Résumé
Bastien Bongiovanni et sa
femme Florence s'étaient rencontrés durant une randonnée. Ce jour
là la montagne était verte et dorée. Le soleil exécutait son fortissimo.
La nature embaumait et son âme semblait s'exhaler par ces parfums.
Il parut à Bastien que Florence était en harmonie avec la beauté
des choses et qu'elle devait fréquenter chez les anges. Vibrait
en elle quelque chose d'ailé, de fragile, d'inquiet, de pathétique
: une musique du cœur qui depuis les premiers instants, d'ailleurs,
le captivait. Ses gestes étaient des caresses; son visage d'une
infinie douceur, sa démarche légère. Foulait-elle les nuages ?
se demandait Bastien, ravi.
Ils
avaient fini par se marier. Quelques années plus tard, alors qu'ils
se baladaient au dessus du Col d'Eze ils avaient fait une rencontre
qui allait changer le cours de leur vie. Durant la promenade il
admiraient en bas, la mer moirée, au prisme inlassable; plus haut,
à droite, à gauche, le déploiement des monts et des vallées, les
indomptables aridités du Sud, la grande fête d'un ciel lumineux
traversé de rares escadrilles de nuages. Devant, quand ils regardaient
vers le large, le nid d'aigle d'Eze, la presqu'île du cap Ferrat,
le port de Beaulieu, la rade de Villefranche, à droite le fort
du Mont-Alban, enraciné et dominateur. Sous leur pieds, la garrigue,
la rocaille à la fois chauffée à blanc depuis le commencements
des temps et craquelée, fendue, éclatée par les vents et les gels
des nuits d'hiver. Quand la ruine leur apparut, un promeneur était
auprès d'elle. Sur une pierre était gravé ce mot " Chut ! ". Sans
doute le nom de la maison : précis, affranchi d'illusions, un
rien hautain. Etait-ce un incendie qui avait tout dévasté ? Quel
démêlés avec la vie avaient eu les propriétaires ? Le pouvoir
des ruines est de parler à l'oreille et au cœur des hommes. Elles
méditent des secrets. Pour Florence et Bastien cela ne faisait
pas de doute : la ruine devait reprendre vie. Un an de démarches,
de siège, de requêtes, de stratégies subtiles ou hypocrites, et
l'emplacement de " Chut !", avec le petit terrain attenant, leur
appartint.
Pour
la ruine Bastien se fit architecte, maçon, charpentier, plombier,
couvreur, électricien. " Mains d'or " donnât toute sa mesure.
Il lui fallut deux années pour que " Chut ! " reprenne vie. Mais
quand il s'était retrouvé seul avec Florence Bastien avait éprouvé
le poids de la solitude. Il venait d'un quartier bruyant, ce quartier
Florès qui était un village baroque, bourré d'excès, de folie
ordinaire, de truculences, de pudeur, de pastrouié (cancaniers)
qui mettaient les pieds dans les plats ce qui suscitait parfois
des poings dans la gueule. Florès la rouge puisqu'il y avait des
cheminots, le garage des cars de la SANTA, une menuiserie, une
entreprise de maçonnerie, un entrepôt de charbon, bref toute une
tradition prolétarienne. Ce n'était pas un quartier chic; d'aucuns
le traiteraient à présent de quartier dangereux, mais à ce moment
là on pouvait quitter son appartement en laissant les clés sous
le paillasson sans risque d'être volé, racontait Bastien.
Parfois
Bastien évoquait son enfance. Fils d'un conducteur de locomotive
à vapeur. Il avait été fier de son père Alexandre. Quoi de plus
exaltant pour un enfant que d'avoir un père responsable d'un engin
de 105 tonnes ! Puis Bastien devint adolescent. La peinture l'attira,
la ferronnerie d'art aussi. Il s'inscrivit à l'école de dessin
de la Villa Thiole et à l'école des métiers de Nice.
