Erri de Luca

"Montedidio"




Résumé

(Afin de mieux préserver le style de l'auteur et de restituer l'originalité et la vivacité de son ton, la précision de son vocabulaire, ce texte a été conçu à partir d'extraits du roman. Ce résumé n'est qu'un fugitif aperçu du talent de Michèle Desbordes et ne prétend en aucun cas se substituer à la lecture du texte intégral qui seul rend hommage à l'écrivain ).


" La journée est une bouchée, elle est courte, il faut se dépêcher ". C'est la voix de mast'Errico devant sa boutique de menuisier. A vos ordres, lui dis-je et ça s'est passé comme ça.

Je ne vais plus à l'école. Je viens d'avoir treize ans et mon père m'a mis à travailler. Par ici, les enfants vont au boulot même sans être allés à l'école, mon père n'a pas voulu. Il m'a fait étudier jusqu'à la septième parce que j'étais fragile, comme ça j'avais un meilleur niveau d'étude.

Mon père est docker, il n'a pas fait d'études, aujourd'hui seulement il apprend à lire et à écrire aux cours du soir de la coopérative des dockers. Il parle le dialecte, il est intimidé par l'italien et par la science de ceux qui ont fait des études.

Moi, je le connais parce que je lis les livres de la bibliothèque, mais je ne le parle pas. J'écris en italien parce qu'il est muet et que je peux y mettre les choses de la journée, reposées du vacarme du napolitain. L'italien est une langue paisible qui reste sagement dans les livres.

Pour mon anniversaire, papa m'a offert un morceau de bois recourbé, ça s'appelle " boumeran " Mais où vais-je m'en servir ? Dans ce quartier de ruelles qui s'appelle Montedidio, si tu veux cracher par terre, tu ne trouves pas de place entre tes pieds. Je peux juste m'exercer à faire le mouvement. J'ai appris qu'il ne vient pas d'Amérique, mais d'Australie. Les Américains ont plein de choses nouvelles, les Napolitains sont toujours là quand ils débarquent pour voir les nouveautés.

A l'heure du repas je monte aux lavoirs pour étendre le linge, personne ne me voit et je m'entraîne là, le boumeran frémit à l'air libre, le manche se tord quand je le serre pour ne pas le laisser échapper.

Mast'Errico héberge dans sa boutique un cordonnier qui s'appelle don Rafaniello, moi je nettoie aussi sa place, autour de sa caisse et du tas de souliers qu'il répare. Il est venu à Naples de quelque sommet d'Europe après la guerre et s'est mis à arranger les chaussures des pauvres et ne se fait pas payer. On l'appelle Rafaniello parce qu'il a les cheveux roux, les yeux verts, qu'il est petit avec une bosse qui pointe dans son dos. Il m'a raconté son histoire. Il est venu à Naples par erreur, il voulait aller à Jérusalem après la guerre. Il est descendu du train et il a vu la mer pour la première fois. Il a regardé les pieds, combien sans souliers, beaucoup d'enfants comme dans son pays, secs, vifs, il les voit comme les siens. Il se dit : je reste un peu.

Je passe mes journées à nettoyer les outils, les machines, j'enlève les copeaux, la sciure. Je deviens assez robuste avec l'exercice du boumeran. Personne ne me voit, seuls les esprits me soufflent au visage de sèches caresses. La rue fait aussi du vacarme le soir, mais moi je suis plus haut que tout le monde, sur la terrasse du linge et le bruit le plus fort est le coude du boumeran qui fend l'air au passage derrière mes oreilles.

Chacun de nous vit avec un ange, c'est ce que dit Rafaniello et les anges ne voyagent pas. Celui qu'il a trouvé à Naples est un ange lent, il ne vole pas, il va à pied. L'ange lui a dit : tu iras à Jérusalem avec tes ailes, celles qui sont dans l'étui de ta bosse.

Ce sont des ailes, ce sont des ailes, me raconte-t-il en baissant de plus en plus la voix et les tâches de rousseur remuent autour de ses yeux verts fixés en haut sur la grande fenêtre. Dans la boutique je suis sous le charme de ses histoires.

Maria surgit de l'obscurité des lavoirs. Ses treize ans ont plus vite poussé que les miens, elle est déjà dans un corps formé. Maria connaît les gestes des femmes. Ce que je t'ai fait, je le fais au propriétaire de la maison. Tu es mon fiancé maintenant et je ne lui ferai plus rien même s'il nous chasse de la maison.

Maman dort beaucoup, du jour au lendemain elle est tombée malade de la jaunisse, elle est jaune comme de l'ail vieux.

Le soir je monte aux lavoirs faire mon entraînement et ramasser le linge. Maria monte aussi, nous nous asseyons sous les cordes vides, je transpire et le boumeran est chaud de tout l'air qu'il a traversé.

