J'ai
possédé une ferme en Afrique au pied du Ngong. La ligne de l'Equateur
passait dans les montagnes à vingt-cinq milles au Nord ; mais
nous étions à deux mille mètres d'altitude. Au milieu de la
journée nous avions l'impression d'être tout près du soleil,
alors que les après-midi et les soirées étaient frais et les
nuits froides.
L'altitude
combinée au climat équatorial composait un paysage sans pareil.
Paysage dépouillé, aux lignes allongées et pures, l'exubérance
de couleur et de végétation qui caractérise la plaine tropicale
en étant absente : ce paysage avait la teinte sèche et brûlée
de certaines poteries.
L'horizon que l'on découvre des collines du Ngong est incomparable
: au sud des grandes plaines, puis les vastes terrains de chasse
qui s'élèvent jusqu'au Kilimandjaro. Au nord-est il y a la réserve
des Kikuyu qui s'étend sur près de 160 kilomètres jusqu'au mont
Kenya, couronné de neige.
Nous
cultivions surtout le café, mais ni l'altitude ni la région
ne lui convenaient très bien ; et nous avions souvent du mal
à joindre les deux bouts.
Nairobi, notre capitale, n'était qu'à une vingtaine de kilomètres
de la ferme.
Au
cours de mes safaris j'ai vu un troupeau de buffles de cent
vingt-deux bêtes surgir du brouillard matinal sur un horizon
cuivré comme si ces bêtes massives et grises, aux cornes horizontales
et compliquées, étaient sorties du néant dans le but désintéressé
d'enchanter mes yeux. J'ai vu toute une troupe d'éléphants en
marche dans la forêt vierge, une forêt si épaisse, qu'il ne
filtrait que des éclaboussures de lumière.
J'ai
éprouvé, dès ma première semaine en Afrique, beaucoup d'affection
pour les indigènes. C'était un sentiment très fort et très spontané
qui s'étendait indistinctement à tous les nègres quel que fût
leur sexe ou leur âge. La découverte de l'âme noire fut pour
moi un événement, quelque chose comme la découverte de l'Amérique
pour Christophe Colomb, tout l'horizon de ma vie s'en est trouvé
élargi.
Un
écho entre nos deux mondes nous unissait ; il y avait aussi
le grand lien de la ferme à laquelle nous appartenions tous.
En Afrique, les Blancs qui se déplacent
toujours chaussés, et généralement pressés détonnent dans le
paysage. Les indigènes, au contraire, sont toujours en harmonie
avec le pays
Kamante
était un petit Kikuyu dont le père, un de mes squatters, était
mort. Il fut mon cuisinier jusqu'à la fin. Le Prince de Galles
me fit l'honneur de venir dîner à la Ferme ; il apprécia tout
particulièrement une certaine sauce Cumberland qui accompagnait
un jambon. Ce fut la seule fois où je vis Kamante prêter attention
et paraître flatté d'un compliment. Les princes et les rois
impressionnent toujours les indigènes, très curieux des moindres
détails les concernant.
Pendant
toute une année la pluie manqua. On eût dit que l'univers s'était
détourné de nous. Nous eûmes froid, mais il n'y avait trace
d'humidité nulle part. La sécheresse s'accentua, toute la force
et la grâce semblaient se retirer du monde. La terre comme les
bois n'avaient plus de parfum : le sentiment d'une malédiction
pesait sur le monde.
Les
indigènes se taisaient. C'était leur existence qui se jouait
; il leur était arrivé de perdre les neuf dixièmes de leurs
troupeaux pendant les grandes sécheresses. Au contact des nègres
j'acquis la résignation des êtres condamnés et cessai de gémir
; mais je n'avais pas encore assez vécu avec eux pour tomber
dans l'inertie qui vient aux Européens restés seuls longtemps
avec les Noirs. C'est ainsi qu'un soir je me mis à écrire. Je
commençai à la fois un roman et des contes ; tout ce qui pouvait
entraîner mes pensées vers d'autres lieux me paraissait bon.
Les
rapports " constitutionnels ", si je puis dire, que j'entretenais
avec les indigènes, étaient très particuliers. Je ne pouvais
pas demeurer étrangère à leurs contestations, étant donné que
je voulais avoir la paix à la ferme. Une querelle entre squatters,
que l'on ne règle pas, risque toujours de s'éterniser à la manière
de ces blessures, bien connues en Afrique, qui pour peu que
vous les y aidiez, cicatrisent, mais progressent par-dessous,
si bien qu'on ne peut les guérir sans débrider complètement
la plaie.