Plus tard lorsque Bastien embarqua pour l'Algérie il eut le sentiment
qu'il ne menait plus sa barque. Il lui semblait que sa vie lui
échappait maintenant dans les heures inutiles d'une guerre perdue
ailleurs que sur le terrain. Il ne comprenait pas ce qu'il faisait
là, il ne se sentait pas investi d'une mission. Il pensait à Florence.
Si elle ne voulait plus de lui ? Son cœur se serrait. Un soir
il courut lui écrire pour la demander en mariage. Quinze jours
plus tard, la réponse lui parvenait. D'elle venait la lumière.
En
1960 la SNCF l'engagea et quatre an plus tard Bastien était nommé
" mécanicien de route ". Comme Alexandre il serait le maître d'une
locomotive à vapeur. Bastien adorait son métier. Train bleu, Mistral,
rapides, Genève-Riviera, Strasbourg-Riviera, Littoral Pyrénées,
tous, un jour ou l'autre dépendirent de lui. La complicité dura
jusqu'à ce que la fée électricité supplante la vapeur. Pour Bastien
le rapport affectif avec la machine était mort.
Le
28 février 1968, au pays de la Grande Bleue, c'en fut fait de
la traction à vapeur. A la veillée chez les Bongiovanni, on s'essaya
à l'oubli. Les sardines farcies de blettes, d'ail, de chapelure,
de moules, d'huile d'olive, de sel, de poivre et d'œufs étaient
dignes de la table d'un président de la République. Le loup grillé
au fenouil aurait régalé des maîtres de fourneau. Pour le dessert
li bigneta d'asébic (les beignets aux raisins secs) avec juste
ce qu'il fallait de rhum, de pommes, d'huile d'olive témoignaient
du degré avancé de l'art culinaire niçois. La tristesse n'est
pas forcément ennemie de la gourmandise. Un vin blanc du château
de Bellet, frais à point, arrosa le festin. Le lendemain, des
feuilles de sauge, des fleurs de tilleul, des capitules de camomille
romaine se mirent de mèche pour soulager leurs gueule de bois.
A
39 ans sa carrière de conducteur-électricien, suite à un accident,
s'était achevée. On l'affecta aux ateliers. Ainsi passèrent les
mois et les années. Ils avaient une maison dans un paysage à goût
de soleil, ils avaient l'amour, Bastien peignait l'univers des
trains à vapeur. En 1972 il avait reçu de prix de La vie du rail.
La vocation de Florence était d'être belle. Et puis, peu à peu,
le monde méchant commença par s'emparer de Bastien. Par les radios,
les télévisions, les journaux, la violence navrait sa morale,
sapait sa quiétude d'homme de bonne volonté. Il lisait les faits
divers avec attention, c'est ainsi que les échos des horreurs
qui lui parvenaient du monde extérieur l'assombrissaient, comme
si un pressentiment le tourmentait secrètement.
Puis un jour tout s'écroula…….Florence et Bastien rentraient chez
eux. Avant le plateau de la Justice où l'inscription " voie sans
issue " a été supprimée, un véhicule les rejoignit. Bastien ralentit,
le conducteur ne les doubla pas. Cinq cent mètre plus loin, au
col d'Eze, clignotants mis, Bastien abandonna la Grande Corniche.
La voiture qui suivait bifurqua aussi. Quelques minutes plus tard
l'enfer fut de ce monde. La voiture non seulement fondit sur eux
mais les toucha. Ce jeu de chat et de souri devait plaire à son
conducteur. Il freina, revint en force, talonna l'arrière de la
décapotable bleu azur construite par Bastien. A présent la perplexité
n'était plus possible. Il s'agissait bien d'un dangereux détraqué
qui les pourchassait.
Un
choc souleva la décapotable. Florence hurla. Un bruit assourdissant
de ferraille, des secousses, une cascade de cahots, des éclats
de rire : puis plus rien.