On a emmené maman à l'hôpital. La maison est silencieuse, immobile, j'ai du mal à y rester. Maria monte aux lavoirs avec l'obscurité. Ce soir elle a dit : " Tu comptes pour moi ". Moi aussi je tiens à elle, mais je ne sais le dire de façon aussi juste alors je me tais.

A l'heure du déjeuner, je ferme la boutique, Rafaniello retire sa veste, me demande ce que je vois sur sa bosse. Je vois une blessure, un point violet au sommet. Elle commence à se fendre, dit-il, comme une coquille d'œuf. Rafaniello sait parler de façon si précise en italien que je suis ému pour mon père qui s'efforce d'apprendre et ne sait pas la moitié des mots de Rafaniello. Il dit qu'il l'a appris dans les livres, en lisant plusieurs fois Pinocchio.

Je remonte à la maison. Dans l'escalier, je croise le propriétaire de la maison, il va chez Maria, je vois qu'il porte un petit paquet de gâteaux. Pour la première fois je pense au boumeran que j'ai sur moi comme à une arme, je le lui lancerai bien. Jusqu'à l'année dernière j'étais encore un enfant.

La maison est vide, silencieuse, maman ne revient pas et papa tourne en rond dans la maison sans dire un mot, il n'entre pas pour voir si je suis dans ma chambre, si je dors, nous nous sommes détachés. Je dis encore mes prières. Dans le débarras où je dors il n'y a pas de fenêtre et pendant que je prie mon Ange Gardien, il me semble être aux lavoirs, là-haut, avec tout un ciel bien dégagé pour plafond.

Rafaniello aime l'ail, l'huile, pas la tomate. L'heure du repas se passe entre son pain avec des légumes et le mien avec des anchois. Je lui raconte l'histoire de sainte Patrizia. Elle est morte jeune à Naples et a laissé du sang miraculeux, il se liquéfie et se coagule continuellement, bien plus que celui de san Gennaro. Ici il arrive des choses qui font passer celui qui les raconte pour un idiot, et pourtant elles arrivent vraiment. Cette ville est tout un secret. " C'est une ville de sangs, dit-il, comme Jérusalem. " Rafaniello s'amuse de ce que je raconte d'une voix mystérieuse, parce qu'elle est rauque.

Aux lavoirs Maria raconte que le vieux est monté avec des gâteaux, sa mère est descendue acheter du café et il a remis ça avec des prières, que si elle ne va pas chez lui il meurt. Maria lui a dit : meurs. Maria dit qu'il a vu la mort en face quand elle lui a dit : meurs. Il suffit d'un mot et tu peux casser un homme. Maria sait beaucoup de choses, elle sait par exemple qu'elle est plus forte qu'un adulte.

Noël arrive. A la maison, je vois papa à six heures quand je réchauffe son café, j'en bois moi aussi, il ne dit rien. Tant que maman était là je prenais de l'ersatz, maintenant si je me mets à fumer, il ne s'en aperçoit même pas. Les grands sont pris dans leurs soucis et nous, nous restons dans les maisons sourdes, les esprits frôlent mon visage dans la cuisine vide et ils me calment.

Noël arrive, dit Maria, on achète un poulet et on le fait cuire, on se passe d'eux. Ce sera le plus beau des Noëls et elle met un baiser sur mes cheveux froids. Des baisers pleuvent de la tramontane.

J'ai parlé à Rafaniello de Maria et du propriétaire de la maison. Il est resté un moment sans rien dire, puis il a fermé les yeux très forts et il a dit : " Qu'il ait le sort du chien qui lèche la lime " ! Il lui est venu une voix froide comme un vent de tramontane, un frisson m'est passé dans le dos. Don Rafanié, elle est mauvaise la malédiction du chien ? " Mauvaise, le chien qui lèche la lime est en train de lécher son sang, mais ça lui plaît plus que la douleur et il continue jusqu'à se vider de tout son sang ". Sa bosse fait un bruit d'os, lui, il regarde en haut rejetant son sac d'ailes en arrière. Il dit que c'est beau d'avoir des ailes, mais plus beau encore d'avoir eu de mains bonnes pour travailler.

Aux lavoirs en décembre, le vent joue au dur, il balaie la poussière par terre, astique la nuit dans le ciel, retire la chaleur des maisons. Il n'y a pas de lune, Maria regarde émerveillée le couvercle de la nuit au-dessus de Montedidio. Tous les deux, sur le toit le plus haut du quartier, nous sommes les sentinelles de la ville.

