Dino BUZZATI

"Le désert des Tartares"




 

Synopsis

Un jeune officier, le lieutenant Giovanni Drogo, prend ses fonctions au fort Bastiani, isolé dans une zone montagneuse, très loin de la ville et de tout moyen de communication, sinistre de surcroît au point de présenter un aspect lunaire.

La première réaction de Drogo est de chercher à se faire au plus vite muter ailleurs, car il n'entend pas renoncer aux charmes de la ville, à ses amis, aux femmes, à l'affection de sa mère, à ses chères habitudes.

Et ce sera justement, après les quatre premiers mois de service obligatoire, quand le médecin du fort s'apprête à lui délivrer un document lui permettant de retourner en ville, qu'il renonce à sa mutation et décide de prolonger son service en ce lieu déshérité.

Il se sent retenu par le sortilège que la forteresse exerce sur lui, les couleurs magiques et la fascinante silhouette de la grande chaîne de montagnes hérissées de tourelles et de crêtes, mais par-dessus tout le mystérieux désert du nord, autrement dit le désert des Tartares, qu'on semble dominer de la forteresse mais qui impose une étrange impression de trouble, d'ensorcelante inquiétude et pour ainsi dire d'attente, projetée dans l'immensité du fort.

Il est également retenu par le rythme monotone et apaisant de cette vie de garnison, par le silence et la solitude, la succession monotone des jours et des saisons. Mais peu à peu le sortilège se complique et s'épure ; il s'identifie graduellement à l'attente du Grand Evénement, quand l'ennemi, surgi du désert spectral, s'élancera contre le fort et qu'arrivera le jour héroïque de la bataille.

Ainsi Drogo va-t-il consumer sa vie là-haut, sans que ne puisse parvenir à rompre le sortilège une période de permission qui le restitue à sa mère, à sa jeune maîtresse, aux fêtes nocturnes et autres rencontres dans la ville. Tout au contraire, s'en retournant au fort au travers de la longue vallée et de ses montagnes, Drogo abandonne définitivement une réalité, celle de la jeunesse qui n'a plus d'attrait pour lui et a cessé de lui procurer les douces fantaisies des années passées, sans qu'aient pu le reconquérir ni les amitiés perdues ni même l'antique chaleur de l'amour maternel.

L'obscure attraction qu'il éprouve pour le désert des tartares s'identifie peu à peu à l'attende de l'Evénement et se transforme en une calme maladie de l'âme. Peut-être en raison d'une certaine stupidité, ni les soldats ni la plupart des officiers ne peuvent être atteint par une telle maladie, et l'un après l'autre ils retournent en ville.

Mais les rares qui s'en trouvent frappés ne peuvent plus abandonner cette oasis de fantasmagorie et d'attente. Avec l'usure des ans, ce petit groupe a fini par se disperser ; et quand l'Evénement se profile enfin à l'horizon, Drogo, demeuré le seul des anciens compagnons, est frappé d'une affection inexorable qui fait de lui, à 54 ans, un vieillard précoce.

Pour lui désormais ce qui importe est de résister à la mort, tout au moins jusqu'au jour où se déroulera la bataille. Une voix intérieure lui ordonne de rester à son poste, après ces plus de trente années de vaine attente, et d'assister, même si ce doit être sur une civière, à une bataille qui est également la sienne.

Le commandant de la forteresse, un de ses anciens compagnons d'armes, prenant cette obstination pour un ridicule et pathétique ramollissement sénile, ordonne de faire venir une voiture qui ramènera Drogo dans la vallée, pour y mourir dans une humble auberge esseulée.

Ainsi Drogo voit-il s'éloigner, puis disparaître pour toujours le fort, les montagnes, le passage donnant sur le désert du nord. La voiture le descend lentement dans la vallée pleine d'ombres violacées, tandis que de fringants officiers grimpent avec leurs troupes pour conquérir en peu de jours une gloire agréable et facile.Et pourtant, à mesure que l'amertume se fait de moins en moins vivace, une pensée plus noble s'empare de lui, à l'improviste.

La bataille la plus difficile et la plus héroïque, la seule qui soit digne d'un homme, l'attend. Il va s'agir de signer avec la Mort un pacte honorable, afin de se retrouver devant l'ultime porte dans un uniforme impeccable, son manteau bien ajusté au corps, son col relevé. Drogo entrera donc invaincu dans l'éternité du temps, avec les honneurs des armes. C'est ainsi qu'il négocie son pacte avec la Mort, d'égal à égale, et qu'il pourra, comme le fit jadis Angustina, en étudier les clauses avec un noble détachement, la conscience digne.

Résumé

Ce fut un matin de septembre que Giovanni Drogo, qui venait d'être promu officier, quitta la ville pour se rendre au fort Bastiani, sa première affectation. C'était là le jour qu'il attendait depuis des années, le commencement de sa vraie vie.

Maintenant il était officier, il allait avoir de l'argent, de jolies femmes le regarderaient peut-être, mais, au fond, il s'en rendit compte, ses plus belles années, sa première jeunesse, étaient probablement terminées.

L'amertume de quitter pour la première fois la vieille maison où il avait connu l'espoir, les craintes que tout changement apporte avec lui, l'émotion de dire adieu à sa mère lui emplissaient l'âme, mais sur tout cela pesait une pensée tenace qu'il ne parvenait pas à définir, comme le vague pressentiment de choses irrévocables, presque comme s'il eût été sur le point d'entreprendre un voyage sans retour.

Drogo se mit en route et, à mesure que l'après-midi s'écoulait, il commençait à ressentir une légère inquiétude. Et cependant il continua de monter pour arriver au fort dans la journée mais, plus lestes que lui, du fond de la gorge où grondait le torrent, montèrent les ombres.

