Un
jeune officier, le lieutenant Giovanni Drogo, prend ses fonctions
au fort Bastiani, isolé dans une zone montagneuse, très loin de la
ville et de tout moyen de communication, sinistre de surcroît au point
de présenter un aspect lunaire.
La première
réaction de Drogo est de chercher à se faire au plus vite muter ailleurs,
car il n'entend pas renoncer aux charmes de la ville, à ses amis,
aux femmes, à l'affection de sa mère, à ses chères habitudes.
Et ce
sera justement, après les quatre premiers mois de service obligatoire,
quand le médecin du fort s'apprête à lui délivrer un document lui
permettant de retourner en ville, qu'il renonce à sa mutation et décide
de prolonger son service en ce lieu déshérité.
Il se
sent retenu par le sortilège que la forteresse exerce sur lui, les
couleurs magiques et la fascinante silhouette de la grande chaîne
de montagnes hérissées de tourelles et de crêtes, mais par-dessus
tout le mystérieux désert du nord, autrement dit le désert des Tartares,
qu'on semble dominer de la forteresse mais qui impose une étrange
impression de trouble, d'ensorcelante inquiétude et pour ainsi dire
d'attente, projetée dans l'immensité du fort.
Il est
également retenu par le rythme monotone et apaisant de cette vie de
garnison, par le silence et la solitude, la succession monotone des
jours et des saisons. Mais peu à peu le sortilège se complique et
s'épure ; il s'identifie graduellement à l'attente du Grand Evénement,
quand l'ennemi, surgi du désert spectral, s'élancera contre le fort
et qu'arrivera le jour héroïque de la bataille.
Ainsi
Drogo va-t-il consumer sa vie là-haut, sans que ne puisse parvenir
à rompre le sortilège une période de permission qui le restitue à
sa mère, à sa jeune maîtresse, aux fêtes nocturnes et autres rencontres
dans la ville. Tout au contraire, s'en retournant au fort au travers
de la longue vallée et de ses montagnes, Drogo abandonne définitivement
une réalité, celle de la jeunesse qui n'a plus d'attrait pour lui
et a cessé de lui procurer les douces fantaisies des années passées,
sans qu'aient pu le reconquérir ni les amitiés perdues ni même l'antique
chaleur de l'amour maternel.
L'obscure
attraction qu'il éprouve pour le désert des tartares s'identifie peu
à peu à l'attende de l'Evénement et se transforme en une calme maladie
de l'âme. Peut-être en raison d'une certaine stupidité, ni les soldats
ni la plupart des officiers ne peuvent être atteint par une telle
maladie, et l'un après l'autre ils retournent en ville.
Mais
les rares qui s'en trouvent frappés ne peuvent plus abandonner cette
oasis de fantasmagorie et d'attente. Avec l'usure des ans, ce petit
groupe a fini par se disperser ; et quand l'Evénement se profile enfin
à l'horizon, Drogo, demeuré le seul des anciens compagnons, est frappé
d'une affection inexorable qui fait de lui, à 54 ans, un vieillard
précoce.
Pour
lui désormais ce qui importe est de résister à la mort, tout au moins
jusqu'au jour où se déroulera la bataille. Une voix intérieure lui
ordonne de rester à son poste, après ces plus de trente années de
vaine attente, et d'assister, même si ce doit être sur une civière,
à une bataille qui est également la sienne.
Le commandant
de la forteresse, un de ses anciens compagnons d'armes, prenant cette
obstination pour un ridicule et pathétique ramollissement sénile,
ordonne de faire venir une voiture qui ramènera Drogo dans la vallée,
pour y mourir dans une humble auberge esseulée.
Ainsi
Drogo voit-il s'éloigner, puis disparaître pour toujours le fort,
les montagnes, le passage donnant sur le désert du nord. La voiture
le descend lentement dans la vallée pleine d'ombres violacées, tandis
que de fringants officiers grimpent avec leurs troupes pour conquérir
en peu de jours une gloire agréable et facile.Et pourtant, à mesure
que l'amertume se fait de moins en moins vivace, une pensée plus noble
s'empare de lui, à l'improviste.
La bataille
la plus difficile et la plus héroïque, la seule qui soit digne d'un
homme, l'attend. Il va s'agir de signer avec la Mort un pacte honorable,
afin de se retrouver devant l'ultime porte dans un uniforme impeccable,
son manteau bien ajusté au corps, son col relevé. Drogo entrera donc
invaincu dans l'éternité du temps, avec les honneurs des armes. C'est
ainsi qu'il négocie son pacte avec la Mort, d'égal à égale, et qu'il
pourra, comme le fit jadis Angustina, en étudier les clauses avec
un noble détachement, la conscience digne.
Résumé
Ce fut
un matin de septembre que Giovanni Drogo, qui venait d'être promu
officier, quitta la ville pour se rendre au fort Bastiani, sa première
affectation. C'était
là le jour qu'il attendait depuis des années, le commencement de sa
vraie vie.
Maintenant
il était officier, il allait avoir de l'argent, de jolies femmes le
regarderaient peut-être, mais, au fond, il s'en rendit compte, ses
plus belles années, sa première jeunesse, étaient probablement terminées.
L'amertume
de quitter pour la première fois la vieille maison où il avait connu
l'espoir, les craintes que tout changement apporte avec lui, l'émotion
de dire adieu à sa mère lui emplissaient l'âme, mais sur tout cela
pesait une pensée tenace qu'il ne parvenait pas à définir, comme le
vague pressentiment de choses irrévocables, presque comme s'il eût
été sur le point d'entreprendre un voyage sans retour.
Drogo
se mit en route et, à mesure que l'après-midi s'écoulait, il commençait
à ressentir une légère inquiétude. Et cependant il continua de monter
pour arriver au fort dans la journée mais, plus lestes que lui, du
fond de la gorge où grondait le torrent, montèrent les ombres.
Plus
tard, a une distance incalculable Giovanni aperçut finalement, encore
noyé dans le rouge soleil du couchant et comme issu d'un enchantement
un plateau dénudé, sur les rebords de celui-ci une ligne régulière
et géométrique, d'une couleur jaunâtre particulière : le profil du
fort.