Dans l'obscurité, nous devinons sur la terrasse la silhouette d'une personne qui avance, battue par le vent, qui appelle Maria, Maria. C'est le propriétaire de la maison, je vois un vieux battu, foutu dehors et dedans et malgré tout je ne trouve aucune pitié. Le vieux est salement malade, il lui est arrivé la malédiction du chien qui lèche la lime.

C'est Noël, des pièces éclairées, les familles se mettent à table. Sur la mienne est préparée la place du boumeran, celle du chapon, celle de Maria avec les biscuits. L'an passé, je ne rêvais pas de demander tout ça, c'est arrivé tout seul, sans un désir. Mon corps a grandi, la bouche de Maria, les ailes de Rafaniello, quelle abondance est arrivée sans demander, en dehors de Noël.

Papa est venu changer de chemise et il a trouvé Maria. Elle lui a dit qu'elle vient ranger la maison pour me donner un coup de main, lui l'a remerciée, il a pris le linge de rechange de maman et il est parti. Je ne demande pas, lui ne parle pas, son alliance avec maman s'est durcie et moi je suis dehors. Mon alliance avec Maria aussi est une clôture. Des choses changent, mais nous plus encore. Aucun autre visage n'est fané comme celui de mon père. D'aucune autre bosse ne pointent des ailes, aucun autre corps n'est aussi prêt à lancer le boumeran et c'est maintenant que Maria devait se débarrasser de la crasse de mains vieilles et se laisser prendre par les miennes lissées par la sciure sur la plus haute terrasse de Montedidio.

Au printemps, j'étais encore un enfant et maintenant je suis en plein dans les choses sérieuses que je ne comprends même pas. Chez nous on doit grandir au pas de course et moi j'obéis, je cours. Rafaniello de sa petite voix tranquille me raconte une histoire drôle d'un cheval qui passe au galop à travers champs.

Un paysan lui demande où il va et l'autre lui crie dans sa course : " demandez au cheval ". J'éclate de rire, je n'ai pas compris, je ris.

Je me réveille, Maria est déjà dans la cuisine, elle a fait bouillir l'eau et la verse sur le filtre à café. J'enfile ma veste de travail avec le boumeran et je vais relever le rideau métallique, je laisse de l'argent sur la table pour acheter ce qui manque à la cuisine. Maman, me dis-je en descendant l'escalier, dépêche-toi de rentrer, j'ai des questions à te poser sur les femmes. Il fait froid, un frisson de tramontane dans l'escalier me fait fermer les yeux et je comprends que la réponse est non. Mon père arrive à la boutique, papa pleure, moi je suis immobile le balai à la main, je le serre fort, je garde un œil fermé comme ça je vois flou et je ne distingue pas le visage de mon père qui a honte de ses larmes devant moi.

C'est le dernier jour de l'année, demain c'est fête, alors aujourd'hui on travaille dur. Mast'Errico me dit que Rafaniello s'en va, il a trouvé un billet de bateau pour la Terre sainte, parce qu'il a une dévotion pou Jérusalem.

Dans la rue, on tire déjà des coups, les gens rentrent en vitesse chez eux pour s'enfermer dans la fête. " Maria, à minuit je monte aux lavoirs, je lance le boumeran ". Rafaniello volera et tous les esprits viendront le saluer, nos esprits sont curieux, un cordonnier avec des ailes, ils veulent l'effleurer. Les esprits ne savent pas voler, ils peuvent faire seulement un peu de vent.

Voilà que minuit s'est dépêché d'arriver, Naples s'embrase, tire, casse, jette des objets dans la rue, on ne peut entendre aucune voix, c'est tout un déchaînement de force qui veut lancer en l'air, à terre, contre les murs.

Au-dessus de la terrasse, une grande place de lumières colorées s'est ouverte dans le ciel. Le boumeran est brûlant dans ma main, il le fait exprès sinon au dernier moment je ne le lance pas. Un souffle m'échappe sous le coup de la douleur du feu dans mes doigts, la queue en flammes le boumeran s'enfuit avec un coup sec d'os, une poussée que je n'ai jamais eue, le bois brûle, flotte, vole, fouette l'air, je n'ai rien dans la main.

Derrière moi, les draps claquent, mais il n'y en a pas, je me retourne, c'est Rafaniello, les ailes ouvertes de toute leur envergure, ses pieds nus se soulèvent, retombent, une fois, deux, le vent battu par ses ailes se renforce, les esprits se mettent eux aussi à pousser par en dessous et, au troisième saut, Rafaniello s'élève et va vers la trace enflammée du boumeran, et c'est tout un vacarme de tirs, de sifflements, de valses de courants d'air en face qui s'efforcent de me faire fête et moi je lève les bras dans une dernière poussée d'adieu.