Plus tard, a une distance incalculable Giovanni aperçut finalement, encore noyé dans le rouge soleil du couchant et comme issu d'un enchantement un plateau dénudé, sur les rebords de celui-ci une ligne régulière et géométrique, d'une couleur jaunâtre particulière : le profil du fort.

Drogo, fasciné, le regardait, se demandant ce qu'il pouvait bien y avoir de désirable dans cette bâtisse solitaire, presque inaccessible, à tel point isolée du monde. Quel secrets cachait-elle ? Giovanni Drogo cheminait encore lorsque la nuit le surprit.

A l'aube il se remit en route et chemin faisant, il avait été rejoint par le capitaine Ortiz qui regagnait le fort. Celui-ci lui avait raconté que le fort n'était qu'une vieille bâtisse démodée, un fort de deuxième catégorie, à la lisière d'une frontière morte, de l'autre côté de laquelle il y avait un désert nommé le désert des Tartares.

Puis le fort leur était apparu, silencieux, noyé dans le plein soleil de midi, sans un seul coin d'ombre. Tout le long du chemin de ronde du bâtiment central, on apercevait des dizaines de factionnaires, le fusil sur l'épaule, qui marchaient méthodiquement de long en large, chacun ne parcourant que quelques pas.

Tel le mouvement d'un pendule, ils scandaient le cours du temps, sans rompre l'enchantement de cette solitude qui semblait infinie. Les montagnes, à droite et à gauche, se prolongeaient à perte de vue en chaînes escarpées, apparemment inaccessibles. Instinctivement, Giovanni Drogo arrêta son cheval.

Il considérait d'un air fixe les sombres murailles, les parcourant lentement des yeux, sans parvenir à en déchiffrer le sens. Il pensa à une prison, il pensa à un château abandonné. Tout stagnait dans une mystérieuse torpeur.

Comme la veille au soir, du fond de la gorge, Drogo le regardait hypnotisé, et une inexplicable émotion s'emparait de son cœur. Tout ici était un renoncement, mais au profit de qui, au profit de quel bien mystérieux ? Déjà, Drogo avait hâte de partir, mais un départ immédiat pouvait équivaloir à un aveu d'infériorité. De la sorte l'amour-propre luttait contre le désir de retrouver la vieille existence familière.

Le soir même le lieutenant Morel conduisit en cachette Drogo sur le chemin de ronde pour lui permettre de voir le désert. Et Drogo pu contempler le monde du septentrion, la lande inhabitée à travers laquelle, disait-on, les hommes n'étaient jamais passés. Jamais, de par-là, n'était venu l'ennemi, jamais on n'y avait combattu, jamais rien n'y était arrivé.

Plus tard, seul dans sa chambre, Drogo comprenait ce qu'était la solitude et il pensait aux factionnaires qui, à quelques mètres de lui, marchaient de long en large, tels des automates, sans s'arrêter jamais pour reprendre haleine. Ils étaient des dizaines et des dizaines à être réveillés, ces hommes, tandis que lui était étendu sur son lit, tandis que tout semblait plongé dans le sommeil. Des dizaines et des dizaines, se disait Drogo, mais pour qui, pour quoi ?

Dans ce fort, le formalisme militaire semblait avoir crée un chef-d'œuvre insensé. Des centaines d'hommes pour garder un col par lequel ne passerait personne. S'en aller, s'en aller au plus vite, se disait Giovanni, sortir de cette atmosphère, de ce brumeux mystère.

Pourtant il sentait qu'une force inconnue s'opposait à son retour à la ville et peut-être cette force jaillissait-elle de son propre esprit, sans qu'il s'en aperçut.

Un jour dans l'atelier du maître tailleur Prosdocimo un petit vieillard lui dit-faites attention de vous en aller dès que vous le pourrez, attention de ne pas attraper leur folie.

- Je ne suis ici que pour quatre mois, dit Drogo, je n'ai pas la moindre intention de rester.

-Faites tout de même attention, mon lieutenant, dit le petit vieux. C'est le colonel Filimore qui a commencé. De grands événements se préparent, a-t-il commencé par dire, je me le rappelle très bien, il y a de cela dix-huit ans. Oui " des événements ", disait-il.

C'est là le mot qu'il a employé. Il s'est mis en tête que le fort est très important et que quelque chose doit arriver. Du côté du désert, probablement. Personne ne viendra, bien entendu, mais le colonel dit que les Tartares sont toujours là. Faites attention, ajouta-t-il presque suppliant, c'est moi qui vous le dis, vous vous laisserez suggestionner, et vous finirez, vous aussi par rester : il n'y a qu'à regarder vos yeux.

Maintenant Drogo comprenait, finalement. C'est du désert du Nord que devait leur venir leur chance, l'aventure, l'heure miraculeuse qui sonne une fois au moins pour chacun. A cause de cette vague éventualité qui, avec le temps, semblait se faire toujours plus incertaine, des hommes faits consumaient ici la meilleure part de leur vie. Ils ne s'étaient pas adaptés à l'existence commune, aux joies de tout le monde, au destin moyen ; côte à côte, ils vivaient avec la même espérance, sans jamais parler de celle-ci, parce qu'ils n'en étaient pas conscients, ou tout simplement, parce qu'ils étaient des soldats, avec la jalouse pudeur de leur âme.

" Il faudra bien qu'advienne quelque chose de différent, se disaient-ils, quelque chose de vraiment digne, qui permette de dire : maintenant, même si c'est fini, tant pis. "

Drogo avait compris leur facile secret et il pensa avec soulagement qu'il était en dehors, spectateur non contaminé.

Ni vite, ni lentement, trois autres mois avaient passé. Bientôt Drogo pourrait s'en aller. Il continuait de se répéter que c'était là un événement faste, qu'une vie facile l'attendait en ville, une vie amusante et peut-être heureuse, et pourtant il n'était pas content.