Puis
le klaxon d'une ambulance s'époumona; c'était lugubre et déchirant.
Plus tard à l'hôpital Bastien fut pris d'une peur panique - Ma
femme -. On l'entendit. - Elle va bien. C'était plus spectaculaire
que grave. Comme pour vous d'ailleurs - Le flot de l'existence
roula des étoiles d'or, la joie l'enveloppa. Jusqu'à la consommation
des jours et des nuits il se souviendrait de cette seconde. Et
il s'était mis à pleurer.
Pour
Bastien tout alla très vite. Quand il le décide le dompteur de
mal est en nous. Pour Florence il bouda.
Au
début, on crut que, seules, les conséquences physiques de l'accident
étaient au fondement du martyre qu'endurait Florence. Quel venin
s'était donc introduit dans ses veines ? Le moindre petit geste
de la vie lui était tourment. Elle pouvait aussi se montrer agressive.
Où était la Florence si douce qui avait le don de vivre au plus
haut d'elle même ? Tout à ses meurtrissures, elle brisait avec
ses croyances : Dieu, la Vierge, ses grands-parents, Bastien…..Dieu
et la kyrielle de ses saints n'existaient pas puisque personne
n'intervenait, là-haut, afin d'interrompre son calvaire. Les médecins
ne lui trouvaient aucune maladie particulière. Un corps matraqué
par un accident peut-il à ce degré ne pas retrouver la plénitude
de ses moyens alors qu'aucune trace de cet accident ne s'inscrit
dans la chair ?
A
l'allopathie succédèrent l'homéopathie, phytothérapie, acupuncture.
Un radiesthésiste du Vaucluse fut consulté, puis un magnétiseur
d'une mâle assurance et d'un grand dynamisme. Enfin les nerfs
furent accusés, un moral défaillant. Un psychosomaticien fut consulté.
Puis un psychologue, puis un psychiatre. Même ceux qui proposaient
le soutien de quelque retour à des pratiques archaïques étaient
entendus. Mais rien ne venait à bout des souffrances qu'endurait
Florence. A présent une atmosphère détestable s'installait. Leurs
yeux brûlaient. Les phrases brûlaient. Bastien se demandait avec
frayeur si leur amour en sortirait-il indemne.
Puis
un jour, comme il était venu le mal s'en était allé pour sévir
ailleurs. Et Florence était redevenue la femme souriante des jours
anciens. Que s'était-il passé ? Bastien ne le saurait jamais.
Et cependant il était certain que l'effort conjugué des tous les
médecins qui s'étaient reliés, la juxtaposition de multiples expériences,
un petit progrès s'ajoutant à un autre étaient venu à bout de
ce mal mystérieux dont elle avait souffert avec tant d'intensité.
Ce
qui ne pouvaient également comprendre c'était la violence dont
ils avaient été les victimes innocentes. Depuis l'abominable nuit
où indigence d'esprit, la force sauvage, la folie s'étaient ligués
pour anéantir leur bonheur ils avaient perçu le danger, la menace
des barbares à cet endroit isolé et le désir de quitter " Chut
! " s'était présenté à leur esprit. Avec sérénité Bastien et Florence
avaient donc décidé de déménager. Aucune orgie de nostalgie. Aucune
apparente blessure de l'âme. Aucune vertigineuse descente dans
le ressentiment avec le risque qu'il ne devienne leur entêtante
raison de vivre. Florence et Bastien s'aimaient et leur vie reprenait
presque aussi sereine qu'avant.
Analyse
Je
ne sais pourquoi ce titre, d'une simplicité quasiment candide
est quelque peu déconcertant. Je me suis demandé pourquoi Louis
Nucéra l'avait-il choisi. En effet il me semble que ce titre qui
définit le sujet du roman avec une précision quasi brutale semble
d'emblée interdire à notre pensée toute possibilité d'imagination.