Les indigènes le savaient bien aussi, et quand ils voulaient
vraiment en terminer avec un litige, ils venaient me trouver
pour que ce soit moi qui prononce l'arrêt. Ils me suivaient
selon une loi naturelle, comme si j'avais été aimantée. Le désir
que les indigènes manifestaient de m'avoir pour juge, tout autant
que le respect de mes arrêts, seraient inexplicables pour ceux
qui ne connaîtraient pas la forme particulière à la fois mythique
et panthéiste de leur esprit.
Les
Européens ne savent plus créer des mythes ; ils vivent de ceux
que le passé leur a légués. Mais la pensée des Africains chemine
facilement à travers les vieux sentiers perdus. Il est possible
que les Kikuyus aient vu dans mon ignorance de leurs lois, la
preuve de ma compétence à les appliquer.
Le
pouvoir mythique des indigènes les conduit à user de vous à
votre insu, sans même que vous puissiez réagir. Nous devenons
pour eux des symboles. Cette impression est curieuse pour celui
qui en est l'objet ; je l'ai éprouvée, j'avais même trouvé un
terme pour la désigner. J'appelais cela, faire de moi " le serpent
d'airain ". Les Kikuyus m'utilisaient aussi comme pleureuse
et s'en remettaient à moi du soin d'apaiser les dieux quand
un malheur survenait à la ferme.
Je
pouvais, de ma ferme, suivre année par année le destin tragique
des Masaïs condamnés à disparaître. Cette tribu de guerriers,
à qui la guerre était interdite, ressemblait à un vieux lion
dont on aurait rogné les griffes. C'était une nation châtrée.
Les jeunes Masaïs sont très beaux : la virilité qu'ils dénotent
est si agressive, si provocante, que les Masaïs paraissent toujours
plus ou moins en guerre avec le genre humain, les femmes exceptées.
La
ferme recevait souvent des visites. Un hôte est toujours le
bienvenu ; il apporte des nouvelles, et, bonnes ou mauvaises,
celles-ci sont toujours un aliment pour ceux dont la vie s'écoule
monotone, dans une demeure isolée.
Lorsque Denys Finch Hatton revenait de ses chasses, il était
si affamé de conversation et m'en sentait moi-même si privée,
que nous pouvions demeurer attablés et bavarder après le dîner
jusqu'à une heure avancée de la nuit.
Les
" ngomas ", ou danses indigènes, étaient les seuls spectacles
mondains que l'on connût à la ferme. Pour les grands ngomas,
les Kikuyus arrivaient de très loin et nous pouvions avoir jusqu'à
quinze cent invités. Toute la joie de la fête, ce sont eux qui
la dispensaient, elle etait en eux. Fermés à toute influence
extérieure, sensibles aux seules et pures délices de la danse,
ils ne demandaient à leurs semblables que l'espace pour danser.
Les grands attraits de la ferme pour mes amis qui étaient tous
de grands voyageurs tenait surtout à ce qu'elle représentait
pour eux de stable et de permanent. Ils venaient souvent de
traverser d'immenses régions dans les endroits les plus divers,
campant dans les montagnes, dans les vallées, au bord des fleuves
; ils étaient heureux, en arrivant, de retrouver l'allée qui
menait chez moi et sa courbe immuable comme la trajectoire d'une
planète.
En
ce qui concerne Berkeley Cole et Denys Finch Hatton, nous appliquions
chez moi le principe de l'organisation communiste. Ce qui était
à moi était à eux, et ils se faisaient un point d'honneur de
ne laisser la maison manquer de rien.
L'Angleterre
les avait ennuyés et ils étaient partis. A vrai dire Denys aurait
trouvé sa place à n'importe qu'elle époque, sauf en notre siècle
finissant. Il aurait émergé dans tous les temps, car il était
aussi bien sportsman accompli qu'artiste délicat. Grand musicien
et grand chasseur, notre époque excessive ne l'intéressait pas.
L'Afrique le retenait.
Denys
possédait une qualité inappréciable pour moi ; il savait écouter
une histoire. Denys arrivait parfois à l'improviste chez moi
pendant que j'étais dans les champs de café ou de maïs ; il
avait apporté de nouveaux disques qu'il essayait, et lorsque
je revenais à cheval au coucher du soleil, des chants m'accueillaient
et m'annonçaient la présence de Denys.
Il
suffisait que Denys et moi fussions à la chasse ensemble pour
que la chance nous favorisât et que nous vissions des lions.
C'est grâce à Denis que j'ai connu la plus grande joie qui m'ait
été réservée à la ferme. J'ai pu, grâce à lui, survoler l'Afrique.