Le souvenir de sa ville passa dans l'esprit de Drogo, une image pâle, rues bruyantes sous la pluie, statues de plâtre, humidité des casernes, lugubres cloches, visages las et défaits, après-midi sans fin, plafonds gris de poussière. Ici, en revanche, s'avançait la grande nuit des montagnes, avec ses nuages en fuite au-dessus du fort, miraculeux présages. Et du nord, du septentrion invisible derrière les remparts, Drogo sentait peser son destin.

Les trompettes auraient pu sonner, on aurait pu entendre des chants guerriers, d'inquiétants messages auraient pu venir du nord, s'il n'y avait eu que cela, Drogo serait parti quand même ; mais il y avait déjà en lui la torpeur des habitudes, la vanité militaire, l'amour domestique pour les murs quotidiens.

Au rythme monotone du service, quatre mois avaient suffi pour l'engluer. Ainsi, se déroulait à son insu la fuite du temps. Un pressentiment de choses nobles et grandes l'avait fait rester là et il se disait que rien au fond n'était perdu. Il avait tellement de temps devant lui. Quel besoin avait-il de se hâter ? Illusion tenace, la vie lui semblait inépuisable, bien que sa jeunesse eût déjà commence de se faner.

Une nuit, presque deux ans plus tard, Giovanni Drogo dormait dans sa chambre du fort. Vingt-deux mois avaient passé sans rien apporter de neuf et il était resté fermé dans son attente, comme si la vie eût dû avoir pour lui une indulgence particulière.

La même journée, avec ses événements identiques, s'était répétée des centaines de fois sans faire un pas en avant. Le fleuve du temps passait sur le fort, lézardait les murs, charriait de la poussière et des fragments de pierre, limait les marches et les chaînes, mais sur Drogo il passait en vain ; il n'avait pas encore réussi à l'entraîner dans sa fuite.

Quatre années s'étaient écoulées, une respectable fraction de vie, et rien, absolument rien n'était arrivé qui pût justifier tant d'espoirs. Les jours s'étaient enfouis l'un après l'autre ; des soldats, qui pouvaient être des ennemis, étaient apparus un matin aux confins de la plaine étrangère, puis ils s'étaient retirés après avoir effectué d'inoffensives opérations de cadastre. La paix régnait sur le monde, les sentinelles ne donnaient pas d'alarme, rien ne laissait présager que l'existence pût changer.

Comme au cours des années passées, avec les mêmes formalités, l'hiver s'avançait maintenant et le souffle de la tramontane contre les baïonnettes faisait un léger sifflement. Puis la belle saison était revenue. Un ultime salut à la plaine du Nord, maintenant vide d'illusions.

Adieu fort Bastiani, s'attarder encore serait dangereux, ton facile mystère est tombé, la plaine du Nord continuera de rester déserte, jamais plus ne viendront les ennemis, jamais personne ne viendra donner l'assaut à tes pauvres remparts. Rien ne le retient plus au fort. Giovanni Drogo retourne en plaine, il rentre dans la société des hommes, il obtiendra facilement un poste quelconque, peut-être même une mission à l'étranger, dans la suite d'un général.

La porte de la maison s'ouvrit et Drogo sentit tout de suite la vieille odeur familière. Sa mère arriva tout de suite ; toujours la même, grâce à Dieu. Tandis que, assis au salon, il essayait de répondre à toutes les questions qu'on lui posait, il sentait sa joie se transformer en une tristesse désabusée.

Et maintenant, se demanda-t-il ? Tel un étranger il erra par la ville, à la recherche de ses anciens amis, et il apprit qu'ils étaient tous très occupés, dans les affaires, dans la politique. Ils lui parlèrent de choses sérieuses et importantes, d'usines, de voies ferrées, d'hôpitaux. Ils avaient tous pris des routes différentes et, en quatre ans, ils étaient déjà loin.

Puis il alla voir Maria, la sœur de son ami Francesco Vescovi. Drogo avait pensé que ç'allait être pour lui une grande émotion, que son cœur allait battre. Au lieu de cela, il put mesurer le temps qui s'était écoulé. Quelque chose s'était glissé entre eux, un voile indéfinissable et vague, qui refusait de se dissiper et les éloignait l'un de l'autre à leur insu à tous deux.

Drogo savait qu'il aimait encore Maria et qu'il aimait aussi le monde où elle vivait : mais toutes les choses qui alimentaient sa vie d'autrefois étaient devenues lointaines. Ce n'était plus là sa vie, il avait pris une autre route, revenir en arrière serait stupide et vain.

Le pas d'un cheval remonte la vallée solitaire et fait naître dans le silence des gorges, de vastes échos. Le pas du cheval s'élève tout doucement le long de la route blanche, c'est Giovanni Drogo qui retourne au fort Bastiani.

A présent quelle vie ennuyeuse attendait Drogo. Et pourtant un reste d'enchantement errait le long des murailles des jaunes redoutes, un mystère persistait obstinément là-haut, dans le recoin des fossés, à l'ombre des casemates, c'était l'inexprimable sentiment des choses à venir.

Un jour, alors qu'il explorait le triangle visible de désert et il était sur le point de dire qu'il ne distinguait rien de particulier, juste au fond, là où chaque image disparaissait dans l'éternel rideau de brume, il lui sembla apercevoir une petite tache noire qui bougeait. Mais le petit point noir qui bougeait aux extrêmes limites de la plaine fût par tout le monde considéré comme une plaisanterie.

La réduction des effectifs de la garnison avait clairement démontré que l'état-major n'attachait plus d'importance au fort Bastiani. Les illusions naguère si faciles et si souhaitées, on les repoussait maintenant avec rage.

Depuis quelque temps, une angoisse qu'il ne parvenait pas à définir poursuivait Drogo sans trêve : l'impression qu'il n'arriverait pas à temps, l'impression que quelque chose d'important allait se produire et le prendrait à l'improviste. Inexplicablement, le temps s'était mis à s'enfouir de plus en plus vite, engloutissant un jour après l'autre. Il suffisait de regarder autour de soi et déjà la nuit tombait, le soleil disparaissait de l'autre côté pour éclairer un monde couvert de neige.