Drogo,
fasciné, le regardait, se demandant ce qu'il pouvait bien y avoir
de désirable dans cette bâtisse solitaire, presque inaccessible, à
tel point isolée du monde. Quel secrets cachait-elle ?
Giovanni Drogo cheminait encore lorsque la nuit le surprit.
A l'aube
il se remit en route et chemin faisant, il avait été rejoint par le
capitaine Ortiz qui regagnait le fort. Celui-ci lui avait raconté
que le fort n'était qu'une vieille bâtisse démodée, un fort de deuxième
catégorie, à la lisière d'une frontière morte, de l'autre côté de
laquelle il y avait un désert nommé le désert des Tartares.
Puis
le fort leur était apparu, silencieux, noyé dans le plein soleil de
midi, sans un seul coin d'ombre. Tout le long du chemin de ronde du
bâtiment central, on apercevait des dizaines de factionnaires, le
fusil sur l'épaule, qui marchaient méthodiquement de long en large,
chacun ne parcourant que quelques pas.
Tel le
mouvement d'un pendule, ils scandaient le cours du temps, sans rompre
l'enchantement de cette solitude qui semblait infinie. Les
montagnes, à droite et à gauche, se prolongeaient à perte de vue en
chaînes escarpées, apparemment inaccessibles. Instinctivement, Giovanni
Drogo arrêta son cheval.
Il considérait
d'un air fixe les sombres murailles, les parcourant lentement des
yeux, sans parvenir à en déchiffrer le sens. Il pensa à une prison,
il pensa à un château abandonné. Tout stagnait dans une mystérieuse
torpeur.
Comme
la veille au soir, du fond de la gorge, Drogo le regardait hypnotisé,
et une inexplicable émotion s'emparait de son cœur. Tout ici était
un renoncement, mais au profit de qui, au profit de quel bien mystérieux
? Déjà, Drogo avait hâte de partir, mais un départ immédiat pouvait
équivaloir à un aveu d'infériorité. De la sorte l'amour-propre luttait
contre le désir de retrouver la vieille existence familière.
Le soir
même le lieutenant Morel conduisit en cachette Drogo sur le chemin
de ronde pour lui permettre de voir le désert. Et Drogo pu contempler
le monde du septentrion, la lande inhabitée à travers laquelle, disait-on,
les hommes n'étaient jamais passés. Jamais, de par-là, n'était venu
l'ennemi, jamais on n'y avait combattu, jamais rien n'y était arrivé.
Plus
tard, seul dans sa chambre, Drogo comprenait ce qu'était la solitude
et il pensait aux factionnaires qui, à quelques mètres de lui, marchaient
de long en large, tels des automates, sans s'arrêter jamais pour reprendre
haleine. Ils étaient des dizaines et des dizaines à être réveillés,
ces hommes, tandis que lui était étendu sur son lit, tandis que tout
semblait plongé dans le sommeil. Des dizaines et des dizaines, se
disait Drogo, mais pour qui, pour quoi ?
Dans
ce fort, le formalisme militaire semblait avoir crée un chef-d'œuvre
insensé. Des centaines d'hommes pour garder un col par lequel ne passerait
personne. S'en aller, s'en aller au plus vite, se disait Giovanni,
sortir de cette atmosphère, de ce brumeux mystère.
Pourtant
il sentait qu'une force inconnue s'opposait à son retour à la ville
et peut-être cette force jaillissait-elle de son propre esprit, sans
qu'il s'en aperçut.
Un jour
dans l'atelier du maître tailleur Prosdocimo un petit vieillard lui
dit-faites attention de vous en aller dès que vous le pourrez, attention
de ne pas attraper leur folie.
- Je
ne suis ici que pour quatre mois, dit Drogo, je n'ai pas la moindre
intention de rester.
-Faites
tout de même attention, mon lieutenant, dit le petit vieux. C'est
le colonel Filimore qui a commencé. De grands événements se préparent,
a-t-il commencé par dire, je me le rappelle très bien, il y a de cela
dix-huit ans. Oui " des événements ", disait-il.
C'est
là le mot qu'il a employé. Il s'est mis en tête que le fort est très
important et que quelque chose doit arriver. Du côté du désert, probablement.
Personne ne viendra, bien entendu, mais le colonel dit que les Tartares
sont toujours là. Faites attention, ajouta-t-il presque suppliant,
c'est moi qui vous le dis, vous vous laisserez suggestionner, et vous
finirez, vous aussi par rester : il n'y a qu'à regarder vos yeux.
Maintenant
Drogo comprenait, finalement. C'est du désert du Nord que devait leur
venir leur chance, l'aventure, l'heure miraculeuse qui sonne une fois
au moins pour chacun. A cause de cette vague éventualité qui, avec
le temps, semblait se faire toujours plus incertaine, des hommes faits
consumaient ici la meilleure part de leur vie. Ils ne s'étaient pas
adaptés à l'existence commune, aux joies de tout le monde, au destin
moyen ; côte à côte, ils vivaient avec la même espérance, sans jamais
parler de celle-ci, parce qu'ils n'en étaient pas conscients, ou tout
simplement, parce qu'ils étaient des soldats, avec la jalouse pudeur
de leur âme.
" Il
faudra bien qu'advienne quelque chose de différent, se disaient-ils,
quelque chose de vraiment digne, qui permette de dire : maintenant,
même si c'est fini, tant pis. "
Drogo
avait compris leur facile secret et il pensa avec soulagement qu'il
était en dehors, spectateur non contaminé.
Ni vite,
ni lentement, trois autres mois avaient passé. Bientôt Drogo pourrait
s'en aller. Il continuait de se répéter que c'était là un événement
faste, qu'une vie facile l'attendait en ville, une vie amusante et
peut-être heureuse, et pourtant il n'était pas content.