Puis
notre production de café tomba à quinze ou seize tonnes et ces
années-là nous furent fatales. En même temps, les cours du café
baissaient. Ce fut une dure période pour la ferme. Il nous était
impossible de rembourser nos créanciers et nous n'avions pas
assez d'argent pour continuer l'exploitation.
Ma famille, qui avait mis de l'argent dans la ferme, m'écrivit
du Danemark qu'il fallait vendre. J'échafaudais tous les plans
possibles pour sauver la ferme. Une année j'ai essayé la culture
du lin. La culture du lin est une jolie culture, mais elle demande
de l'adresse et de l'expérience.
Une
ferme est un lourd fardeau, les indigènes, qui vivaient d'elle,
et même les Européens qui en dépendaient, se déchargeaient sur
moi de tous soucis. Je me suis demandé parfois, si les bœufs
et les caféiers n'en faisaient point autant.
J'avais l'impression que toutes les créatures de la ferme, celles
qui parlaient comme celles qui ne parlaient point, me rendaient
responsable, si la pluie tardait ou si les nuits étaient froides.
La même année, les sauterelles sont arrivées. Elles venaient,
disait-on, d'Abyssinie, où elles avaient succédé à deux années
de sécheresse. Elles se dirigeaient vers le Sud et dévoraient
tout ce qu'elles trouvaient sur leur passage. Au Nord, dans
la Réserve Masaï, à la place des champs de blé et des vergers,
il ne restait plus qu'un immense désert partout où les sauterelles
avaient passé. Nous avions renoncé à leur faire peur sentant
toute la vanité et la puérilité de nos efforts.
Quand
je n'eus plus d'argent et que les récoltes ne couvrirent plus
les frais, je fus forcée de vendre la ferme. Une grande compagnie
de Nairobi l'acheta.
Je
pensais que jamais encore, le paysage ne m'avait semblé si beau.
La lumière et l'ombre se partageaient le paysage et d'immenses
arcs-en-ciel s'inscrivaient dans le ciel.
Les
Kikuyus comprenaient encore mieux que moi la situation, grâce
à une intuition plus profonde des relations qui se nouent entre
Dieu et le démon. Plus je considérais les circonstances, moins
je me sentais de taille à lutter contre elles.
La vente de mes meubles nous réduisit petit à petit à nous asseoir,
Denys et moi, sur une caisse et à prendre une autre caisse pour
table ; nous restions ainsi à bavarder indéfiniment.
Un
jour il partit sur son avion, et devait revenir par Voï pour
voir s'il y trouverait des éléphants pour l'organisation de
ses safaris. Denys, qui se flattait d'être un homme essentiellement
raisonnable, était en proie parfois à d'étranges pressentiments
; on le voyait alors silencieux et distrait, plusieurs jours
de suite. Pendant les quelques jours qui précédèrent son départ,
il avait été absent et préoccupé, mais il se contenta de rire,
lorsque je lui en fis la remarque.
J'avais
déjeuné à Chiromo, chez Lady Mac Millan lorsqu'on me prévint
qu'un accident était arrivé à Voï, que Denys était tombé avec
son avion et s'était tué.
Alors
que j'imaginais terminer mes jours en Afrique, j'avais montré
à Denys, sur le premier éperon de la Réserve, le lieu où je
souhaitais être enterrée et le soir, comme nous regardions les
montagnes, Denys m'avait dit qu'il aimerait, lui aussi, reposer
là. Par la suite, quand nous nous dirigions de ce côté, Denys
proposait toujours que nous allions voir " nos tombes ". Certain
jour où nous poursuivions des buffles, nous en avions même reconnu
l'endroit : c'était un belvédère d'où l'on découvrait un immense
horizon, nous avions pu distinguer, au coucher du soleil, le
mont Kenya et le Kilimandjaro. Denys s'était couché dans l'herbe,
avait mangé une orange et déclaré qu'il aimerait reposer là.
Aujourd'hui
les montagnes dressées autour de sa tombe paraissaient comprendre
que, la courte cérémonie terminée, c'étaient elles qui veilleraient
sur lui ; nous n'étions plus que des spectateurs accidentellement
réunis.
Ce pays l'avait conquis, il y avait apposé la marque de son
esprit et de sa personnalité, et maintenant l'Afrique l'accueillait
dans son sein.
Après
que j'eus quitté l'Afrique, une lettre m'apporta des nouvelles
de la tombe : il s'y passait des faits singuliers. " Les Masaï,
m'écrivait Mohr, ont signalé au chef du district qu'ils avaient
à plusieurs reprises aperçu des lions au lever et au coucher
du soleil sur la tombe de Finch Hatton ".