Et pourtant Drogo ne ressent pas de grand changement, le temps a fui si rapidement que son âme n'a pas réussi à vieillir et Drogo s'obstine dans l'illusion que ce qui est important n'est pas encore commencé. Giovanni attend patiemment son heure qui n'est jamais venue.

Dans la plaine du Nord les petites tâches se déplacent avec une grande lenteur. Elles constituent le seul élément intéressant de la vie de Drogo. Pour cet espoir secret il gaspille la meilleure partie de sa vie.

Maintenant Drogo a 54 ans, le grade de chef d'escadron et le commandement en second de la maigre garnison du fort. Son visage est devenu d'une triste couleur jaune, ses muscles se sont amollis. Une attente supplémentaire s'est greffée de la sorte sur la vie de Drogo : l'espoir de guérir.

Le désert septentrional est toujours vide, rien ne laisse présager une éventuelle incursion ennemie.Un soir pourtant, on entendit quelqu'un parler, en termes vagues, de guerre, et d'étranges espoirs recommencèrent à tournoyer entre les murs du fort.

Drogo était étendu dans sa chambre, la maladie le gardait au lit, lorsqu'un matin le vieux maître tailleur fit irruption - Les voilà, les voilà, ils arrivent par la route du Nord. Tout le monde est monté sur les terrasses pour les voir. Des bataillons et des bataillons. Cette fois-ci il n'y a pas de doutes. C'est la guerre, la guerre criait-il.

Dans deux jours ils seront ici - - Maudit soit ce lit, se dit Drogo, me voici cloué ici par la maladie ". Oh ! si au moins les ennemis avaient un peu attendu, une semaine lui suffisait pour se remettre, ils avaient attendu si longtemps, ne pouvaient-ils retarder de quelques jours encore, de quelques jours seulement ?

Une colère terrible s'empara de Drogo. Lui qui avait renoncé aux plus belles choses de l'existence pour attendre les ennemis, lui qui, depuis plus de trente ans, s'était nourri de cette unique espérance, allait-on le chasser juste maintenant, au moment où la guerre arrivait ?

Sur les glacis du fort, tout est prêt, les munitions en ordre, les soldats placés convenablement, les armes vérifiées. Tous les regards sont tournés vers le nord. En tous cas, personne n'a le temps de penser à Drogo, qui est en train de s'habiller et se prépare à partir.

Oscillant sur les cailloux, la voiture s'éloigna sur l'esplanade pierreuse, conduisant Drogo vers le terme de sa route. Des larmes amères coulaient lentement sur sa peau ridée, tout finissait misérablement et il n'y avait plus rien à dire.

A ce moment précis, surgit, claire et terrible, venue de lointains replis, une nouvelle pensée : celle de la mort. Il parut à Drogo que la fuite du temps s'était arrêtée. La vie donc n'avait été qu'une sorte de plaisanterie : pour un orgueilleux pari tout avait été perdu.

Maintenant tout va se passer dans la chambre d'une auberge inconnue, à la lueur d'une chandelle, dans la solitude la plus totale. Il n'y a personne qui regarde, personne ne vous dira bravo. Mais du puits amer des choses passées, des désirs inachevés, des méchancetés souffertes, montait une force qu'il n'eût jamais osé espérer avoir.

Avec une joie inexprimable, Giovanni Drogo s'aperçut, tout d'un coup, qu'il était tout à fait calme, presque anxieux de recommencer l'épreuve. Courage, Drogo. Et il essaya de faire un effort, de tenir dur, de jouer avec la pensée terrible. Il y mit toute son âme, dans un élan désespéré, comme s'il partait à l'assaut tout seul contre une armée.

Et subitement les antiques terreurs tombèrent, les cauchemars s'affaissèrent, la mort perdit son visage glaçant, se changeant en une chose simple et conforme à la nature. Le commandant Giovanni Drogo, se lança contre l'immense portail noir et s'aperçut que les battants s'ouvraient, laissant passer la lumière. Faisant un ultime effort, Giovanni redresse un peu le buste, arrange d'une main le col de son uniforme, jette encore un regard par la fenêtre, un très bref coup d'œil, pour voir une dernière fois les étoiles. Puis, dans l'obscurité, bien que personne ne le voie, il sourit.

Biographie

Dino Buzzati est né à Belluno le 16 octobre 1906. D'après des documents de famille, les Buzzati établirent leur résidence à Bribano, près de Belluno au XVe siècle. Ils avaient émigré de Budapest pour échapper à une épidémie.

A cause de leur origine, ils prirent le nom de Budàt, ensuite transformé en Buzàt, enfin en Buzzàti. Ils étaient des artisans spécialisés dans la production d'armes et surtout de scies, ce qui explique le blason de famille, contenant la lame d'une scie.

Augusto Buzzati, magistrat vénitien, fut Président de la Cour d'Appel de Venise. Dans sa villa de San Pellegrino, près de Belluno, appartenant aux Buzzati depuis 1811, il entreprit la collection d'œuvres historiques sur la région de Belluno. La mère de Dino, Alba Mantovani était vénitienne. Fille du médecin Antonio Mantovani et de Matilde Baoder Partecipazio, elle est la dernière descendante des doges Badoer Partecipazio.

Dino fut un enfant joyeux entouré de la tendre affection de sa mère et de sa sœur Nina. Avec Augusto, son frère aîné, ils formaient une triple chaîne de rapports déjà consolidés quand naquit Adriano, le " petit " pour lequel ils allaient nourrir un sentiment commun de protection. Pendant les mois d'hiver la famille résidait à Milan. Augusto au violoncelle, Nina au piano et Dino au violon ils donnaient des petits concerts pour distraire les blessés de la Première Guerre mondiale. L'automne 1916, Dino entre au collège Parini à l'extrême périphérie de Milan.