Certains titres nous permettent de rêver un peu avant de commencer
la lecture car ils semblent énigmatiques ou bien ont une musicalité
qui flatte notre oreille." Ils s'aimaient " a quelque chose
d'élémentaire et semble annoncer une vérité simple, une histoire
simple comme il y en a tant d'autres. La lecture du roman terminée
j'ai cru comprendre que son auteur l'avait choisi avec une secrète
intention et que c'est délibérément qu'il avait voulu faire simple.
"
Ils s'aimaient " est dédié aux innocents malmenés. Cette
dédicace semble nous suggérer que finalement il va y avoir autre
chose qu'une histoire d'amour à l'intérieur du roman que nous
nous apprêtons à lire. Notre curiosité en est comme aiguisée.
En
exergue la phrase de Louis Aragon " C'est
toujours la première fois quand ta robe en passant me touche "
semble nous ramener au thème que le titre annonce. Et c'est
touchant car elle évoque la magie simple, le mécanisme mystérieux
et incompréhensible de l'amour. Tout au long de la lecture nous
avons constaté que le ton etait là, un style recherché, voulu
: celui d'une simplicité délibérée. Des personnages heureux, presque
ingénus, vrais, sont servis par une plume familière qui nous les
attache. L'innocence est au cœur du livre. Et le regard de Louis
Nucéra, l'homme de lettres, sur les êtres simples, sur le petit
peuple dont il est issu est émouvant. Et nous pouvons imaginer
sans peine qu'il fait partie de leur monde, qu'il est de leur
monde et qu'il les aime. Il n'a pas sur eux un regard extérieur,
mais il se glisse dans leur propre histoire et eux-mêmes semblent
faire partie de sa vie. Romancier des humbles il partage leurs
lieux communs, leur vision quasiment naïve (et en même temps pleine
de sagesse) de la vie et des choses. Presque tous ses personnages
sont des êtres d'une belle élévation d'âme.
Le
roman de Nucera que nous devinons être (avant même d'en avoir
commencé la lecture) un roman d'amour débute cependant par le
thème de la violence ordinaire, violence au quotidien. "
Depuis la veille, ce n'étaient que communiqués de guerre. Les
autoroutes des vacances étaient saturées, des déviations mises
en place. Radios, journaux, télévision signalaient des accidents,
des incidents, des actes assez voisins de ceux qu'inspire la folie.…….
".
A
ces faits divers que Bastien apprend par la radio nous n'accordons
que très peu d'attention, d'autant qu'à partir de la seconde page
nous entrons dans le vif de l'histoire de Bastien et de Florence,
histoire à laquelle nous sommes en quelque sorte préparés. Le
livre se lit d'un seul trait, sans difficulté aucune et une fois
la lecture terminée nous avons envie de conclure " c'est une gentille
petite histoire d'amour qu'un incident stupide a failli transformer
en drame ".
Et
cependant nous avons aussi remarqué que si le livre chante à notre
cœur la romance de Bastien et de Florence, il nous fait entendre
aussi des notes tristes et des résonances douloureuses qui nous
surprennent.
En
effet, tout au long du récit le thème est là, omniprésent et quasiment
discordant, celui d'une violence en arrière plan. Ce qui amène
cette violence ce sont des petits récits (j'en ai compté 14) de
faits divers qui reviennent telle une musique obsédante, tenace,
un leitmotiv mortifère et désagréable qui nous révèle " la présence
âpre, agissante de la mort !
Nucera écrit : " Bastien est pressé de
rentrer. Il pense au fait divers de Toulouse. A la femme martyrisée
par des salopards. A Florence qui est seule. Un funeste pressentiment
verse du liquide brûlant dans son cœur. Aime-t-il se meurtrir
? Naguère, l'intuition des abîmes ou quelques monstrueuses histoires
qui traînaient dans son subconscient le jetaient dans l'effroi.