Farah,
mon fidèle domestique, pendant toute cette période, était surtout
préoccupé d'alléger mon sort. Mais, chaque jour, il me paraissait
un peu plus sombre ; il redevenait le vrai Somali. Il s'inquiétait
beaucoup de mes vieux souliers et me confia qu'il demandait
à Dieu de les faire tenir jusqu'en Europe. Farah avait eu le
souci de revêtir tous les jours ses plus beaux vêtements et
dans les rues de Nairobi il me suivait à un pas de distance
et m'attendait, au pied d'escaliers sordides, vêtu comme un
prince. C'est ainsi qu'agit un Somali.
Lorsque
les squatters eurent compris que leur congé était inéluctable,
ils accoururent vers moi ; je les voyais en groupes sombres
autour de la maison. Ils comprenaient que leur malheur était
le mien qui s'était peu à peu propagé à eux.
La loi ne permet pas aux indigènes d'acquérir de terres et je
ne connaissais aucune ferme assez importante pour les accepter
comme squatters. Je sentais qu'ils attendaient de moi, non seulement
le lieu où poser leur tête, mais encore le moyen d'y vivre.
On prend aux indigènes plus que la terre quand on leur enlève
celle de leurs pères. On les dépouille de leur passé, de leurs
racines, de leurs coutumes. On les prive de tout ce qui faisait
leur individualité et leur existence.
C'est
ainsi que je fus transformée en pèlerin mendiant, pendant mes
trois derniers mois d'Afrique. Jusqu'à ce que le Gouvernement
m'accordât la grâce d'affecter une partie des terrains domaniaux
de Dagoretti à l'installation de mes squatters.
Le
jour de mon départ arriva et je découvris que certaines choses
se produisent, que notre esprit est incapable de concevoir.
Lorsqu'elles se produisent, nous avons l'impression de les enregistrer
à force d'attention comme un aveugle qui se laisse conduire
et qui pose soigneusement un pied devant l'autre sans comprendre
où il va.
A la station de Sambura, je descendis du wagon et je fis les
cent pas sur le quai avec Farah, pendant que la locomotive refaisait
son plein d'eau.
De
là je pouvais encore voir au Sud-Ouest la chaîne du Ngong qui
dominait la plaine environnante de ses croupes majestueuses
d'un bleu plus sombre que celui du ciel.
Mais
nous étions déjà si loin que les quatre grands sommets disparaissaient
dans la chaîne, on les distinguait à peine. Ce n'était déjà
plus les montagnes que je contemplais de la ferme. Peu à peu
leurs contours s'estompèrent puis s'effacèrent.
Commentaires
Au
départ cela ne devait être qu'un recueil d'anecdotes de soirées,
de " petits tableaux tout à fait véridiques ", de récits de
voyages et d'anthropologie. Plus tard cela devint La ferme Africaine.
Les
souvenirs de l'écrivain danois Karen Dinesen, baronne Blixen
Finecke (1885 - 1962), furent publiés en anglais en 1937. Elle
a publié ses livres parfois sous le nom de Isaak Dinensen.
L'auteur,
qui a vécu au Kenya de 1914 à 1931, raconte la vie dans sa ferme
de culture de café à proximité de Nairobi. C'est une exploitation
immense et féodale. La maîtresse, la " m'saba " règne sur elle
comme un seigneur du moyen Age, qui aurait toute la largeur
d'esprit d'une femme cultivée du XXe siècle.
Intelligence
et culture, originalité et fantaisie, récits et souvenirs s'efforcent
de dégager un élément capital de la vie de l'auteur : la découverte
de l'âme noire.
Elle écrit à ce propos : " Les Noirs, en effet, sont en harmonie
avec eux-mêmes et leur entourage, intégrés à la nature……Dès
que j'ai connu les Noirs, je n'ai eu qu'une pensée, celle d'accorder
à leur rythme celui de la routine quotidienne que l'on considère
souvent comme le temps mort de la vie ".
Aimant
passionnément la population indigène, Karen Blixen décrit ses
mœurs, ses lois, ses habitudes, la forme à la fois mythique
et panthéiste de son esprit, et elle se livre à une critique
indirecte de la civilisation européenne.
Un thème essentiel dans son œuvre est l'analyse du processus
de la décision. Ses personnages se trouvent souvent devant un
choix existentiel et c'est elle qui doit trancher pour eux.