Pendant ses années de lycée, Dino avait déjà mûri l'intention de devenir écrivain et journaliste. L'expérience de son père, collaborateur du " Corriere della Sera " en matière de droit international, l'avait mis en contact, dès son adolescence, avec les représentants les plus qualifiés du monde journalistique milanais.

En 1924 il opta pour le droit, en accord avec la meilleure tradition familiale. Il étudia le droit avec application et relative facilité, sans enthousiasme, décidé à obtenir son morceau de papier et à l'ensevelir dans un tiroir le plus rapidement possible.

La mort de son père survint lorsque l'écrivain entrait dans cette difficile et souvent douloureuse fermentation de la personnalité qu'est l'adolescence. La mort de son père, emporté par un cancer du pancréas en 1920, amorce en le jeune auteur une attente précoce de la mort qui l'accompagnera toute sa vie.

Le père, Giulio Cesare Buzzati était un homme à l'ancienne, très distingué, maître de lui, plutôt sévère avec ses enfants, étranger à toute forme de familiarité ou d'abandon, comme il était d'usage dans les familles bourgeoises des années Vingt.

La bibliothèque familiale occupait toute une pièce de la Villa San Pellegrino avec plus des trois mille manuscrits sur l'histoire des habitants de Belluno et elle fut classée monument national. Ce " blason de famille ", ces livres spécialisés se révélèrent inutilisables pour une personnalité avide de lectures plus stimulantes et créatives. Dino préférait effectuer des recherches dans des bibliothèques publiques.

Le 9 juillet 1928 il entre en tant que chroniqueur au journal Corriere della Sera où il est d'abord chargé de " faire le tour " des commissariats et élabore les informations recueillies par d'autres. Escroqueries, vols de faible importance, explosions d'une bouteille de gaz, incendies, sont considérés comme des " nouvelles " dans une ville pas encore atteinte par la criminalité du boom économique.

Remplaçant le critique musical Gaetano Cesari, Buzzati assiste souvent aux spectacles les moins importants de la Scala. Chacun de ces thèmes est illustré par Dino par un dessein fait avec soin et souvent avec un humour détaché, à l'anglaise.

Le cauchemar du licenciement est un leitmotiv des récits de sa maturité. Une anxiété presque pathologique naît de la perspective de perdre son rôle gravé à l'intérieur d'un organisme à la fois réel et aléatoire. Comme tous les écrivains, Buzzati est un oiseau de proie doté d'un talent exceptionnel pour s'emparer du butin et le restituer avec une élégance incontestable.

Ce qui fait sa particularité : il vole beaucoup moins à la littérature qu'à la vie quotidienne, à la sienne comme à celle de ses amis, intensifiée par un riche appendice de rêve.

Indro Montanelli raconte avec beaucoup d'esprit ce qui se passe lorsque, au retour de ses voyages en tant qu'envoyé spécial du Corriere della Sera, il retrouve son ami au restaurant : " Je parle, parle pour lui raconter ce que j'ai vu. Dino écoute, de temps en temps il rit (un rire glacé) puis fait une observation qui laisse croire qu'il n'a rien compris. Et a onze heures pile il se lève parce que c'est l'heure à laquelle il doit aller se coucher ". Les jours suivants, Montanelli finit de pondre ses propres articles et il lui semble avoir joué toutes ses cartes. " Et pourtant, tout à coup, une semaine plus tard, une nouvelle de Dino fait son apparition, où il raconte, lui qui ne les a pas vues, les choses que j'ai vues et écrites….(…). En lisant cette prose intime, faite d'adjectifs gris, de mots communs, je sens immédiatement que celui qui demain voudra reconstruire cet événement se réfèrera à elle, non pas à la mienne ".

Au Corriere della Sera, Buzzati trouve une ambiance caractérisée par de fortes analogies avec la vie militaire, différente de celle qui règne dans de nombreux autres journaux italiens. De tacites règles d'austérité le font ressembler à un ordre monastique symbolisé par la mythique table de la rédaction à laquelle peuvent s'asseoir une vingtaine de personnes et qui est construite sur le modèle de celle du Times.

En face de la porte un petit escalier tortueux, semblable à tant d'escaliers parisiens, grimpe jusqu'au dernier étage. Ces marches à vous couper le souffle inspirent à Buzzati les escaliers qui conduisent aux boyaux glacials du fort Bastiani

Toutes les nuits, de 1933 à 1939, l'écrivain reste enfermé dans son bureau, absorbé par un travail plutôt monotone et fatigant ; le temps passe et il se demande s'il en sera toujours ainsi. La fuite du temps est le thème universel qu'il cherchait, une machine implacable qui le broie lui et l'immense majorité de ses semblables.

Tard dans la nuit, une fois son travail au Corriere della Sera achevé, Buzzati rentre chez lui, se glisse dans son lit et écrit avec la lenteur propre à son écriture aux formes anguleuses. Le désert des Tartares est né. La décision de substituer l'atmosphère d'un fort militaire à celle de la rédaction a pour but de renforcer le caractère allégorique de l'histoire comme métaphore universelle.

Le choix de situer le Désert des Tartares dans cette vie militaire permet à Buzzati de créer, par une grande économie de moyens, des atmosphères raréfiées et fabuleuses hors de tout contact immédiat avec la réalité datée du temps de guerre mais qui en reprenne bien le climat de précarité angoissante.

La mission en Afrique comme correspondant et photographe du Corriere della Sera fournit à Buzzati l'occasion de s'échapper à l'obscure routine de la rédaction milanaise qu'il avait sublimée dans Le désert des Tartares.