Ah, toutes ces créatures qui se donnent carrière en nous et que
l'on tâche de concilier pour tracer son chemin, vaille que vaille
! Sur l'heure, la violence de la vie le rattrape presque physiquement.
Il le ressent ainsi."
Ce sont des phrases comme celle là qui font pressentir ce qui
va se passer.
Et
petit à petit nous voyons, avant même que la foudre ne les poignarde,
comment Bastien se sent cerné par le mal, comment il perçoit la
menace des barbares. " Comment peu à
peu le monde méchant l'empoigne. "
Nucéra
écrit : " Etait-il fait d'un terreau
propice à le ressentir si fortement ? Bastien avait trop conscience
du pire pour ne pas souffrir et s'insurger, comme on dégaine en
cas de légitime défense, contre le flot invincible qui emporte
toute vie. Mais comment s'arrangeait Bastien avec lui-même pour
toujours entreprendre et paraître si fort ? Comment réussissait-il
à mettre en déroute l'à-quoi-bon ? Par la dynamique de quelle
contradiction ?
Il
estimait que les raisons de vivre ne sont pas très convaincantes.
Mais, avec zèle, flamberge au vent, il s'attelait à des tâches,
s'obstinait, se multipliait, se dévouait, étudiait comme s'il
avait des devoirs à rendre à un professeur rigoureux sans pour
autant perdre de vue que l'essentiel échappera toujours à l'homme
et qu'il faudra de toute façon plier bagage. Florence se disait
qu'elle avait épousé un homme peu banal. Dès qu'il s'attaquait
à quelque chose, palpitant de force et de hardiesse, il paraissait
se promener d'une étoile à l'autre et peut-être même au-delà.
"
Déjà,
lorsque Pauline la grand-mère de Bastien, personnage mythique
trouve la mort accidentellement, l'horreur fait son apparition.
Nucera nous décrit Pauline comme un être d'intuition qui composait
avec les avertissements du ciel. " Elle
fréquentait le royaume des songes, des présages : son sens pratique
s'en trouvait sans relâche aiguisé. Chez elle la présence d'un
enchevêtrement d'irrationnel, de médication par les plantes, d'idées
reçues la rendait unique. La vieille dame redonnait vie à un monde
fané, un temps évanoui. Si férue d'horoscopes, de signes, de transactions
avec la fatalité, eut-elle, en dernier ressort, le pressentiment
du drame qui la coucha pour toujours ? Alors qu'elle promenait
boulevard Frank-Pilate, une voiture-projectile l'atteignit sur
le trottoir. Le chauffeur-criminel, son forfait accompli donna
un coup de volant et tenta de fuir. "[...] " Le nombre d'irresponsables
s'accroît désespérément. "
Malgré
ces notes tristes, au début le bonheur est là, toujours présent,
et l'amour aussi.
A
propos de Bastien et de Florence, Nucera écrit "
Des voisins se moquaient de cet amour anachronique qui paraissait
ne laisser aucun repos aux tourtereaux. Le temps filait. Ca ne
leur passait pas. ". En encore en parlant de Florence
" Se voyait-elle comme il la voyait : souveraine
et malléable, charnelle et immatérielle, expansive et obscure,
courageuse et parfois au bord des larmes ? Pouvait-elle se figurer
le halo dont il l'entourait ? ".
Les
descriptions de leur vies heureuses à " Chut " nous plongent dans
un monde idyllique et pastoral. Nucéra écrit :
"
Bastien conservait aussi bien le sens de la cueillette des premiers
hommes que les gestes de ceux qui surent devenir paysans. S'il
allait aux champignons, aux myrtilles, aux mûres, aux figues,
aux framboises, aux fraises des bois, Florence (elle l'accompagnait
souvent) prévoyait de fourbir casseroles et bocaux car le ramassage
excédait les besoins du jour. De délicieuses odeurs de gelée et
de confitures se répandaient alors dans la maison……. " " Les dimanches
étaient l'occasion de rassemblement chez les Bongiovanni. " Chut
! " vibrait d'exclamations, de musique et de bravos. Dans les
chansons qui suivaient les déjeuners de fin de semaine, Brassens
se taillait la part du lion. Bastien prenait sa guitare. ……..Bastien
parlait de musique. …….. "
Emphase,
humour, innocence, romance éconduisent un instant les misères
humaines. Le Graal est à portée de la main. Qui néglige la musique
ignore l'approche du sublime. C'est grâce à Django, expliquera-t-il
souvent que la musique a définitivement pénétré en moi. ".