Les Noirs lui confient le rôle de " serpent d'airain ". Ce rôle
est lourd, dépourvu d'agrément. " Le raisonnement des indigènes,
écrit-elle, ne procède pas comme le nôtre. Les nègres ressemblent
aux races disparues, qui trouvaient tout naturel qu'Odin sacrifiât
un œil pour obtenir la perception complète de l'univers ou que
le dieu de l'Amour fût représenté par un enfant ignorant de
l'amour. […] Le propre de la magie, c'est de marquer à tout
jamais celui qu'en fut l'instrument. Peu d'Européens sont aptes
à jouer les serpents d'airain, mais le rang et l'importance
qui sont attribués aux Blancs dans le monde indigène sont toujours
proportionnés aux dispositions qu'on leur reconnaît pour ce
rôle ".
La vente de la ferme obligea l'auteur à quitter l'Afrique et
à abandonner tout ce qu'elle possédait comme " la rançon de
sa vie ". Il y a dans le livre 'exceptionnelles descriptions
de paysage et d'admirables pages sur la vie des animaux.
Dans
La ferme Africaine, la façon dont sont vues la ferme et sa vie
est semblable au point de vue que l'on a du haut des airs, à
une telle distance que même les désastres ont la beauté d'un
motif. L'étendue de la vision que procure un avion qui survole
un pays est un point de vue des plus avantageux. C'est la perspective
supérieure que possède l'artiste ou l'aristocrate.
Karen Blixen est une conteuse, et les attitudes chevaleresques
qu'elle adopte envers la vie, transforment les souffrances et
les tragédies qu'elle a endurées en quelque chose de sublime.
Elle transcende son vécu, et tend vers une perception plus riche
des choses.
La calme perfection de son style, qui ne s'embarrasse pas de
détails, sont le signe que nous avons quitté la gravité des
choses pratiques pour atteindre un milieu plus pur, qui offre
moins de résistance à l'idéal.
Ainsi
pour expliquer comment elle se trouva amenée par ses malheurs
à écrire, elle commence avec simplicité : " Tous ces souvenirs
étaient une distraction et une consolation lorsque la ferme
traversait des moments difficiles ". Cette expression traduit
en effet une vérité cachée : une vie entière d'ennui et de solitude
ponctuée des brèves visites et des départs précipités de son
amant.
Isaak
Dinensen fut si réservée dans la Ferme Africaine dans sa description
de son amitié avec Denys que l'on ne sait jamais clairement
quelle en fut l'exacte nature. Le livre nous amène à penser
qu'il y avait beaucoup " plus " que ce qu'elle veut bien en
dire et que sa discrétion était motivée par la courtoisie, par
une noble timidité. Dans le même esprit de réserve (ou peut-être
de méfiance) elle ne voulait pas que Denys sût avec quelle adoration
elle parlait de lui dans ses lettres à sa famille ni combien
il était essentiel à son bonheur.
La
ferme Africaine fut écrit à une époque où son auteur percevait
clairement qu'il manquait un sens à sa vie et la terrible catastrophe
qui l'affecta, elle s'attache à la réparer de façon sublime.
Peut-être
ce choix de sublimation procède-t-il de son fatalisme, de son
amour du destin " la fierté […] des desseins de Dieu sur nous,
lorsqu'il nous créa ". Fatalisme autoritaire qui s'exprime sous
forme de l'honneur grâce auquel elle a le privilège de comprendre
les tragédies. " Si un homme a une idée de l'honneur que rien
ne peut ébranler, déclara Karen Blixen, il est à l'abri de tout
ce qui peut lui arriver ". Le fait qu'il puisse perdre quelque
chose à quoi il tient - sa ferme, sa vie, peut-être - n'affectera
pas en l'occurrence la valeur de la seule chose qui ait pour
lui quelque importance : l'expérience en soi.
Biographie
Elle
naquit Dinensen le 17 avril 1885 et fut baptisée Karen Christentze.
Sa famille l'appelait " Tanne ".
La
famille de sa mère, les Westenholz, étaient des bourgeois exemplaires,
des négociants millionnaires qui s'étaient enrichis grâce à
leur habileté, leur frugalité et leur dur labeur. Les Dinensen
propriétaires terriens étaient des campagnards, affables et
prodigues et cousins avec la plus haute noblesse du royaume.
Karen
avait 10 ans lorsque son père Wilhelm qui souffrait d'une maladie
" qui ne pouvait présager que d'un avenir sombre et tragique
" se donna la mort. Se pendre n'était pas une mort honorable
pour un officier. On dit aux enfants que leur père était tombé
malade et était mort subitement.
A la fin de 1904 (Karen a 19 ans), elle commence à travailler
sur une série de contes sous le titre " Histoires Vraisemblables
", de style gothique, pleines de spectres, de visions et de
cas de possession. Il furent publié en 1908 sous le nom d'Osceola.