Maria crie à cause d'une ombre qui est sur elle, moi je cours vers le parapet, je saisis l'ombre aux épaules, je la détache de Maria et de terre, je la jette, je la jette loin si durement qu'elle vole, elle vole en bas, elle vole de la terrasse de Montedidio sous le déluge de vases et de vieilles assiettes jetées des balcons, tout vole du haut de Montedidio, nous deux non, nous deux enlacés sous la couverture de Rafaniello, Maria tremble, moi je crache un caillot tout chaud d'air, c'est une voix, c'est ma voix, un braiment d'âne qui me déchire les poumons, moi je crie et pour ce cri il n'y a pas de place sur le rouleau ni sur Montedidio.

Commentaires

Quelques brèves indications et nous savons que l'action se déroule autour des années 50. Les Américains, les premiers " oulaop ", en Amérique un jeune homme a été fait président, les Russes ont envoyé un chien dans une fusée, les Américains un singe.

Dans un quartier de Naples, Montedidio (montagne de Dieu), un enfant de 13 ans écrit les faits de sa nouvelle vie, sur un rouleau de papier que lui a donné l'imprimeur. Sa voix s'en est allée, il parle rauque.

Ce bref écrit contient la courte saison qui l'amène à l'âge adulte. Il se passe beaucoup de choses au cours de ces six mois riches en évènements : les premiers pantalons longs, un premier travail dans la boutique d'un menuisier, la rencontre de Rafaniello, un cordonnier provenant du Nord de l'Europe, la maladie et la mort de sa mère, la découverte de l'amour avec Maria et tout autour le bruissement des rues de Naples, " l'unique ville au monde où la mort n'a pas honte d'exister ". Toute une période de changements, et nous apercevons la stupeur d'un enfant qui se rend compte qu'il n'est plus tel. Roman d'une adolescence qui n'a pas le temps de se prolonger car la vie la presse de grandir. Sans s'en rendre compte le protagoniste se trouve projeté dans le monde des adultes.

L'enfant écrit en italien mais le plaisir d'un dialecte musical est toujours présent et apparaît à l'improviste tout au long de ces pages passionnées, riches en spiritualité et édifiantes. Tout le récit est imprégné de la force âpre et quotidienne des sentiments, la force symbolique des images.

Une image récurrente dans le roman est celle du boomerang. Pour son anniversaire, le père lui a offert un boomerang, chaque soir l'enfant s'entraîne tout en haut de la ville mais sans jamais pouvoir le lancer. En effet ce boomerang ne peut voler, ils sont trop à l'étroit au sommet de Montedidio. " dans ce quartier de ruelles qui s'appelle Montedidio, si tu veux cracher par terre, tu ne trouves pas de place entre tes pieds ". Cependant l'exercice quotidien du boomerang lui permet de saisir la lente métamorphose qui se produit dans son corps qui se muscle.

Ce lancer retenu du boomerang est beaucoup plus qu'un jeu, c'est la tension morale vers le haut, l'envie d'apprendre et de grandir, de devenir un homme en se faisant les muscles, en apprenant l'art non facile du lancer. Métaphore du désir d'évasion, mais aussi d'élévation vers le divin.

Sur les toits il découvre également le mystère de l'autre sexe et la fascination de l'amour, celui avec deux m " ammor " avec Maria. Le regard et l'amour de Maria le conduisent au cœur d'une réalité inconnue de lui et lui causent les frissons et les émotions réservées aux adultes.

Mais il n'y a pas que du bonheur dans la croissance du corps. Le mauvais grandit aussi en même temps. Une force amère, capable d'attaquer. Il ressent cela vis à vis du vieux propriétaire de la maison qui abuse de Maria et de la pauvreté matérielle et morale de sa famille.

La relation avec le monde des adultes est au centre des pages de son journal quotidien où il essaie de décrire les hommes avec qui il vit.

Le père, docker du port, asséché par le travail et par la souffrance qui lui cause la lente agonie de sa femme. Mast'Errico, le menuisier qui lui apprend le goût du travail bien fait et la tranquillité de la sagesse populaire, Rafaniello un juif rescapé à la persécution nazi qui veut rejoindre le Mont de Dieu de Jérusalem mais qui, ironie du sort, doit se contenter de rester dans un autre Mont de Dieu, celui de Naples. Rafaniello, le cordonnier doux et généreux qui lui raconte les horreurs de la Shoah et le mystère de sa bosse. Rafaniello, figure angélique qui cache dans sa bosse deux ailes qui lui serviront à rejoindre Jérusalem lorsqu'il réussira enfin à les déployer à l'air libre.