Le souvenir
de sa ville passa dans l'esprit de Drogo, une image pâle, rues bruyantes
sous la pluie, statues de plâtre, humidité des casernes, lugubres
cloches, visages las et défaits, après-midi sans fin, plafonds gris
de poussière. Ici, en revanche, s'avançait la grande nuit des montagnes,
avec ses nuages en fuite au-dessus du fort, miraculeux présages. Et
du nord, du septentrion invisible derrière les remparts, Drogo sentait
peser son destin.
Les trompettes
auraient pu sonner, on aurait pu entendre des chants guerriers, d'inquiétants
messages auraient pu venir du nord, s'il n'y avait eu que cela, Drogo
serait parti quand même ; mais il y avait déjà en lui la torpeur des
habitudes, la vanité militaire, l'amour domestique pour les murs quotidiens.
Au rythme
monotone du service, quatre mois avaient suffi pour l'engluer. Ainsi,
se déroulait à son insu la fuite du temps. Un pressentiment de choses
nobles et grandes l'avait fait rester là et il se disait que rien
au fond n'était perdu. Il avait tellement de temps devant lui. Quel
besoin avait-il de se hâter ? Illusion tenace, la vie lui semblait
inépuisable, bien que sa jeunesse eût déjà commence de se faner.
Une nuit,
presque deux ans plus tard, Giovanni Drogo dormait dans sa chambre
du fort. Vingt-deux mois avaient passé sans rien apporter de neuf
et il était resté fermé dans son attente, comme si la vie eût dû avoir
pour lui une indulgence particulière.
La même
journée, avec ses événements identiques, s'était répétée des centaines
de fois sans faire un pas en avant. Le fleuve du temps passait sur
le fort, lézardait les murs, charriait de la poussière et des fragments
de pierre, limait les marches et les chaînes, mais sur Drogo il passait
en vain ; il n'avait pas encore réussi à l'entraîner dans sa fuite.
Quatre
années s'étaient écoulées, une respectable fraction de vie, et rien,
absolument rien n'était arrivé qui pût justifier tant d'espoirs. Les
jours s'étaient enfouis l'un après l'autre ; des soldats, qui pouvaient
être des ennemis, étaient apparus un matin aux confins de la plaine
étrangère, puis ils s'étaient retirés après avoir effectué d'inoffensives
opérations de cadastre. La paix régnait sur le monde, les sentinelles
ne donnaient pas d'alarme, rien ne laissait présager que l'existence
pût changer.
Comme
au cours des années passées, avec les mêmes formalités, l'hiver s'avançait
maintenant et le souffle de la tramontane contre les baïonnettes faisait
un léger sifflement. Puis la belle saison était revenue. Un ultime
salut à la plaine du Nord, maintenant vide d'illusions.
Adieu
fort Bastiani, s'attarder encore serait dangereux, ton facile mystère
est tombé, la plaine du Nord continuera de rester déserte, jamais
plus ne viendront les ennemis, jamais personne ne viendra donner l'assaut
à tes pauvres remparts. Rien ne le retient plus au fort. Giovanni
Drogo retourne en plaine, il rentre dans la société des hommes, il
obtiendra facilement un poste quelconque, peut-être même une mission
à l'étranger, dans la suite d'un général.
La porte
de la maison s'ouvrit et Drogo sentit tout de suite la vieille odeur
familière. Sa mère arriva tout de suite ; toujours la même, grâce
à Dieu. Tandis que, assis au salon, il essayait de répondre à toutes
les questions qu'on lui posait, il sentait sa joie se transformer
en une tristesse désabusée.
Et maintenant,
se demanda-t-il ? Tel un étranger il erra par la ville, à la recherche
de ses anciens amis, et il apprit qu'ils étaient tous très occupés,
dans les affaires, dans la politique. Ils lui parlèrent de choses
sérieuses et importantes, d'usines, de voies ferrées, d'hôpitaux.
Ils avaient tous pris des routes différentes et, en quatre ans, ils
étaient déjà loin.
Puis
il alla voir Maria, la sœur de son ami Francesco Vescovi. Drogo avait
pensé que ç'allait être pour lui une grande émotion, que son cœur
allait battre. Au lieu de cela, il put mesurer le temps qui s'était
écoulé. Quelque chose s'était glissé entre eux, un voile indéfinissable
et vague, qui refusait de se dissiper et les éloignait l'un de l'autre
à leur insu à tous deux.
Drogo
savait qu'il aimait encore Maria et qu'il aimait aussi le monde où
elle vivait : mais toutes les choses qui alimentaient sa vie d'autrefois
étaient devenues lointaines. Ce n'était plus là sa vie, il avait pris
une autre route, revenir en arrière serait stupide et vain.
Le pas
d'un cheval remonte la vallée solitaire et fait naître dans le silence
des gorges, de vastes échos. Le
pas du cheval s'élève tout doucement le long de la route blanche,
c'est Giovanni Drogo qui retourne au fort Bastiani.
A présent
quelle vie ennuyeuse attendait Drogo. Et pourtant un reste d'enchantement
errait le long des murailles des jaunes redoutes, un mystère persistait
obstinément là-haut, dans le recoin des fossés, à l'ombre des casemates,
c'était l'inexprimable sentiment des choses à venir.
Un jour,
alors qu'il explorait le triangle visible de désert et il était sur
le point de dire qu'il ne distinguait rien de particulier, juste au
fond, là où chaque image disparaissait dans l'éternel rideau de brume,
il lui sembla apercevoir une petite tache noire qui bougeait. Mais
le petit point noir qui bougeait aux extrêmes limites de la plaine
fût par tout le monde considéré comme une plaisanterie.
La réduction
des effectifs de la garnison avait clairement démontré que l'état-major
n'attachait plus d'importance au fort Bastiani. Les illusions naguère
si faciles et si souhaitées, on les repoussait maintenant avec rage.
Depuis
quelque temps, une angoisse qu'il ne parvenait pas à définir poursuivait
Drogo sans trêve : l'impression qu'il n'arriverait pas à temps, l'impression
que quelque chose d'important allait se produire et le prendrait à
l'improviste. Inexplicablement, le temps s'était mis à s'enfouir de
plus en plus vite, engloutissant un jour après l'autre. Il suffisait
de regarder autour de soi et déjà la nuit tombait, le soleil disparaissait
de l'autre côté pour éclairer un monde couvert de neige.