Tanne allait publier deux autres contes sous ce pseudonyme.
Une fois que Tanne eut quitté l'Académie royale, elle devint
une familière du " beau monde " aristocratique où elle connut
les jumeaux Hans et Bror Blixen-Finecke. Ils montaient en course,
jouaient au bridge et au golf, buvaient du whisky, dansaient
au son du gramophone, donnaient des bals costumés, tiraient
quantité de gibier à plumes, achetaient des aéroplanes et des
automobiles, et faisaient l'amour avec un cynisme et un sang-froid
qui auraient stupéfié leurs parents victoriens, s'ils s'en étaient
rendu compte.
Tanne
tomba follement amoureuse de Hans. Il ne répondit pas à sa passion.
" Plus que toute autre chose, c'est un amour profond et non
partagé qui a laissé une marque dans ma jeunesse " déclara plus
tard Karen.
Tanne continua d'aimer Hans Blixen malgré son indifférence,
du moins jusqu'à ce qu'elle épouse son frère. Bror Blixen était
un épicurien zélé et courtois qui n'avait pas de plus noble
but dans l'existence que se distraire.
La nouvelle des fiançailles laissa bien des gens sceptiques.
Nombre des amis du couple ne voyaient que leur incompatibilité
: Bror le nobliau extraverti et sans façon, le farceur invétéré
; Tanne, la bourgeoise artiste et d'humeur changeante, avec
son éducation prude, ses talents littéraires et ses désirs de
grandeur.
Lorsque
l'oncle de Bror, le conte Mogens Frijs, revint au Danemark d'un
safari en Afrique-Orientale anglaise il leur parla de la beauté
du pays et de ses fantastiques possibilités économiques. Dans
cette aventure - leur mariage et leur départ pour l'inconnu
- Bror et Karen devinrent des associés Un lien de dépendance
et de prévenance s'établit. Il y eut certainement un autre échange
important : le titre de Bror et ses relations avec la plus haute
noblesse, y compris la famille royale de Suède, et la possibilité
qu'avait Tanne d'accéder à la fortune de sa propre famille qui
allait garantir leur ferme.
Malgré
leurs différences, malgré l'amour de Tanne pour Hans - élément
de dépit- il y eut entre eux une affection mutuelle. Longtemps
après l'échec de ce mariage, elle continua de parler de ces
premiers temps comme de l'une des périodes les plus heureuses
de sa vie.
Tanne
avait, avant même de quitter le Danemark, l'ambition de faire
de leur maison une oasis de civilisation. Elle prit dans ses
bagages un service de plateaux en argent, des verres en cristal,
des porcelaines, des meubles, du linge, des tableaux, des bijoux,
la bibliothèque de son grand-père et son cadeau de mariage préféré,
un lévrier d'Ecosse nommé Dusk.
Keren
Blixen écrivit : " Je me rends compte combien j'ai été favorisée
d'avoir pu mener une vie libre et humaine sur une terre paisible,
après avoir connu le bruit et l'inquiétude du monde ".
L'attirance de Karen Blixen pour les Africains avait été immédiate
et sensuelle. " Ils entrèrent dans mon existence, écrivait-elle
à la fin de sa vie, comme une sorte de réponse à quelque appel
de ma nature profonde, peut-être à mes rêves d'enfance, où à
la poésie que j'avais lue et adorée longtemps auparavant, ou
aux émotions et aux instincts qui gisaient au plus profond de
moi ". Elle sentait qu'elle partageait avec eux une sorte de
" pacte ".
Et
cependant la jeune baronne Blixen se plaisait dans son isolement.
Elle avait conscience de son rang et gardait ses distances vis-à-vis
des colons qui lui étaient inférieurs. Pour sa part, l'aristocratie
anglaise mit longtemps à accepter ces nouveaux venus qui arrivaient
sans sauf-conduit.
Les lettres qu'elle envoyait au Danemark bouillonnent de mépris
pour la banalité des colons blancs et des Anglais en particulier.
Leurs préjugés raciaux lui déplaisaient plus que tout. La supériorité
morale des Blancs était pour elle une illusion, et en ce qui
concernait des points importants, l'honneur ou l'humour, par
exemple, les Africains étaient bien plus civilisés.
Les
antipathies sont souvent réciproques, et les Anglais, tout d'abord,
n'acceptèrent pas Tanne Blixen avec chaleur.