L' une des plus belles heures de ma vie " dit-il. Le seul moment où il a vraiment eu conscience d'être heureux, il le vit avec les askaris, alors que les schiffas (bandits de la brousse), postés au sommet, font feu avec leurs fusils.

Dans ce paysage imprégné de mystère et de solitude s'unissent le sentiment galvanisant de vivre une aventure relativement périlleuse, la solidarité de l'amitié, la dissolution de l'anxiété inaliénable de la vie normale qui, ici, semble être aspirée par les sables incandescents.

Le soir de 1940, à Milan il retrouve le poids de sa propre érosion quotidienne. Sa perception de l'écoulement des heures et des journées, temporairement momifiée par les sables du désert, se réveille dans toute sa fatale acuité.

La situation en Italie se précipitait de jour en jour. L'entrée en guerre était tenue pour certaine. Le 30 juillet Buzzati est envoyé comme correspondant de guerre sur le croiseur Fiume, puis sur le Trieste.

Entre juillet 1940 et 1942 il participe à de nombreuses batailles, à celle de cap Matapan et du cap Teulada, aux batailles de la Syrte. Pendant les combats Buzzati reste toujours à sa place, prend des photos, observe, griffonne des notes.

Buzzati, chroniqueur de guerre écrivait ce qu'il voyait, un peu avec la transfiguration des poètes, sans pour autant dévoiler les arrière-plans ou altérer les images.

Le 10 septembre 1943 marque le début de la période " noire " du Corriere della Sera contrôlé par les nazi-fascistes. De nombreux rédacteurs comme Afeltra, Montanelli, De Vita, Francavilla, Damiano, Morigi et Alonzi constituent la presse clandestine en maintenant les contacts avec la cellule communiste opérant secrètement à l'intérieur du journal.

En cette Italie intellectuelle, si farouchement politisée, des années 50-60, Buzzati représenta le type même de l'écrivain scandaleusement " non engagé ". Buzzati reste au journal pour des raisons que nous pourrions définir de " survie existentielle ".

Il y a certains événements dans la vie de chacun, tels la maladie et le licenciement, face auxquels Buzzati se sent fragile " comme un enfant ".

En avril 1959 Buzzati fait la connaissance de la femme qui va devenir la protagoniste d'une " malheureuse histoire ", ensuite " sublimée " dans le roman " Un amour ". Lorsqu'on a mal quelque part - affirmait l'écrivain - on cherche un bon spécialiste. De la même façon, pourquoi ne ferait-on pas appel à des " professionnelles " quand on veut faire l'amour.

Ce raisonnement d'une simplicité déconcertante était cependant compliqué par un élément qu'il ne faut pas négliger, le fait que Buzzati parvenait à tomber amoureux de ces " professionnelles " jusqu'à en perdre la santé.

Un amour est la réponse à l'attente de la rencontre avec l'ennemi de Giovanni Drogo. L'amour est en lui-même, indépendamment de l'objet, une réponse au sens de la vie. Les tartares sont arrivés, pourquoi s'étonner s'ils sont barbares et féroces, tellement sûrs d'eux ?

Un amour fut très mal accueilli par la critique. Le mythe d'un Buzzati idéal, seigneur d'atmosphères surréelles, se trouve entaché par l'étalage de ses propres nudités dépouillées de métaphores et, selon les accusations dépouillées de poésie. Mais, soit la curiosité suscitée par les critiques, soit le sujet " piquant " quinze mille exemplaires furent vendus en seulement deux jours.

Il fut le best seller de l'année. L'affirmation d'Indro Montanelli " Buzzati a toujours vouvoyé la vie, il n'y est jamais entré de pied ferme ", est démentie par Un amour, éclatante exception à la règle.

Buzzati vouait à sa mère - qu'il définit " femme sans pêché - une sorte d'adoration. Sa présence est très intense dans l'œuvre buzzatienne, même là où l'élément féminin est refoulé. Elle suivait son évolution avec une attention constante et recevait ses confidences les plus intimes et embarrassantes, le libérant de tout sentiment de culpabilité.

En 1960 il fait la connaissance d'Almerina Antoniazzi, mannequin. Il voit en elle une " douce, candide adolescente ", enfin une femme en qui avoir confiance. Avant la mort de sa mère l'écrivain n'avait jamais éprouvé le besoin de se marier. Maintenant, apprivoisé par la vie et vacciné par les péripéties sentimentales, la perspective d'un rapport garanti par l'institution du mariage devient de jour en jour plus rassurante.

Ses dernières années sont adoucies par un équilibre affectif basé sur la discrétion et sur le respect mutuel.

Les premiers symptômes de la maladie firent leur apparition en juin 1970. Il accueillit la confirmation d'avoir un cancer du pancréas comme une libération la fin d'un cauchemar. Sa seule réaction extérieure fut un progressif, tranquille détachement du monde.

Commentaires

Dino Buzzati doit sa consécration au Désert des Tartares (1940), émouvante épopée d'un officier, Giovanni Drogo qui, fasciné par le mirage de la gloire militaire, use sa vie dans un fort de frontière, dans l'attente d'une guerre improbable.

C'est l'histoire d'une très ancienne promesse, devenue peu à peu une légende : celle de l'invasion qu'attend contre toute raison, contre toute espérance, une garnison pétrifiée. Seraient-ils des fous, des hallucinés ? Leur invasion, leur " événement ", chacun le sait n'est qu'un prétexte, un alibi pour espérer.

L'écriture suggère, par le recoupement des situations, par d'obscurs pressentiments dévoilant progressivement un destin immuable, une lecture allégorique.

Lé décor est imprécis, l'atmosphère fluide, décantée, étrangère à tout pays et à toute époque, mais propice à l'accomplissement d'évènements à la fois humbles et essentiels. On ne sait en quelles années se déroule l'histoire. La montagne devient le haut lieu d'une révélation tragique : le but vers lequel Drogo est entraîné, n'est pas la gloire, mais la mort.