Et pourtant
Drogo ne ressent pas de grand changement, le temps a fui si rapidement
que son âme n'a pas réussi à vieillir et Drogo s'obstine dans l'illusion
que ce qui est important n'est pas encore commencé. Giovanni attend
patiemment son heure qui n'est jamais venue.
Dans
la plaine du Nord les petites tâches se déplacent avec une grande
lenteur. Elles constituent le seul élément intéressant de la vie de
Drogo. Pour cet espoir secret il gaspille la meilleure partie de sa
vie.
Maintenant
Drogo a 54 ans, le grade de chef d'escadron et le commandement en
second de la maigre garnison du fort. Son visage est devenu d'une
triste couleur jaune, ses muscles se sont amollis. Une attente supplémentaire
s'est greffée de la sorte sur la vie de Drogo : l'espoir de guérir.
Le désert
septentrional est toujours vide, rien ne laisse présager une éventuelle
incursion ennemie.Un soir pourtant, on entendit quelqu'un parler,
en termes vagues, de guerre, et d'étranges espoirs recommencèrent
à tournoyer entre les murs du fort.
Drogo
était étendu dans sa chambre, la maladie le gardait au lit, lorsqu'un
matin le vieux maître tailleur fit irruption - Les voilà, les voilà,
ils arrivent par la route du Nord. Tout le monde est monté sur les
terrasses pour les voir. Des bataillons et des bataillons. Cette fois-ci
il n'y a pas de doutes. C'est la guerre, la guerre criait-il.
Dans
deux jours ils seront ici - - Maudit soit ce lit, se dit Drogo, me
voici cloué ici par la maladie ". Oh ! si au moins les ennemis avaient
un peu attendu, une semaine lui suffisait pour se remettre, ils avaient
attendu si longtemps, ne pouvaient-ils retarder de quelques jours
encore, de quelques jours seulement ?
Une
colère terrible s'empara de Drogo. Lui qui avait renoncé aux plus
belles choses de l'existence pour attendre les ennemis, lui qui, depuis
plus de trente ans, s'était nourri de cette unique espérance, allait-on
le chasser juste maintenant, au moment où la guerre arrivait ?
Sur
les glacis du fort, tout est prêt, les munitions en ordre, les soldats
placés convenablement, les armes vérifiées. Tous les regards sont
tournés vers le nord. En tous cas, personne n'a le temps de penser
à Drogo, qui est en train de s'habiller et se prépare à partir.
Oscillant
sur les cailloux, la voiture s'éloigna sur l'esplanade pierreuse,
conduisant Drogo vers le terme de sa route. Des larmes amères coulaient
lentement sur sa peau ridée, tout finissait misérablement et il n'y
avait plus rien à dire.
A ce
moment précis, surgit, claire et terrible, venue de lointains replis,
une nouvelle pensée : celle de la mort. Il parut à Drogo que la fuite
du temps s'était arrêtée. La vie donc n'avait été qu'une sorte de
plaisanterie : pour un orgueilleux pari tout avait été perdu.
Maintenant
tout va se passer dans la chambre d'une auberge inconnue, à la lueur
d'une chandelle, dans la solitude la plus totale. Il n'y a personne
qui regarde, personne ne vous dira bravo. Mais du puits amer des choses
passées, des désirs inachevés, des méchancetés souffertes, montait
une force qu'il n'eût jamais osé espérer avoir.
Avec
une joie inexprimable, Giovanni Drogo s'aperçut, tout d'un coup, qu'il
était tout à fait calme, presque anxieux de recommencer l'épreuve.
Courage, Drogo. Et il essaya de faire un effort, de tenir dur, de
jouer avec la pensée terrible. Il y mit toute son âme, dans un élan
désespéré, comme s'il partait à l'assaut tout seul contre une armée.
Et subitement
les antiques terreurs tombèrent, les cauchemars s'affaissèrent, la
mort perdit son visage glaçant, se changeant en une chose simple et
conforme à la nature. Le commandant Giovanni Drogo, se lança contre
l'immense portail noir et s'aperçut que les battants s'ouvraient,
laissant passer la lumière. Faisant un ultime effort, Giovanni redresse
un peu le buste, arrange d'une main le col de son uniforme, jette
encore un regard par la fenêtre, un très bref coup d'œil, pour voir
une dernière fois les étoiles. Puis, dans l'obscurité, bien que personne
ne le voie, il sourit.
Biographie
Dino
Buzzati est né à Belluno le 16 octobre 1906. D'après
des documents de famille, les Buzzati établirent leur résidence à
Bribano, près de Belluno au XVe siècle. Ils avaient émigré de Budapest
pour échapper à une épidémie.
A cause
de leur origine, ils prirent le nom de Budàt, ensuite transformé en
Buzàt, enfin en Buzzàti. Ils
étaient des artisans spécialisés dans la production d'armes et surtout
de scies, ce qui explique le blason de famille, contenant la lame
d'une scie.
Augusto
Buzzati, magistrat vénitien, fut Président de la Cour d'Appel de Venise.
Dans sa villa de San Pellegrino, près de Belluno, appartenant aux
Buzzati depuis 1811, il entreprit la collection d'œuvres historiques
sur la région de Belluno.
La mère de Dino, Alba Mantovani était vénitienne. Fille du médecin
Antonio Mantovani et de Matilde Baoder Partecipazio, elle est la dernière
descendante des doges Badoer Partecipazio.
Dino
fut un enfant joyeux entouré de la tendre affection de sa mère et
de sa sœur Nina. Avec Augusto, son frère aîné, ils formaient une triple
chaîne de rapports déjà consolidés quand naquit Adriano, le " petit
" pour lequel ils allaient nourrir un sentiment commun de protection.
Pendant
les mois d'hiver la famille résidait à Milan. Augusto au violoncelle,
Nina au piano et Dino au violon ils donnaient des petits concerts
pour distraire les blessés de la Première Guerre mondiale. L'automne
1916, Dino entre au collège Parini à l'extrême périphérie de Milan.