Une Naples colorée, chaotique, qui est sans cesse confrontée à Jérusalem où existe le vrai " mont de Dieu ". L'auteur nous apprend que dans les Saintes Ecritures, Jérusalem est appelée " ville des sangs ". Naples est également une ville " des sangs ", non pas tellement pour sa facilité à le verser, mais plutôt pour son penchant à le vénérer. Entre les deux villes il existe cette curieuse relation, même si Naples n'est qu'une caricature de Jérusalem.

Une idée de salut effleure comme un vol d'ange la misère des pauvres (grandes misères matérielles et humaines)et des ruelles misérables qui sont prédisposés à l'accueillir. Un univers fait de fatigue, de transpiration, de misère et d'ignorance, de courage et de solidarité. Un livre comme une fable, comme une prière. Erri de Luca a écrit là une chronique dramatique, forte et poétique servie par un langage personnel concret, ingénu et romantique à la fois.

Du haut du toit de Montedidio, à la fin du roman, à minuit, le soir de la Saint Silvestre tout explose, tout vole en éclat dans le vacarme de la nuit des feux d'artifice, comme des feux de salut. Comme un cratère en éruption qui libère vols et ouvre des précipices. Ce soir là dans le déchaînement des forces, le boomerang est également lancé, lancement symbolique qui emporte le passé, et il ne reste de Rafaniello que " deux plumes et une paire de chaussures ". Et soudain la voix du protagoniste, une voix qui a changé, qui s'est libérée de l'enrouement propre à l'adolescence, une voix d'homme pour laquelle il n'y a plus de place sur le rouleau de papier qui accueille ses confidences, ni dans Montedidio.

Biographie

Erri De Luca est né à Naples en 1950, dans une famille de la moyenne bourgeoisie. Jeune homme il refuse la carrière de diplomate à laquelle une éducation bourgeoise le prédestinait pour lui préférer le combat politique et l'engagement social. Ouvrier itinérant depuis 1978, il poursuit cette activité "par nécessité" tout en élaborant une œuvre atypique, considérée comme l'une des plus importantes de la littérature italienne contemporaine.

En 1968 il a dix-huit ans. Etudiant au Lycée français de Rome, il s'engage dans l'action politique. Pour lui, Lotta continua n'est pas seulement un mouvement, c'est une façon d'être. Mais, alors que ses camarades persistent dans le mot d'ordre et la réunionnite, De Luca le spartiate devient OS. Les usines, les chantiers, il en emmagasine les images de froid et de précarité ; il participe à la construction du périphérique parisien. Epuisé, il ressemble alors à l'homme courbé de Giacometti. Sa prose, plus tard, refusera le gras de l'inutile et de la complaisance : elle sera d'une sécheresse d'épure, d'une densité minérale.

Tu, mio (Rivages poche) et Trois Chevaux (Gallimard), récits minces et vibrants qui l'ont révélé au public français. Erri de Luca écrit "Penser longtemps le texte au lieu de pouvoir l'écrire est le meilleur des tamis", confie-t-il, songeant aux années où sa main pesait des parpaings, pas encore des mots.

A propos de cette période d'engagement politique il raconte : " J'ai fait partie d'une génération qui s'est révélée tout à fait inapplicable. Une génération qui a vécu si longtemps dans l'hostilité et l'éloignement à l'égard de la contingence des choses, et qui ensuite n'a pas réussi à se réinsérer dans la réalité ".

Ses brefs récits - notamment Acide, Arc-en-ciel (Aceto, Arcobaleno) -, où se mêle l'exigence morale et une grande sincérité de la voix, rencontrent un vaste écho en Italie mais aussi en France, tant auprès de la critique que du public.

Dans ce roman, les trois personnages principaux lui ressemblent. Il y a le terroriste, pour lequel la politique n'avait été "que l'organisation d'une colère, " l'épaississement d'un cal ", et qui s'est aperçu très vite que sa colère était une valeur inapplicable, une fausse monnaie. L'ouvrier qui "a loué son corps à l'heure", parle de sa condition de travailleur, de cette âpreté, de cette violence à jamais viscérale. A demi-mot, il évoque son engagement auprès des groupes terroristes, ressasse les conditions d'exécution, pour finir sur un constat désabusé : "Nous avons perdu parce que nous fûmes incapables d'écarter de notre droit le penchant à l'arbitraire."

Il y a le missionnaire que l'Afrique a rongé, corps et âme, et qui rentre mourir chez lui. Il revient après vingt années passées en Afrique de l'Est. L'homme est un serviteur de Dieu bon et lucide : "J'en suis arrivé à la conclusion qu'ils doivent se débrouiller seuls, sans nous. Nous ne sommes qu'une agence d'aide à fonds perdu. "Des hommes comme moi sont des impasses de l'espèce ". Enfin il y a le troisième personnage, qui avait cru à la possibilité de mener une vie détachée de toutes contraintes et de toutes règles, une vie libre, et qui s'est bien vite aperçu de son erreur. Cimetière des idéalismes en sorte. Ils se sont brûlé les ailes à trop s'approcher d'une cause qui leur semblait juste.