Le domaine du Désert des Tartares est celui de la traversée d'une existence, sur un tempo qui est donné par le battement d'un cœur, une respiration, c'est le pur tracé d'un destin dans sa fascinante progression.

Roman du symbole ? Non, roman du réel. Du strict quotidien. Et de la vie - sans doute même de la seule vie. En cette planète d'aspect lunaire, nous partageons le rituel du fort, car la forteresse c'est la vie. Dino Buzzati a dit à ce sujet :" la situation de cette forteresse représente les espoirs de l'homme sous une forme plus simple et évidente que si j'avais fait un roman réaliste ".

Buzzati est un réaliste du légendaire. Le héros buzzatien évolue d'abord dans l'épaisseur ordinaire de la vie, presque dans sa banalité.

Buzzati a raconté les circonstances très quotidiennes qui, en 1939, firent germer en lui l'idée du Désert des tartares, alors qu'il travaillait comme chroniqueur dans le microcosme routinier du Corriere della Sera.

" Pendant une certaine période j'y ai travaillé de nuit, à un travail de routine. A côté de moi, il y avait des collègues qui avaient le même âge que moi, mais la plupart étaient plus vieux. Quelques-uns même avaient déjà beaucoup d'ancienneté. Tous, évidemment, dans leur jeunesse, avaient espéré pouvoir faire quelque chose de plus brillant ; ils avaient espéré devenir envoyés spéciaux, par exemple, c'est à dire faire de grands reportages, voyager à travers le monde, etc….. Et puis, peu à peu, ils s'étaient fossilisés là, dans la rédaction, renonçant progressivement à leurs espoirs. Et cette grande occasion, que probablement chacun d'entre eux avait espérée, peut-être sans s'en rendre compte, était devenue de plus en plus lointaine, et s'était complètement évanouie. Cette monotonie du travail m'a fait penser à écrire une histoire où serait résumé le destin de l'homme moyen, de l'homme qui espère en cette grande occasion, qui fait tout pour la faire venir.…Et cette occasion apparaît, il semble qu'elle soit sur le point de se concrétiser, et puis elle disparaît et s'éloigne. Ou bien, quand elle arrive, il est trop tard pour lui. Un de mes amis disait " Tout arrive, dans la vie. Cependant, mal, tard, et en partie ". La transposition de cette idée en un monde militaire imaginaire a été pour moi presque instinctive ; il me semblait qu'on ne pouvait rien trouver de mieux qu'une forteresse située aux ultimes confins pour exprimer, justement, l'usure que représentait cette attente. "

Dans le Désert des tartares il y a la mise à jour d'une anxiété latente face à une existence atrophiée et chacun se demande s'il en sera toujours ainsi, " si les espoirs, les rêves inévitables lorsqu'on est jeune s'atrophieraient petit à petit, si la grande occasion viendrait. "

Romans essentiels, les romans de Buzzati sont aussi des paraboles sur l'essentiel, de telle sorte que leur ensemble constitue une véritable " traversée des apparences " une quête de l'essence des êtres et des choses.

La parabole chez Buzzati est l'outil le mieux adapté pour approcher un réel toujours fuyant, pour le traduire avec le plus d'humilité et de ferveur, en le déformant le moins possible. Par la fable, le conte, le fantastique, par toutes les ressources de son imaginaire, Buzzati s'emploie à faire grincer les engrenages logiques, à élargir les fissures, nous contraignant à toucher du doigt les incohérences de ce que nous avons appris à nommer le réel. Buzzati est parvenu avec une pureté de cœur et une modestie toute artisanale, à construire, touche par touche, l'une des réflexions les plus hautes, mais les moins hautaines, sur notre aventure d'homme.

Aucun de ses thèmes n'est réellement novateur ou original : l'angoisse, la solitude, le vieillissement, le doute, l'attente. Rien qui puisse échapper un jour ou l'autre au commun des mortels. Les choses de la vie contiennent l'énigme de la vie. Il s'agit de mettre en évidence la part de tragique contenue en chaque destinée humaine, c'est-à-dire d'en révéler le sens.Ce qui est essentiel : la misère et la grandeur, la dérision et la pitié en notre aventure humaine.

Pourquoi les héros de Dino Buzzati nous sont-ils si proches, sinon pour cet aveu de faiblesse qui en fait toute la véritable grandeur ? Ils portent tous en eux cette blessure existentielle, ces relents d'angoisse, de forfaiture, de convoitises et de fureur que nous connaissons tous sans toujours les admettre et sans lesquels, peut-être, nous ne trouverions aucun goût à la vie. Et c'est ce qui en fait la tragique grandeur.

Angoisse latente, toujours vigilante, d'une menace inconnue, capable de surgir du sol, de fondre du ciel, ou plus banalement de jaillir d'une autre nuit immémoriale - celle de notre propre cœur. Dans Un amour, Buzzati reprend le thème de l'attente.

Le personnage principal Dorigo (à remarquer la similitude avec le nom de Drogo) est prisonnier d'un autre " désert " - celui de l'amour, un Drogo dont tout l'horizon se réduit à un seul être, à un seul rêve. Ce qui les unit c'est une même attente : Dorigo attend, exactement comme Drogo attendait aux terrasses du fort Bastiani, comme attendent et attendront tous les hommes. Et pas plus que Drogo, il ne connaît le sens ni le but de son attente….

Longue et fuyante, cette attente d'un guetteur, cette vie d'homme. Peut-on gâcher une existence entière à attendre ce que l'on ignore ? Pour Buzzati l'amour, le véritable amour, c'est un acte de pure démence, un emportement incontrôlable, propre à nous mettre en péril. C'est une sauvagerie sans nom, une coulée de lave en fusion qui investit la citadelle de l'être, abat ses murailles, laisse à sa place un creux calciné où rien ne repoussera plus. De toutes les passions, voici la plus solitaire.