Pendant
ses années de lycée, Dino avait déjà mûri l'intention de devenir écrivain
et journaliste. L'expérience de son père, collaborateur du " Corriere
della Sera " en matière de droit international, l'avait mis en contact,
dès son adolescence, avec les représentants les plus qualifiés du
monde journalistique milanais.
En 1924
il opta pour le droit, en accord avec la meilleure tradition familiale.
Il
étudia le droit avec application et relative facilité, sans enthousiasme,
décidé à obtenir son morceau de papier et à l'ensevelir dans un tiroir
le plus rapidement possible.
La mort
de son père survint lorsque l'écrivain entrait dans cette difficile
et souvent douloureuse fermentation de la personnalité qu'est l'adolescence.
La mort de son père, emporté par un cancer du pancréas en 1920, amorce
en le jeune auteur une attente précoce de la mort qui l'accompagnera
toute sa vie.
Le père,
Giulio Cesare Buzzati était un homme à l'ancienne, très distingué,
maître de lui, plutôt sévère avec ses enfants, étranger à toute forme
de familiarité ou d'abandon, comme il était d'usage dans les familles
bourgeoises des années Vingt.
La bibliothèque
familiale occupait toute une pièce de la Villa San Pellegrino avec
plus des trois mille manuscrits sur l'histoire des habitants de Belluno
et elle fut classée monument national. Ce
" blason de famille ", ces livres spécialisés se révélèrent inutilisables
pour une personnalité avide de lectures plus stimulantes et créatives.
Dino préférait effectuer des recherches dans des bibliothèques publiques.
Le 9
juillet 1928 il entre en tant que chroniqueur au journal Corriere
della Sera où il est d'abord chargé de " faire le tour " des commissariats
et élabore les informations recueillies par d'autres. Escroqueries,
vols de faible importance, explosions d'une bouteille de gaz, incendies,
sont considérés comme des " nouvelles " dans une ville pas encore
atteinte par la criminalité du boom économique.
Remplaçant
le critique musical Gaetano Cesari, Buzzati assiste souvent aux spectacles
les moins importants de la Scala. Chacun
de ces thèmes est illustré par Dino par un dessein fait avec soin
et souvent avec un humour détaché, à l'anglaise.
Le cauchemar
du licenciement est un leitmotiv des récits de sa maturité. Une anxiété
presque pathologique naît de la perspective de perdre son rôle gravé
à l'intérieur d'un organisme à la fois réel et aléatoire. Comme
tous les écrivains, Buzzati est un oiseau de proie doté d'un talent
exceptionnel pour s'emparer du butin et le restituer avec une élégance
incontestable.
Ce qui
fait sa particularité : il vole beaucoup moins à la littérature qu'à
la vie quotidienne, à la sienne comme à celle de ses amis, intensifiée
par un riche appendice de rêve.
Indro
Montanelli raconte avec beaucoup d'esprit ce qui se passe lorsque,
au retour de ses voyages en tant qu'envoyé spécial du Corriere della
Sera, il retrouve son ami au restaurant :
" Je parle, parle pour lui raconter ce que j'ai vu. Dino écoute,
de temps en temps il rit (un rire glacé) puis fait une observation
qui laisse croire qu'il n'a rien compris. Et a onze heures pile il
se lève parce que c'est l'heure à laquelle il doit aller se coucher
". Les
jours suivants, Montanelli finit de pondre ses propres articles et
il lui semble avoir joué toutes ses cartes.
" Et pourtant, tout à coup, une semaine plus tard, une nouvelle
de Dino fait son apparition, où il raconte, lui qui ne les a pas vues,
les choses que j'ai vues et écrites….(…). En lisant cette prose intime,
faite d'adjectifs gris, de mots communs, je sens immédiatement que
celui qui demain voudra reconstruire cet événement se réfèrera à elle,
non pas à la mienne ".
Au Corriere
della Sera, Buzzati trouve une ambiance caractérisée par de fortes
analogies avec la vie militaire, différente de celle qui règne dans
de nombreux autres journaux italiens. De tacites règles d'austérité
le font ressembler à un ordre monastique symbolisé par la mythique
table de la rédaction à laquelle peuvent s'asseoir une vingtaine de
personnes et qui est construite sur le modèle de celle du Times.
En face
de la porte un petit escalier tortueux, semblable à tant d'escaliers
parisiens, grimpe jusqu'au dernier étage. Ces marches à vous couper
le souffle inspirent à Buzzati les escaliers qui conduisent aux boyaux
glacials du fort Bastiani
Toutes
les nuits, de 1933 à 1939, l'écrivain reste enfermé dans son bureau,
absorbé par un travail plutôt monotone et fatigant ; le temps passe
et il se demande s'il en sera toujours ainsi. La fuite du temps est
le thème universel qu'il cherchait, une machine implacable qui le
broie lui et l'immense majorité de ses semblables.
Tard
dans la nuit, une fois son travail au Corriere della Sera achevé,
Buzzati rentre chez lui, se glisse dans son lit et écrit avec la lenteur
propre à son écriture aux formes anguleuses. Le désert des Tartares
est né. La décision de substituer l'atmosphère d'un fort militaire
à celle de la rédaction a pour but de renforcer le caractère allégorique
de l'histoire comme métaphore universelle.
Le choix
de situer le Désert des Tartares dans cette vie militaire permet
à Buzzati de créer, par une grande économie de moyens, des atmosphères
raréfiées et fabuleuses hors de tout contact immédiat avec la réalité
datée du temps de guerre mais qui en reprenne bien le climat de précarité
angoissante.
La mission
en Afrique comme correspondant et photographe du Corriere della Sera
fournit à Buzzati l'occasion de s'échapper à l'obscure routine de
la rédaction milanaise qu'il avait sublimée dans Le désert des Tartares.