Un
jour du mois d'août, à Nairobi, quelqu'un repéra un aéronef
allemand, le même jour la guerre fut déclarée. Après bien de
discussions Bror résolut d'offrir ses services à leur pays d'adoption,
mais il se fit exempter de service actif au cas où la Suède
se rangerait finalement aux côtés du Kaiser. Bror s'engagea
comme officier de renseignements non combattant, dans la patrouille
frontalière de lord Delamère.
La guerre faillit ruiner la Compagnie suédoise des cafés d'Afrique.
Les Anglais réquisitionnèrent les chariots de Bror et ses bœufs
moururent de fièvres.
Tanne
elle-même souffrait d'une maladie chronique que l'on n'avait
pu identifier et qu'elle avait tout d'abord prise pour la malaria.
Un jour, à la fin d'un examen approfondi le médecin lui dit
qu'il n'avait jamais vu quelqu'un d'une aussi robuste constitution.
En fait, il lui déclara qu'elle était atteinte d'une syphilis
" aussi grave que celle d'un soldat ", et lui prescrivit le
seul remède qu'il avait sous la main : des pilules de mercure.
La syphilis, à l'état presque endémique chez les Masaïs, était
la cause de la stérilité presque généralisée des femmes masaïs.
Un compagnon de guerre du baron Blixen se souvient que " c'était
un scandale pour tout le monde que Blixen ne cachât pas qu'il
avait des relations avec une Noire ". Il semble possible que
ces relations aient été la source de l'infection de Karen.
Même
après le diagnostic elle voulut rester mariée à Bror. Des années
après ils donnaient encore l'impression d'un couple que lie
une profonde et solide affection. Tanne acceptait les liaisons
de Bror, et en échange, celui-ci considérait avec le sourire
ses amitiés avec Erik Otter et Denys Finch Hatton. En fin de
compte, c'est lui qui fut à l'origine de leur divorce.
Karen Blixen semblait considérer sa maladie comme une occasion
parfaite d'élévation spirituelle. Plus tard dans sa vie, elle
la considéra rétrospectivement comme le prix qu'elle a dû payer
pour acquérir non seulement son titre de baronne, mais aussi
son art. Elle devait en fait prétendre qu'elle avait promis
son âme au Diable, afin que toute son expérience vécue pût être
utilisée dans ses contes. Cette promesse avait été scellée,
dirait-elle lorsqu'elle avait découvert sa maladie et perdu
tout espoir d'avoir une vie sexuelle normale.
Elle
partit se soigner au Danemark et l'Afrique lui manqua terriblement.
En Afrique, le 5 avril 1918 elle avait fait la connaissance
de Denis Finch Hatton. La liste de ses talents, de ses qualités
et de ses excentricités pourrait aussi bien se résumer dans
le mot princier. Comme celui qui n'a pas d'égal, il était l'objet
de bien de désirs et son succès lui conférait un immense prestige.
Au
début des années vingt, Denys abandonna ses autres logements
et transporta ses affaires à la maison de Karen Blixen à Ngong.
C'est là qu'il devait séjourner entre les safaris, durant une
semaine ou deux entre des absences qui duraient plusieurs mois.
Ses brèves périodes intenses en compagnie de son amant rendaient
à Tania son équilibre.
Le mariage des Blixen survécut à la liaison de Tanne avec Denys,
comme il avait survécu au diagnostic de la syphilis, à leurs
fréquentes séparations et aux liaisons de Bror avec d'autres
femmes. Dans l'ensemble, elle avait une vue du mariage digne
du XVIIIe siècle. Elle avait signé un contrat, voué obéissance
à une idée plus qu'à un individu, et elle lui resterait fidèle.
Dans les limites de sa soumission de pure forme, elle se sentait
libre de se livrer à ses propres plaisirs.
Denys
apprit à Tania le Grec, il lui fit connaître les poètes symbolistes,
lui joua Stravinski et tenta de lui faire prendre goût à l'art
moderne. Denys et Bror étaient considérés comme les deux plus
grands chasseurs blancs de l'époque. Ils s'appréciaient mutuellement
et durant un certain temps, ils partagèrent la même chambre
à Ngong, chacun l'utilisant lorsque l'autre partait en safari.
Bientôt
les récoltes ne couvrirent plus les frais et elle fut obligée
de vendre la ferme. Avec la mort tragique de Denys tout espoir
de bonheur l'avait quittée. La ruine de Karen Blixen était en
fait totale. Elle avait toujours la syphilis. Désormais le mal
était impossible à traiter ou à arrêter, même avec les remèdes
les plus modernes. Vers la fin du mois de juillet elle embarqua
pour le Danemark. Elle ne reverrait jamais plus l'Afrique.