La Solitude, la Tour noire : A ce propos il écrit : " L'antique tour qui est toujours demeurée enfouie dans les profondeurs de son âme depuis qu'il était enfant […]Elle était à nouveau là qui se dressait, terrible et mystérieuse, comme toujours, elle semble même encore plus haute et plus proche. Oui, l'amour lui avait fait oublier que la mort existait. Pendant presque deux ans, il n'y avait même pas pensé une seule fois, cela lui semblait une légende, lui qui, justement, en avait toujours ressenti l'obsession dans son sang. Telle était la force de l'amour. "

On a souvent dit que la veine narrative de Buzzati s'est inspirée de Kafka. L'auteur a nié une telle influence. L'éducation littéraire de Buzzati est à tel point diffuse qu'il est bien difficile d'en définir les composantes. Le ressort principal de leur œuvre commune est l'espoir, un espoir fou, désespéré.

C'est là que réside la principale, sinon la seule, similitude avec Kafka. L'humour de Kafka est désenchanté, amer, celui de Buzzati se raccroche à tout ce qu'il peut trouver de pitoyable, sans rechigner à recourir au grotesque, voire au ridicule.

Le monde de Kafka est clos, définitivement clos et maudit, celui de Buzzati est un monde de hauteurs, de mirages, d'attente perpétuelle. Constant est, chez Buzzati, le sentiment torturant, l'insidieux avertissement d'une dépossession, d'une exclusion furtive.

L'autre chef-d'œuvre de Buzzati est En ce moment précis (1955). Son thème (déjà présent dans le Désert des Tartares) est celui du temps qui passe, de la jeunesse qui s'estompe, et l'on se trouve brutalement confronté à un avenir qui s'est rétréci comme une peau de chagrin, à un passé veiné de regrets: " Les heures, les jours, les mois et les années nous rejoignent un à un, et avec leur abominable lenteur ils nous dépassent, disparaissent au coin de la rue.

A l'image de ses personnages, Buzzati lui-même, qui ne se livrait que dans ses écrits, n'était ni un foudre de guerre, ni un don Juan ni même un brillant personnage. Rien qu'un grand écrivain, à l'écoute des angoisses et des faiblesses humaines et se préparant patiemment, méthodiquement, au fil des ans et des innombrables textes uniquement destinés à narguer la camarde, à l'ultime rencontre, à cet instant de vérité où l'homme se retrouve seul, et nu, face à son pauvre destin.

Dans la thématique buzzatienne, la mort est une réalité indéchiffrée qui commence là où finit l'empire mensonger du temps. Elle finit par se transformer en une espérance rayonnante presque consolatrice, une justification de notre tâtonnante route.

Le temps n'est autre qu'un voleur, un agresseur sournois dont le seul dessein est d'envahir, de miner notre conscience, de saper notre force vitale. La mort, elle, est une souveraine voilée, une indéchiffrable alliée dont l'approche silencieuse, le muet compagnonnage apportent à l'aventure humaine son sceau de dignité, mais aussi sa saveur, sa poignante beauté, sa fragile splendeur.

A la fin Drogo sent que le tourbillon du temps s'est arrêté et que le mirage qui l'entraînait en avant s'est du même coup dissipé. La mort libère l'homme de ses velléités. De là " l'inexplicable joie " qui envahit le héros buzzatien aux approches de la fin.

Ce même sourire confiant vient errer sur les lèvres de Drogo agonisant, solitaire, dans sa chambre d'auberge, à la fin du Désert des tartares.

Ses contes moraux et ses paraboles inscrivent Buzzati dans la meilleure tradition des fabulistes, par-là nous entendons la descendance d'Esope. On peut également trouver ça et là dans sa prose le style de Verga. Ses façons de raconter qui lui sont propres, sèches, linéaires, désenchantées et souvent pathétiques. La langue est simple, dépouillée.

Les êtres et les choses sont dessinés avec une force tranquille et leur portée métaphysique ne nous semble jamais indissociable de leur présence charnelle.

L'activité de Buzzati est loin de se limiter au récit fantastique. On lui doit des poésies burlesques, des scénarios de cinéma, des textes pour le théâtre, plusieurs livrets d'opéra. Son œuvre picturale et graphique est inséparable de son œuvre narrative.

Bibliograpie : Dino Buzzati, Antonella Montenovesi, Edition Veyrier, Collection " Les plumes du temps ".
Dino Buzzati, œuvres, Collection Bouquins, Editions Robert Laffont
Dino Buzzati, Michel Suffran Yves Panafieu, Editions La Manufacture.
Michel Breitman (Préface des Nouvelles, Editions Laffont).

Ce site a pour vocation de promouvoir la lecture. C'est pourquoi les résumés de livre, les biographies sont faites à partir d'extraits des ouvrages même que j'ai consultés et proposés à la lecture. Afin de mieux préserver le style de l'auteur et le mettre en évidence, je n'ai entrepris aucune réécriture. Internet fonctionnant un peu comme une immense bibliothèque mondiale, les ouvrages que j'ai trouvés dignes de lecture y sont donc proposés. J'espère que les auteurs n'y verront aucun inconvénient car ma véritable intention est de mieux les faire connaître du grand public. R.D.

Adaptation cinématographiqueLe Désert des Tartares (titre original : Il deserto dei Tartari) est un film franco-italo-allemand réalisé par Valerio Zurlini, sorti en 1976.
Vittorio Gassman : Filimore, Giuliano Gemma : Mattis, Helmut Griem : le lieutenant Simeon, Philippe Noiret : le général, Jacques Perrin : le lieutenant Drogo, Francisco Rabal : Tronk, Fernando Rey : Nathanson, Laurent Terzieff : Amerling, Jean-Louis Trintignant : le médecin-major Rovin, Max von Sydow : Hortiz.

Musique de Ennio Moricone

 

 

 

 

 

 

 

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