Acide, arc-en-ciel s'articule comme un triptyque, récit de trois témoignages d'amis d'enfance qui se confient sur les pertes et crédits au moment de clore le bilan de leur vie. Dépositaire de leurs engagements et de leurs renoncements, le narrateur fait office de témoin. Ses visiteurs ont tous un point commun : un profond sentiment d'inanité dans ce qu'ils ont entrepris.

Né à Naples, la première expérience d'appartenance manquée de l'écrivain fut avec cette ville tout à fait singulière, une ville marquée par "un mélange de dévotion et de dégoût, ce mélange spécial qui se crée parmi l'odeur du poisson éventré et les vapeurs d'encens des autels." Naples est pour lui une origine à laquelle il n'a jamais pu adhérer : "Très tôt, à l'âge de dix-huit ans, je me suis senti expulsé de Naples. Et pourtant, lorsque je me souviens de cela, j'éprouve comme une gratitude envers cette ville, car je ne voudrais pas avoir été expulsé d'une autre ville. Cette ville a été pour moi une "cause" : cause d'un très grand nombre de mes réactions fébriles, de mes sentiments d'hostilité, et aussi du sentiment "d'inapplicabilité" de moi-même."

La passion pour les livres et l'écriture lui vient de son enfance. Enfant difficile et introverti il lisait les livres de la bibliothèque de son père Aldo, grossiste en tomates passionné de l'histoire des Papes, de la Seconde Guerre Mondiale et des champs d'extermination.

Mince, pâle comme un convalescent, cet alpiniste amoureux du silence des Dolomites traduit de l'hébreu ancien. De manière totalement autodidacte, il apprend l'hébreu pour lire les textes sacrés, qu'il entreprendra ensuite de traduire, d'abord pour son propre usage puis dans la perspective d'une publication. Erri de Luca n'adhère pas au judaïsme et se tient à l'écart des implications historiques et même idéologiques liées à l'Etat d'Israël. Si on le questionne à ce propos, il répond tout simplement : "L'Écriture biblique est pour moi l'au-delà du temps". Il considère la Bible comme un inépuisable trésor littéraire ou spirituel, au-delà de tout usage guerrier que l'on peut faire d'elle.

De Luca est un auteur pour qui l'écriture, révélateur d'une mémoire enfouie et douloureuse, est une sonde qui permet de mesurer l'intensité du réel.

"Parler c'est parcourir un fil. Ecrire c'est au contraire le posséder, le démêler", faisait-il dire au narrateur de son premier livre Une fois, un jour. Dans ce sens, Acide, arc-en-ciel, son deuxième récit, est une suite : parce que les souvenirs d'enfance sont l'objet d'incessantes évocations, mais aussi parce que, malgré un apport de fiction, sa vie continue de se dérouler en filigrane.

Aujourd'hui il collabore au Mattino, le principal journal de Naples, et à divers autres périodiques. (Corriere della sera et Manifesto).

Durant la guerre en ex-Yougoslavie, il effectua, en tant que conducteur de camions pour une organisation humanitaire, diverses missions auprès des populations bosniaques.

Erri de Luca a exercé tour à tour le métier de coursier, d'ouvrier à la Fiat et maçon qu'il continue de pratiquer conjointement à son travail d'écrivain. Ce fils de famille napolitain qui se fit ouvrier sculpte ses livres autant qu'il les écrit. Sa table de travail, il l'a taillée lui-même, dans du bois d'olivier. On y trouve, entre une Bible et un dictionnaire de russe, une branche de mimosa, un piolet, la photo de Camus, une truelle. Il se réveille à 5 h 30, lit, bien qu'il ne soit pas croyant, une page de l'Ecclésiaste et pose sur la mer, son amie, un regard d'eau très claire. Quand il se lève, Erri De Luca ressent pour le monde une gratitude infinie.

Comment travaille cet ébéniste de la langue, qui se dit désormais "en vacances de la réalité" ? "Mes années ouvrières m'ont enseigné la discipline. A chaque nouveau livre, je suis devant un glacier qui, se retirant lentement, dépose des objets, des visages, des visions perdues. Je m'en saisis au passage et les dispose autour de moi." Ainsi naît un roman, ou un poème. Paraît enfin son Œuvre sur l'eau, recueil de ses poésies, pendant musical de Montedidio, avec ses variations sur un psaume, son chant de la nuit, de la mer, des maisons sans luxe et des voyageurs clandestins.

"J'écris au présent, parce que le passé n'est pas passé", dit Erri De Luca, installé dans une ancienne étable, retapée par lui-même, bien sûr. "Le regret du passé, on ne peut pas se le permettre."