L' une
des plus belles heures de ma vie " dit-il. Le seul moment où il a
vraiment eu conscience d'être heureux, il le vit avec les askaris,
alors que les schiffas (bandits de la brousse), postés au sommet,
font feu avec leurs fusils.
Dans
ce paysage imprégné de mystère et de solitude s'unissent le sentiment
galvanisant de vivre une aventure relativement périlleuse, la solidarité
de l'amitié, la dissolution de l'anxiété inaliénable de la vie normale
qui, ici, semble être aspirée par les sables incandescents.
Le soir
de 1940, à Milan il retrouve le poids de sa propre érosion quotidienne.
Sa perception de l'écoulement des heures et des journées, temporairement
momifiée par les sables du désert, se réveille dans toute sa fatale
acuité.
La situation
en Italie se précipitait de jour en jour. L'entrée en guerre était
tenue pour certaine. Le 30 juillet Buzzati est envoyé comme correspondant
de guerre sur le croiseur Fiume, puis sur le Trieste.
Entre
juillet 1940 et 1942 il participe à de nombreuses batailles, à celle
de cap Matapan et du cap Teulada, aux batailles de la Syrte. Pendant
les combats Buzzati reste toujours à sa place, prend des photos, observe,
griffonne des notes.
Buzzati,
chroniqueur de guerre écrivait ce qu'il voyait, un peu avec la transfiguration
des poètes, sans pour autant dévoiler les arrière-plans ou altérer
les images.
Le 10
septembre 1943 marque le début de la période " noire " du Corriere
della Sera contrôlé par les nazi-fascistes. De nombreux rédacteurs
comme Afeltra, Montanelli, De Vita, Francavilla, Damiano, Morigi et
Alonzi constituent la presse clandestine en maintenant les contacts
avec la cellule communiste opérant secrètement à l'intérieur du journal.
En cette
Italie intellectuelle, si farouchement politisée, des années 50-60,
Buzzati représenta le type même de l'écrivain scandaleusement " non
engagé ". Buzzati reste au journal pour des raisons que nous pourrions
définir de " survie existentielle ".
Il y
a certains événements dans la vie de chacun, tels la maladie et le
licenciement, face auxquels Buzzati se sent fragile " comme un enfant
".
En avril
1959 Buzzati fait la connaissance de la femme qui va devenir la protagoniste
d'une " malheureuse histoire ", ensuite " sublimée " dans le roman
" Un amour ". Lorsqu'on a mal quelque part - affirmait l'écrivain
- on cherche un bon spécialiste. De la même façon, pourquoi ne ferait-on
pas appel à des " professionnelles " quand on veut faire l'amour.
Ce raisonnement
d'une simplicité déconcertante était cependant compliqué par un élément
qu'il ne faut pas négliger, le fait que Buzzati parvenait à tomber
amoureux de ces " professionnelles " jusqu'à en perdre la santé.
Un
amour est la réponse à l'attente de la rencontre avec l'ennemi
de Giovanni Drogo. L'amour est en lui-même, indépendamment de l'objet,
une réponse au sens de la vie. Les tartares sont arrivés, pourquoi
s'étonner s'ils sont barbares et féroces, tellement sûrs d'eux ?
Un
amour fut très mal accueilli par la critique. Le mythe d'un Buzzati
idéal, seigneur d'atmosphères surréelles, se trouve entaché par l'étalage
de ses propres nudités dépouillées de métaphores et, selon les accusations
dépouillées de poésie. Mais, soit la curiosité suscitée par les critiques,
soit le sujet " piquant " quinze mille exemplaires furent vendus en
seulement deux jours.
Il fut
le best seller de l'année. L'affirmation d'Indro Montanelli " Buzzati
a toujours vouvoyé la vie, il n'y est jamais entré de pied ferme ",
est démentie par Un amour, éclatante exception à la règle.
Buzzati
vouait à sa mère - qu'il définit " femme sans pêché - une sorte d'adoration.
Sa présence est très intense dans l'œuvre buzzatienne, même là où
l'élément féminin est refoulé. Elle suivait son évolution avec une
attention constante et recevait ses confidences les plus intimes et
embarrassantes, le libérant de tout sentiment de culpabilité.
En 1960
il fait la connaissance d'Almerina Antoniazzi, mannequin. Il voit
en elle une " douce, candide adolescente ", enfin une femme en qui
avoir confiance. Avant la mort de sa mère l'écrivain n'avait jamais
éprouvé le besoin de se marier. Maintenant, apprivoisé par la vie
et vacciné par les péripéties sentimentales, la perspective d'un rapport
garanti par l'institution du mariage devient de jour en jour plus
rassurante.
Ses dernières
années sont adoucies par un équilibre affectif basé sur la discrétion
et sur le respect mutuel.
Les
premiers symptômes de la maladie firent leur apparition en juin 1970.
Il accueillit la confirmation d'avoir un cancer du pancréas comme
une libération la fin d'un cauchemar. Sa seule réaction extérieure
fut un progressif, tranquille détachement du monde.
Commentaires
Dino
Buzzati doit sa consécration au Désert des Tartares (1940), émouvante
épopée d'un officier, Giovanni Drogo qui, fasciné par le mirage de
la gloire militaire, use sa vie dans un fort de frontière, dans l'attente
d'une guerre improbable.
C'est
l'histoire d'une très ancienne promesse, devenue peu à peu une légende
: celle de l'invasion qu'attend contre toute raison, contre toute
espérance, une garnison pétrifiée. Seraient-ils des fous, des hallucinés
? Leur invasion, leur " événement ", chacun le sait n'est qu'un prétexte,
un alibi pour espérer.
L'écriture
suggère, par le recoupement des situations, par d'obscurs pressentiments
dévoilant progressivement un destin immuable, une lecture allégorique.
Lé décor
est imprécis, l'atmosphère fluide, décantée, étrangère à tout pays
et à toute époque, mais propice à l'accomplissement d'évènements à
la fois humbles et essentiels. On ne sait en quelles années se déroule
l'histoire. La montagne devient le haut lieu d'une révélation tragique
: le but vers lequel Drogo est entraîné, n'est pas la gloire, mais
la mort.