Finalement
après une relecture attentive du roman nous sommes presque tentés
de croire que si Nucera nous parle du bonheur simple de Bastien
et de Florence c'est pour mieux faire ressortir l'absurdité de
la violence gratuite à laquelle ils vont être confrontés. Comme
si son propos était de nous démontrer que Florence et Bastien,
cœurs purs, vivant de joies pures ne sont en fin de compte que
de êtres semblables à tous ces personnages des faits divers, ces
êtres sans histoire qu'une réalité humaine barbare plonge dans
le malheur. Et c'est comme si l'histoire véhiculait d'autres intentions,
comme si Nucera poursuivait un dessein : celui de nous montrer
comment à l'intérieur de toute vie tranquille l'horreur peut soudain
se glisser.
"
Ils s'aimaient " nous paraît alors le livre d'un homme qui nourrit
de vives craintes pour l'avenir et sa société, un peu pessimiste,
peignant le futur sous des couleurs sombres.
Dans une interview à Nice-Matin Nucéra avoue "
Nous entrons dans une société de droits et non plus de devoirs.
Alors tous les désespoirs sont permis…. " Et de citer
une sentence de Chamfort : " En France,
on laisse en repos ceux qui mettent le feu et on persécute ceux
qui sonnent le tocsin. ".
Cette
crainte que la société perde ses repères il l'exprime avec force
dans le roman. Presque à la fin du livre il fait dire à un homme
qui s'exprime à la télévision, sans doute un sociologue, Bastien
et Florence ne semblent pas savoir qui il est exactement et le
définissent ironiquement comme étant le porte-drapeaux de l'intelligence
et de l'indulgence: Et chez eux cette définition est péjorative.
Il leur semble en effet que l'intelligence, par un raisonnement
subtil, s'essaye à excuser l'inexcusable, chose que Bastien et
Florence ne peuvent admettre. Le sociologue donc expose son idée
sur la violence qui sévit de nos jours :
- Nous sommes dans une société du paraître.
Nous sommes dans une société qui fabrique l'envie comme nulle
autre depuis le commencement de la mémoire. Dans une école du
XXe arrondissement de Paris, à la question : " Quel métier voulez-vous
faire " de nombreuses filles ont répondu : " mannequine " et "
show business ".
Cette
volonté d'être quelqu'un, cette fringale même de l'inutile - surtout
de l'inutile - devant des vitrine gorgées de marchandises, cette
convoitise face aux images des magazines avec des femmes et des
hommes superbes et des invitations au luxe engendrent des flots
d'insatisfaction que l'on aura de plus en plus de mal à endiguer.
-
Vouloir être quelqu'un n'est pas une innovation….Gorki raconte
qu'un paysan russe qui avait assassiné plusieurs de ses pareils
expliqua le carnage par ces mots que je cite de mémoire : " Avant
ma faute, je n'étais personne. On m'ignorait. Quand le démon a
armé mon bras et que j'ai agi, je suis devenu visible pour moi-même
et pour les autres. "
- Aujourd'hui lorsqu'on arrête des jeunes qui balancent des cocktails
Molotov contre des bus, ils confessent n'avoir eu aucune raison
de commettre ce geste sinon le désir de faire parler d'eux. "
Tout
cela bien sur est triste et nous glace d'effroi. Heureusement
le roman se termine sur une note gaie, comme si l'amour seul pouvait
encore nous sauver de tout ce mal qui semble nous entourer.
