aux plafonds profonds

Mémoire qui meurt
Photos effacées
Rumeur ô rumeur
Des choses passées

Kume Keiichirô Banshu


Le cri du butor

Maintenant que la jeunesse
S'éteint au carreau bleui
Maintenant que la jeunesse
Machinale m'a trahi
Maintenant que la jeunesse
Tu t'en souviens souviens-t-en
Maintenant que la jeunesse
Chante à d'autres le printemps
Maintenant que la jeunesse
Détourne ses yeux lilas
Maintenant que la jeunesse
N'est plus ici n'est plus là
Maintenant que la jeunesse
Sur d'autres chemins légers
Maintenant que la jeunesse
Suit un nuage étranger
Maintenant que la jeunesse
A fui voleur généreux
Me laissant mon droit d'aînesse
Et l'argent de mes cheveux
Il fait beau à n'y pas croire
Il fait beau comme jamais
Quel temps quel temps sans mémoire
On ne sait plus comment voir
Ni se lever ni s'asseoir
Il fait beau comme jamais
C'est un temps contre nature
Comme le ciel des peintures
Comme l'oubli des tortures
Il fait beau comme jamais
Frais comme l'eau sous la rame
Un temps fort comme une femme
Un temps à damner son âme
Il fait beau comme jamais un temps à rire et courir
Un temps à ne pas mourir
Un temps à craindre le pire
Il fait beau comme jamais
Tant pis pour l'homme au sang sombre
Le soleil prouvé par l'ombre
Enjambera les décombres

 


Matisse parle

Je défais dans mes mains toutes les chevelures
Le jour a les couleurs que lui donnent mes mains
Tout ce qu'enfle un soupir dans ma chambre est voilure
Et le rève durable est mon regard demain

Toute fleur d'être nue est semblable aux captives
Qui font trembler les doigts par leur seule beauté
J'attends je vois je songe et le ciel qui dérive
Est simple devant moi comme une robe ôtée

J'explique sans les mots le pas qui fait la ronde
J'explique le pied nu qu'a le vent effacé
J'explique sans mystère un moment de ce monde
J'explique le soleil sur l'épaule pensée

J'explique un dessin noir à la fenêtre ouverte
J'explique les oiseaux les arbres les saisons
J'explique le bonheur muet des plantes vertes
J'explique le silence habité des maisons

J'explique infiniment l'ombre et la transparence
J'explique le toucher des femmes leur éclat
J'explique un firmament d'objets par différence
J'explique les rapports des choses que voilà

J'explique le parfum des formes passagères
J'explique ce qui fait chanter le papier blanc
J'explique ce qui qu'une feuille est légère
Et les branches qui sont des bras un peu plus lents

Je rends à la lumière un tribut de justice
Immobile au milieu des malheurs de ce temps
Je peins l'espoir des yeux afin qu'henry Matisse
Témoigne à l'avenir ce que l'homme en attend.

1947


Les mots m'on pris par la main


J'aurais voulu parler de cela sans image
Des amis des amours de ce qu'il en advint
Montrer ce monde et ses visages
Dans la couleur des années vingt

Et j'aurais retracé le vieil itinéraire
Refait patiemment dans le passé décrit
Les pas réel qui nous menèrent
D'un bout à l'autre de Paris

D'un bout à l'autre de la nuit et de nous-mêmes
Les yeux perdus le cœur battant la tête en feu
Pris à notre propre système
Battus à notre propre jeu

Nous qui disions tout haut ce que les autres turent
L'outrage pour soleil et pour loi le défi
Opposant l'injure à l'injure
Et le rêve aux philosophies

Univers furieux de paille et de paroles
J'ai peine à démêler le délire et la vie
Il n'y a que des herbes folles
Sur le chemin que j'ai suivi

Je revois ce temps-là sans y plus rien comprendre
Pour qui ne brûle plus la flamme est sans objet
Le souvenir n'est qu'une cendre
Une ombre au mur qui me singeait

Si je tourne mes yeux vers ces heures premières
Je ne reconnais plus à leurs gestes déments
Dans l'affolement des lumières
Ceux que nous fûmes un moment

Malgré tout ce qui vint nous séparer ensemble
Ô mes amis d'alors c'est vous que je revois
Et dans ma mémoire qui tremble
Vous gardez vos yeux d'autrefois



J'arrive où je suis étranger

Rien n'est précaire comme vivre
Rien comme être n'est passager
C'est un peu fondre comme le givre
Et pour le vent être léger
J'arrive où je suis étranger

Un jour tu passes la frontière
D'où viens-tu mais où vas-tu donc
Demain qu'importe et qu'importe hier
Le coeur change avec le chardon
Tout est sans rime ni pardon
Passe ton doigt là sur ta tempe
Touche l'enfance de tes yeux
Mieux vaut laisser basses les lampes
La nuit plus longtemps nous va mieux
C'est le grand jour qui se fait vieux
Les arbres sont beaux en automne
Mais l'enfant qu'est-il devenu
Je me regarde et je m'étonne
De ce voyageur inconnu
De son visage et ses pieds nus
Peu a peu tu te fais silence
Mais pas assez vite pourtant
Pour ne sentir ta dissemblance
Et sur le toi-même d'antan
Tomber la poussière du temps
C'est long vieillir au bout du compte
Le sable en fuit entre nos doigts
C'est comme une eau froide qui monte
C'est comme une honte qui croît
Un cuir à crier qu'on corroie
C'est long d'être un Homme une chose
C'est long de renoncer à tout
Et sens-tu les métamorphoses
Qui se font au-dedans de nous
Lentement plier nos genoux
O mer amère ô mer profonde
Quelle est l'heure de tes marées
Combien faut-il d'années-secondes
A l'homme pour l'homme abjurer
Pourquoi pourquoi ces simagrées
Rien n'est précaire comme vivre
Rien comme être n'est passager
C'est un peu fondre comme le givre
Et pour le vent être léger
J'arrive où je suis étranger

Les mains d'Elsa

Donne-moi tes mains pour l'inquiétude
Donne-moi tes mains dont j'ai tant rêvé
Dont j'ai tant rêvé dans ma solitude
Donne-moi tes mains que je sois sauvé
Lorsque je les prends à mon propre piège
De paume et de peur de hâte et d'émoi
Lorsque je les prends comme une eau de neige
Qui fuit de partout dans mes mains à moi
Sauras-tu jamais ce qui me traverse
Qui me bouleverse et qui m'envahit
Sauras-tu jamais ce qui me transperce
Ce que j'ai trahi quand j'ai tressailli
Ce que dit ainsi le profond langage
Ce parler muet de sens animaux
Sans bouche et sans yeux miroir sans image
Ce frémir d'aimer qui n'a pas de mots
Sauras-tu jamais ce que les doigts pensent
D'une proie entre eux un instant tenue
Sauras-tu jamais ce que leur silence
Un éclair aura connu d'inconnu
Donne-moi tes mains que mon coeur s'y forme
S'y taise le monde au moins un moment
Donne-moi tes mains que mon âme y dorme
Que mon âme y dorme éternellement …

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