Le domaine
du Désert des Tartares est celui de la traversée d'une existence,
sur un tempo qui est donné par le battement d'un cœur, une respiration,
c'est le pur tracé d'un destin dans sa fascinante progression.
Roman
du symbole ? Non, roman du réel. Du strict quotidien. Et de la vie
- sans doute même de la seule vie. En cette planète d'aspect lunaire,
nous partageons le rituel du fort, car la forteresse c'est la vie.
Dino Buzzati a dit à ce sujet :" la situation de cette forteresse
représente les espoirs de l'homme sous une forme plus simple et évidente
que si j'avais fait un roman réaliste ".
Buzzati
est un réaliste du légendaire. Le héros buzzatien évolue d'abord dans
l'épaisseur ordinaire de la vie, presque dans sa banalité.
Buzzati
a raconté les circonstances très quotidiennes qui, en 1939, firent
germer en lui l'idée du Désert des tartares, alors qu'il travaillait
comme chroniqueur dans le microcosme routinier du Corriere della Sera.
" Pendant
une certaine période j'y ai travaillé de nuit, à un travail de routine.
A côté de moi, il y avait des collègues qui avaient le même âge que
moi, mais la plupart étaient plus vieux. Quelques-uns même avaient
déjà beaucoup d'ancienneté. Tous, évidemment, dans leur jeunesse,
avaient espéré pouvoir faire quelque chose de plus brillant ; ils
avaient espéré devenir envoyés spéciaux, par exemple, c'est à dire
faire de grands reportages, voyager à travers le monde, etc….. Et
puis, peu à peu, ils s'étaient fossilisés là, dans la rédaction, renonçant
progressivement à leurs espoirs. Et cette grande occasion, que probablement
chacun d'entre eux avait espérée, peut-être sans s'en rendre compte,
était devenue de plus en plus lointaine, et s'était complètement évanouie.
Cette monotonie du travail m'a fait penser à écrire une histoire où
serait résumé le destin de l'homme moyen, de l'homme qui espère en
cette grande occasion, qui fait tout pour la faire venir.…Et cette
occasion apparaît, il semble qu'elle soit sur le point de se concrétiser,
et puis elle disparaît et s'éloigne. Ou bien, quand elle arrive, il
est trop tard pour lui. Un de mes amis disait " Tout arrive, dans
la vie. Cependant, mal, tard, et en partie ". La transposition de
cette idée en un monde militaire imaginaire a été pour moi presque
instinctive ; il me semblait qu'on ne pouvait rien trouver de mieux
qu'une forteresse située aux ultimes confins pour exprimer, justement,
l'usure que représentait cette attente. "
Dans
le Désert des tartares il y a la mise à jour d'une anxiété
latente face à une existence atrophiée et chacun se demande s'il en
sera toujours ainsi, " si les espoirs, les rêves inévitables lorsqu'on
est jeune s'atrophieraient petit à petit, si la grande occasion viendrait.
"
Romans
essentiels, les romans de Buzzati sont aussi des paraboles sur l'essentiel,
de telle sorte que leur ensemble constitue une véritable " traversée
des apparences " une quête de l'essence des êtres et des choses.
La parabole
chez Buzzati est l'outil le mieux adapté pour approcher un réel toujours
fuyant, pour le traduire avec le plus d'humilité et de ferveur, en
le déformant le moins possible. Par la fable, le conte, le fantastique,
par toutes les ressources de son imaginaire, Buzzati s'emploie à faire
grincer les engrenages logiques, à élargir les fissures, nous contraignant
à toucher du doigt les incohérences de ce que nous avons appris à
nommer le réel. Buzzati est parvenu avec une pureté de cœur et une
modestie toute artisanale, à construire, touche par touche, l'une
des réflexions les plus hautes, mais les moins hautaines, sur notre
aventure d'homme.
Aucun
de ses thèmes n'est réellement novateur ou original : l'angoisse,
la solitude, le vieillissement, le doute, l'attente. Rien qui puisse
échapper un jour ou l'autre au commun des mortels. Les choses de la
vie contiennent l'énigme de la vie. Il s'agit de mettre en évidence
la part de tragique contenue en chaque destinée humaine, c'est-à-dire
d'en révéler le sens.Ce
qui est essentiel : la misère et la grandeur, la dérision et la pitié
en notre aventure humaine.
Pourquoi
les héros de Dino Buzzati nous sont-ils si proches, sinon pour cet
aveu de faiblesse qui en fait toute la véritable grandeur ? Ils portent
tous en eux cette blessure existentielle, ces relents d'angoisse,
de forfaiture, de convoitises et de fureur que nous connaissons tous
sans toujours les admettre et sans lesquels, peut-être, nous ne trouverions
aucun goût à la vie. Et c'est ce qui en fait la tragique grandeur.
Angoisse
latente, toujours vigilante, d'une menace inconnue, capable de surgir
du sol, de fondre du ciel, ou plus banalement de jaillir d'une autre
nuit immémoriale - celle de notre propre cœur. Dans Un amour,
Buzzati reprend le thème de l'attente.
Le personnage
principal Dorigo (à remarquer la similitude avec le nom de Drogo)
est prisonnier d'un autre " désert " - celui de l'amour, un Drogo
dont tout l'horizon se réduit à un seul être, à un seul rêve. Ce qui
les unit c'est une même attente : Dorigo attend, exactement comme
Drogo attendait aux terrasses du fort Bastiani, comme attendent et
attendront tous les hommes. Et pas plus que Drogo, il ne connaît le
sens ni le but de son attente….
Longue
et fuyante, cette attente d'un guetteur, cette vie d'homme. Peut-on
gâcher une existence entière à attendre ce que l'on ignore ? Pour
Buzzati l'amour, le véritable amour, c'est un acte de pure démence,
un emportement incontrôlable, propre à nous mettre en péril. C'est
une sauvagerie sans nom, une coulée de lave en fusion qui investit
la citadelle de l'être, abat ses murailles, laisse à sa place un creux
calciné où rien ne repoussera plus. De toutes les passions, voici
la plus solitaire.