"Quand
le temps aura passé et que quelques-uns encore, sur terre, auront
connu Florence et Bastien, il n'est pas certain qu'ils parleront
d'eux. Mais si, d'aventure, par exception, il leur arrivait d'y
songer comme on songe à une vieille mélodie qui un matin vient
à nos lèvres, il est permis de supposer que leurs voix s'élèveront
pour fredonner simplement :
"
Florence et Bastien, Bastien et Florence, ah, comme ils s'aimaient."
Biographie
Louis
Nucéra est né en 1928. Sa mère restée veuve l'éleva toute seule.
Elle si peu loquace, se laissait aller à évoquer la guerre ou
plus exactement son mari qui revenu amoindri de la tuerie, cessa
au bout de quinze ans, de résister au mal qui le minait. Le 25
mars 1933, Louis n'avait pas cinq ans, lorsque son père partit
rejoindre des hommes morts avant lui dans le carnage de Craonne,
de Langemark et d'Ypres.
A propos de sa mère il écrit : " Sans doute suffit-il que ma
mère apparaisse dans une de mes pages pour que l'on comprenne
qu'aujourd'hui encore je vis sous son magistère. Moi aussi j'ai
été tenté de quitter ce que l'on appelle le droit chemin parce
qu'enfin on en a marre de ne posséder qu'une seule paire de chaussures,
un costume fatigué, marre de se refuser d'entrer dans un bistrot
car les consommations sont trop chères, marre de ne pouvoir inviter
une fille au cinéma, marre de voir sa mère se priver de tout.
Que de fois ai-je été tenté, imitant les signatures, de puiser
sur un compte bien approvisionné ! Chaque fois l'image de ma mère
s'interposait. Le temps a galopé. Mes cheveux sont blancs, mon
visage ridé. Il n'empêche que cette peur de décevoir ma mère m'habite
toujours. Grâce à elle je suis empêché de bassesse. "
De
ses grands-parents il dit " Je n'ai jamais eu la curiosité
de compulser les registres de l'état civil. Il m'est toutefois
loisible de supposer que les miens, depuis toujours, connurent
plus de bas que de hauts en Sicile ou en Emilie du côté des géniteurs
paternels, en Emilie et au Piémont pour les parents maternels.
Leur aventure terrestre a dû me marquer. La pauvreté court dans
les veines et les têtes longtemps. "
Depuis
l'âge de seize ans Louis travaille dans une banque, d'abord comme
téléphoniste, rêvant obstinément d'y échapper. Les exemples de
Guillaume Apollinaire et de Giono l'y autorisaient. Giono n'avait-il
pas fait ce métier pendant dix-huit ans ? L'écriture l'en avait
sorti. Louis Nucéra avoue " Pourquoi pas moi ? La prétention
ne me faisait pas défaut. Le jour je soustrayais, additionnais,
multipliais, divisais, pointais, tamponnais, dactylographiais
et observais ; le soir, je lisais, écrivais, courais la ville
à la recherche de personnages dont je ferais mes délices, entêté
à peu laisser perdre de ma vie dans l'espoir de la traduire en
phrases. Oui la vocation d'écrire me tenait. Qui pouvait être
plus grand qu'un écrivain, avoir plus de force d'âme ? ".