Durant
les quatre premières années qui suivirent son retour, Karen
Blixen avait été absorbée par l'écriture, par la publication
de ses œuvres et par l'attention que produisit sa célébrité
soudaine.
Le
conte " Le Poète ", écrit dans les années trente annonçait avec
une étrange coïncidence de détails l'amitié de Karen Blixen
et de Thorkild Bjornvig, un des plus importants jeunes poètes
danois. Ce fut une union mystique, un vœu d'amour éternel, un
traité semblable à ceux qu'elle avait le sentiment de conclure
avec les Africains. Bjornvig lui confiait son âme en échange
d'une protection éternelle.
De la même manière qu'elle prétendait avoir vendu son âme au
diable en échange de son don de conteuse, elle prenait désormais
le rôle de démon et promettait le même don de génie à quelqu'un
d'autre.
Quelques
années plus tard il devait la rejeter et lui tenir rancune.
Après quoi sa solitude redevint absolue même si elle mena une
vie trépidante au milieu d'une foule de gens. Il devait y avoir
par la suite quelques aventures avec toute une série de jeunes
gens, mais Bjornvig devait être son dernier amour. Et, peu après
leur séparation, lorsqu'un jeune écrivain vint s'asseoir à ses
pied, tout aussi prêt à lui livrer son âme, elle lui déclara
qu'il arrivait trop tard : " je ne puis vous donner une place
dans mon existence, désormais. C'est dommage pour vous, mais
vous auriez dû venir plus tôt […] Il ne me reste plus rien d'autre
à faire qu'à vivre mon destin jusqu'au bout ".
Lorsque
le prix de littérature fut décerné à Ernest Hemingway, celui-ci
accepta cette distinction mais il déclara que cet honneur aurait
dû revenir à trois autres écrivains. L'un d'eux était la " merveilleuse
Isak Dinesen ".
Karen Blixen adorait entrer en glissant d'un pas feutré dans
un salon comme un personnage d'un conte de Boccace, telle une
ombre furtivement sortie des limbes. Finalement elle était parvenue
à devenir la " personne la plus maigre du monde " et à acquérir
à 70 ans ce qui était considéré comme une grande beauté. Durant
les sept dernières années de sa vie elle semblait vraiment trop
légère et trop fragile pour un être vivant. C'était cette fragilité,
qui contrastait avec son avidité de vivre, qui impressionnait
le plus les gens qui la voyaient pour la première fois. L'effet
produit par ses souffrances fut de donner l'impression dramatique
qu'un gouffre la séparait des autres et que son âge, sa sagesse,
son courage et tout son être étaient en eux-mêmes un mystère.
La santé de Karen Blixen empira rapidement. Elle mourut le vendredi
7 septembre, d'amaigrissement excessif.
Elle
avait écrit " Mais l'heure était venue où, démunie de tout,
je devenais pour le destin une proie trop facile ".
Bibliographie
:
Karen Blixen, La ferme africaine, Folio, Editions Gallimard
Out
of Africa - sous-titré en français Souvenirs d'Afrique
- est un film américain de Sydney Pollack, sorti
le 10 décembre 1985 et adapté de La Ferme
africaine, un roman autobiographie de Karen Blixen.
Musique : John Barry et Mozart Meryl Streep : Karen Christence Dinesen Blixen Robert Redford : Denys George Finch Hatton Klaus Maria Brandauer : Baron Bror Blixen
Le
tournage s'est déroulé en Angleterre et au Kenya.
Prix
de la meilleure photographie et du meilleur second rôle
masculin (Klaus Maria Brandauer), lors des New York Film Critics
Circle Awards 1985.
Oscars 1986 du meilleur film, du meilleur réalisateur,
du meilleur scénario adapté, de la meilleure photographie,
de la meilleure direction artistique, de la meilleure musique
et du meilleur son.
Golden Globes 1986 du meilleur film dramatique, de la meilleure
musique et du meilleur second rôle masculin (Klaus Maria
Brandauer).
Prix de la meilleure photographie, lors de la British Society
of Cinematographers 1986.
Prix David di Donatello 1986 du meilleur film étranger
et meilleure actrice étrangère (Meryl Streep).
Prix du meilleur scénario adapté, meilleure photographie
et meilleur son, lors des BAFTA Awards 1987.
Prix de la meilleure musique de film, lors des BMI Film &
TV Awards 1987.
Nomination au César du meilleur film étranger
1987.
MOZART
: Concerto for Clarinet and Orchestra, K. 622 in A (Version
for Basset Clarinet): I. Adagio - Sir Colin Davis, Karl-Heinz
Steffens & Symphonie-Orchester Des Bayerischen Rundfunks
-
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R.D.