NAPLES

Parthénope, sirène désespérée de ne pouvoir attirer son amant, donna son nom à la ville en se jetant dans l'immense nappe d'azur du golfe. Depuis Grecs, Romains, Normands, Angevins, Espagnols et Bourbons sont venus s'échouer, combattre et bâtir sur ce rivage.

C'est probablement au Ve av. -C. que les Grecs fondèrent Naples, dans le cadre de la colonisation de l'aire méditerranéenne.

La relation qui unit les Napolitains et " leur " saint patron est unique au monde. Les traces de la présence de saint Janvier (San Gennaro) sont visibles un peu partout dans la ville. On retrouve son effigie familière sur les autocollants qui ornent les pare-brise des voitures, les bustes qu'on installe à la place d'honneur dans le salon, les sculptures qui ornent les vieilles maisons aujourd'hui délabrées.

Cette dévotion est toujours axée sur le sang, symbole de vie et de mort. Il existe à Naples une quarantaine de reliques de sang, et certaines, comme celle de sainte Patricia - présentent des phénomènes de liquéfaction et de solidification semblables à celle de San Gennaro.

" Vrai " ou " faux ", le sang reste un élément fondamental du sentiment religieux des napolitains

Vers juillet 1943, alors que les Allemands s'employaient à laisser derrière eux un pays à feu et à sang, le bruit courut que les ampoules de san Gennaro avaient été brisées. Curzio Malaparte écrit :

" C'était la première fois après quatre ans de guerre que j'entendais prononcer le mot " sang ", avec un respect mystérieux et sacré…à Naples, oui justement à Naples, la plus malheureuse, la plus affamée, la plus humiliée, la plus abandonnée, la plus torturée des villes d'Europe…des siècles et des siècles de faim, de servitude, de misère, de colère, de corruption, de honte, n'avaient pas réussi à étouffer chez ce peuple noble et misérable le respect sacré du sang ".

Les gens accoururent en masse à la cathédrale et, lorsqu'un prélat sortit pour rassurer les dévots, le soulagement se changea en une profonde émotion. Malaparte conclut :

" La foule à genoux pleurait, invoquant le sang, tous avaient un visage radieux, des larmes de joie sillonnaient ces visages creusés par la faim, et une nouvelle espérance emplissait le cœur de chacun, comme si désormais plus une goutte de sang ne devait tomber sur la terre assoiffée. "

Le sang figé de saint Janvier, un caillot solide et sombre, deux ou trois fois par an, soudain se met à rougir, se couvre d'écume et devient liquide, tout comme le sang vivant. L'Eglise ne se prononce pas sur le phénomène, quelques scientifiques le déclarent inexplicable et d'autres le contestent âprement, mais pour les Napolitains, c'est un miracle qui fascine, inquiète, accompagne ces gens depuis plus de six siècles, authentique alliage de foi, de superstition, de " couleur locale ".

Le Napolitain est fasciné par la magie et la superstition : son âme résonne de terreurs anciennes, de craintes ataviques qui se traduisent par de petits gestes quotidiens destinés à exorciser la peur des ténèbres. Naples est un peu la patrie du malocchio, du mauvais œil, des fatture (sortilèges), qui doivent frapper les adversaires, des tentatives de prédiction de l'avenir.

Le mystère de san Gennaro continue à diviser ses partisans et ses détracteurs. Ces derniers disent que Raimondo Di Sangro, prince de Sansevero, aurait consigné dans un parchemin du XVIIIème siècle sa " recette " pour reproduire le miracle. Alchimiste éprouvé, ce prince fut accusé d'avoir réalisé des expériences diaboliques sur des êtres humains, mais il fut à chaque fois acquitté (grâce à la sorcelleries disent ses ennemis).

Malgré mille tentatives pour pénétrer le mystère du sang de saint Janvier, ce sang continue à se ranimer sans aucune explication plausible. En cela il ressemble à Naples qui, dans les tréfonds de son cœur, garde mille ressources inattendues pour affronter le lendemain.

Naples a été la capitale européenne de la musique lyrique au XVIIIe siècle. Quatre institutions de charité, crées dès la fin du XVIe siècle pour accueillir des enfants pauvres et orphelins devinrent les premiers " conservatoires " du monde occidental.

Cette reconversion des hospices de charité en temples de la musique furent déterminantes dans le rayonnement artistique de cette capitale à part entière, troisième ville d'Europe après Londres et Paris.

Après Francesco Provenzale puis Alessandro Scarlatti, naquit cet " opéra napolitain " qui, pendant plus d'un siècle, allait être synonyme d'opéra italien, exporté dans tous les théâtres et le Cours du XVIIIe siècle.