La Solitude,
la Tour noire : A ce propos il écrit : " L'antique tour qui est
toujours demeurée enfouie dans les profondeurs de son âme depuis qu'il
était enfant […]Elle était à nouveau là qui se dressait, terrible
et mystérieuse, comme toujours, elle semble même encore plus haute
et plus proche. Oui, l'amour lui avait fait oublier que la mort existait.
Pendant presque deux ans, il n'y avait même pas pensé une seule fois,
cela lui semblait une légende, lui qui, justement, en avait toujours
ressenti l'obsession dans son sang. Telle était la force de l'amour.
"
On a
souvent dit que la veine narrative de Buzzati s'est inspirée de Kafka.
L'auteur a nié une telle influence. L'éducation littéraire de Buzzati
est à tel point diffuse qu'il est bien difficile d'en définir les
composantes. Le ressort principal de leur œuvre commune est l'espoir,
un espoir fou, désespéré.
C'est
là que réside la principale, sinon la seule, similitude avec Kafka.
L'humour de Kafka est désenchanté, amer, celui de Buzzati se raccroche
à tout ce qu'il peut trouver de pitoyable, sans rechigner à recourir
au grotesque, voire au ridicule.
Le monde
de Kafka est clos, définitivement clos et maudit, celui de Buzzati
est un monde de hauteurs, de mirages, d'attente perpétuelle. Constant
est, chez Buzzati, le sentiment torturant, l'insidieux avertissement
d'une dépossession, d'une exclusion furtive.
L'autre
chef-d'œuvre de Buzzati est En ce moment précis (1955). Son
thème (déjà présent dans le Désert des Tartares) est celui
du temps qui passe, de la jeunesse qui s'estompe, et l'on se trouve
brutalement confronté à un avenir qui s'est rétréci comme une peau
de chagrin, à un passé veiné de regrets: " Les heures, les jours,
les mois et les années nous rejoignent un à un, et avec leur abominable
lenteur ils nous dépassent, disparaissent au coin de la rue.
A l'image
de ses personnages, Buzzati lui-même, qui ne se livrait que dans ses
écrits, n'était ni un foudre de guerre, ni un don Juan ni même un
brillant personnage. Rien qu'un grand écrivain, à l'écoute des angoisses
et des faiblesses humaines et se préparant patiemment, méthodiquement,
au fil des ans et des innombrables textes uniquement destinés à narguer
la camarde, à l'ultime rencontre, à cet instant de vérité où l'homme
se retrouve seul, et nu, face à son pauvre destin.
Dans
la thématique buzzatienne, la mort est une réalité indéchiffrée qui
commence là où finit l'empire mensonger du temps. Elle finit par se
transformer en une espérance rayonnante presque consolatrice, une
justification de notre tâtonnante route.
Le temps
n'est autre qu'un voleur, un agresseur sournois dont le seul dessein
est d'envahir, de miner notre conscience, de saper notre force vitale.
La mort, elle, est une souveraine voilée, une indéchiffrable alliée
dont l'approche silencieuse, le muet compagnonnage apportent à l'aventure
humaine son sceau de dignité, mais aussi sa saveur, sa poignante beauté,
sa fragile splendeur.
A la
fin Drogo sent que le tourbillon du temps s'est arrêté et que le mirage
qui l'entraînait en avant s'est du même coup dissipé. La mort libère
l'homme de ses velléités. De là " l'inexplicable joie " qui envahit
le héros buzzatien aux approches de la fin.
Ce même
sourire confiant vient errer sur les lèvres de Drogo agonisant, solitaire,
dans sa chambre d'auberge, à la fin du Désert des tartares.
Ses
contes moraux et ses paraboles inscrivent Buzzati dans la meilleure
tradition des fabulistes, par-là nous entendons la descendance d'Esope.
On peut également trouver ça et là dans sa prose le style de Verga.
Ses façons de raconter qui lui sont propres, sèches, linéaires, désenchantées
et souvent pathétiques. La langue est simple, dépouillée.
Les
êtres et les choses sont dessinés avec une force tranquille et leur
portée métaphysique ne nous semble jamais indissociable de leur présence
charnelle.
L'activité
de Buzzati est loin de se limiter au récit fantastique. On lui doit
des poésies burlesques, des scénarios de cinéma, des textes pour le
théâtre, plusieurs livrets d'opéra. Son œuvre picturale et graphique
est inséparable de son œuvre narrative.
Bibliograpie
: Dino Buzzati, Antonella Montenovesi, Edition Veyrier, Collection
" Les plumes du temps ".
Dino Buzzati, œuvres, Collection Bouquins, Editions Robert Laffont
Dino Buzzati, Michel Suffran Yves Panafieu, Editions La Manufacture.
Michel Breitman (Préface des Nouvelles, Editions Laffont).
Ce
site a pour vocation de promouvoir la lecture. C'est pourquoi les
résumés de livre, les biographies sont faites à
partir d'extraits des ouvrages même que j'ai consultés
et proposés à la lecture. Afin de mieux préserver
le style de l'auteur et le mettre en évidence, je n'ai entrepris
aucune réécriture. Internet fonctionnant un peu comme
une immense bibliothèque mondiale, les ouvrages que j'ai trouvés
dignes de lecture y sont donc proposés. J'espère que
les auteurs n'y verront aucun inconvénient car ma véritable
intention est de mieux les faire connaître du grand public.
R.D.
Adaptation
cinématographiqueLe
Désert des Tartares (titre original : Il deserto dei Tartari)
est un film franco-italo-allemand réalisé par Valerio
Zurlini, sorti en 1976.
Vittorio Gassman : Filimore, Giuliano Gemma : Mattis, Helmut Griem
: le lieutenant Simeon, Philippe Noiret : le général,
Jacques Perrin : le lieutenant Drogo, Francisco Rabal : Tronk, Fernando
Rey : Nathanson, Laurent Terzieff : Amerling, Jean-Louis Trintignant
: le médecin-major Rovin, Max von Sydow : Hortiz.
Musique de Ennio Moricone