Tout
en travaillant à la banque il effectua dès 1954, son apprentissage
de journaliste. En cette qualité il se rendit un soir à l'hôtel
Ruhl et il y rencontra Kessel. Le soir même il l'emmenait chez
le peintre Raymond Moretti dont l'atelier si situait au flanc
de la colline de Cimiez. En 1954 il écrivit un texte et il l'envoya
au Patriote, le quotidien Front National de Nice, ce qui à l'époque
signifiait communisme. A ce propos il dit " Depuis la Libération,
le Patriote était le journal que nous lisions à la maison. Dans
notre quartier, cette fidélité n'avait rien de singulier. On y
était rouge. La tradition le voulait. "
Deux
jours après son envoi le texte paraissait dans le journal. Le
lendemain un des fils de Virgile Barel souhaitait le voir et lui
proposait de collaborer à la page sportive qu'il dirigeait. Ce
même soir après avoir assisté au tour de chant de Brassens il
se présenta à lui, gauche mais résolu. Leur amitié dura jusqu'à
la mort de Brassens.
En
1964 il délaissait Nice pour Paris. Il avait 36 ans. André Asséo,
grand reporter à Radio Monte-Carlo lui avait trouvé un emploi
dans le monde du disque pour un essai de trois mois qui se prolongea
neuf ans. Louis se rapprochait de Kessel et Brassens enregistrait
pour la firme qui l'engageait. En août 1968 il terminait un manuscrit
(L'Obstiné) commencé fin 1964. Il dit à propos de ce manuscrit
" Spectateur de moi-même j'y avais mis beaucoup de mes fièvres,
de mes apaisements. ". Déjà il avait achevé six livres ; ils
n'avaient eu d'autre destination que le placard. Le livre parut
chez Julliard. Alain Guérin l'y avait recommandé. Kessel le préfaça.
Sa
femme disait de lui " Je suis mariée à un dos ". Elle voulait
dire que jamais au réveil il n'était à son côté : elle le voyait,
dos à la chambre, penché sur son bureau pour écrire. Suzanne,
sa femme était mannequin et en 1972 avait participé à une tournée
de mode aux Etats-Unis. La maison Dior, pour qui elle défilait,
présentait ses modèles dans 49 villes. Ils allaient être séparés
pendant 3 mois.
Progressivement
les idées de l'enfance l'avaient quitté. A ce propos il raconte
: " Finis les illusions marxistes, les boniments des croisés
de l'utopie. Au journal déjà, la volonté de ne pas considérer
qu'un seul côté des choses m'avait valu des reproches. Je ne sais
toujours pas ce que veut dire " anarchiste de droite " ; j'en
fus affublé.
Entre temps il avait fait la connaissance de Pablo Picasso et
là encore il raconte : " Lisait-il le journal où ma signature
apparaissait presque chaque matin ? Il le considérait comme sien.
Il y collaborait à l'occasion des fêtes de fin d'année, du carnaval,
des batailles de fleurs ou du 14 juillet. Les œuvres qu'il offrait
illuminaient la première page d'un quotidien à faible chiffre
de vente soudain très recherché par les collectionneurs. "
Tu es le premier roi communiste lui disait Cocteau ".
De
l'opiniâtreté il va encore lui en falloir avant de
remporter avec l'Avenue des Diables Bleus le prix Goncourt
1979.
Le
Chemin de la Lanterne lui valut le prix Interallié
1981. En 1993 le prix de l'Académie Française pour
l'ensemble de son oeuvre vient le couronner et le faire figurer
au Panthéon des Lettres.
Toutes
ces références bibliographique sont extraites du livre " Mes ports
d'attache " dans lequel il raconte comment il a été amené a rencontrer
au fil des ans et des chemins de la vie : Kessel, Cocteau, Picasso,
Cioran, Nabokov, Monfreid, Henry Miller, Brassens, Romain Gary,
Brel, Alphonse Boudard, Félix Leclerc, Marcel Aymé et d'autres
que le poids de l'existence oppresse parfois mais que l'écriture,
la lecture, la solitude subliment. Certains devinrent ses amis.
Cocteau l'appela " le donneur de sang ", Kessel " le cœur pur
", Brassens " l'honnête homme ". Dans ce livre il nous parle de
sa passion pour ses chats et le vélo. Et évidemment sa passion
pour la littérature pour laquelle il nourrit un amour transi d'adolescent.
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