Si l'on peut affirmer que l'opéra baroque italien reposait essentiellement sur des airs, les airs ne se comprenaient que par le feu d'artifice vocal dont étaient capables leurs plus bouleversants interprètes : les castrats.

Les enfants, destinés à la castration par des parents le plus souvent désireux de faire échapper l'un des leurs aux conditions de vie misérable de l'Italie méridionale, étaient souvent amenés à Naples pour être entendus par un grand maître de chapelle ; la décision de faire opérer l'enfant ou non n'était prise qu'ensuite. Le drame était qu'une belle voix pouvait très bien devenir éraillée, après le passage du couteau : comme pour une loterie. L'appât des richesses et des honneurs expliquait l'invraisemblable affluence de candidats. L'opération qui consistait en l'ablation des testicules, devait intervenir entre sept et douze ans, avant la mue de l'enfant, pour permettre de conserver la limpidité, la clarté, la luminosité de sa voix jusqu'à un âge avancé. Les castrats constituaient ainsi une sorte de mythe vivant puisqu'ils mêlaient en eux les atouts de l'homme, de la femme et de l'enfant, et se plaçaient par le prodige de leur voix en dehors de la condition humaine.

" Ce sont de gosiers et de sons de voix de rossignol, avouait l'abbé Raguenet ; ce sont des haleines à faire perdre terre et à vous ôter presque la respiration ".

Naples fut la première ville qui les révéra le plus.

Elle fut en tout cas celle qui les forma le mieux, grâce à ses quatre conservatoires d'où les jeunes sopranistes et contraltistes, rodés pendant dix ans d'études aux plus difficiles pirouettes vocales de Porpora, Durante ou Scarlatti, partaient à la conquête des scènes italiennes et européennes.

De ces " séminaires d'enfants destinés à n'en jamais produire ", étaient sortis les plus grands noms du XVIIIe siècle : Matteuccio, Gizziello, Farinelli Caffarelli….

L'histoire de la Naples baroque se confond ainsi avec celle des castrats.

A partir de 1710 Naples allait créer par la suite un genre nouveau qui allait peu à peu se substituer à l'opéra tragique et, par là même, porter un coup aux castrats : l'opéra bouffa. L'opéra bouffa napolitain préparait ni plus ni moins la voie de Mozart et de Rossini. De cette Serva padrona de Pergolèse (1733) au Don Pasquale de Donizetti (1843) plus d'un siècle de répertoire fut marqué du sceau créateur de Naples.

" Les Napolitains vivent plus par les oreilles que par tout autre sens " disait l'abbé Coyer. Aux côtés de la musique lyrique s'est maintenu et même épanoui l'art de la chanson populaire qui a fait le tour du monde depuis les terrasses des cafés jusqu'aux récitals des plus grands chanteurs actuels.

Le chant a été aussi un moyen de conjurer les catastrophes naturelles, politiques et économiques dont l'histoire de Naples est parsemée.

A Naples l'accent des voix est doux, un peu traînant, lent et enveloppant, comme s'il voulait caresser l'oreille. Certains Napolitains, surtout les personnes cultivées, ont une voix d'une extraordinaire musicalité. Mais à la légèreté et à la douceur s'oppose l'art de la sceneggiata (forme très particulière de mélodrame populaire haut en couleur) : on se met en colère, on hurle, on maudit et on pleure, on donne dans l'excès. Et on ne sait jamais si c'est vrai ou si c'est de la comédie. La plupart du temps, c'est du cinéma, une altercation à froid est uniquement scénique, un jeu qui étonne et peut frapper un étranger se trouvant en marges des codes culturels napolitains, mais laisse indifférents les vrais habitants de la ville.

Fragments de littérature :

La littérature napolitaine, trop méconnue propose quelques chefs-d'œuvre qui vont de l'expression spontanée de sceneggiata qui a inspiré les poètes anciens à la forme achevée du théâtre de De Filippo.

Le plus beau des contes napolitains a été écrit en langue vulgaire par un grand seigneur qui, plus tard, inspira Perrault.

La Gatta Cenerentola (La chatte Cendrillon) de Gian Battista Basile vit le jour entre 1634 et 1636. La Cenerentola (Cendrillon) fut donc écrite avant le conte de Perrault. Les deux version sont évidemment assez semblables.

Les belles-sœurs de Cendrillon : Perrault en met en scène deux alors que chez Basile elles sont six, ce qui renvoie immédiatement à l'image d'une Naples populeuse.

Autre détail important : tandis que la Cendrillon de Perrault n'a qu'une seule belle-mère, celle de Basile en connaîtra deux. L'une naturellement plus perfide que l'autre. Mais la différence la plus importante concerne les circonstances de la mort de la première marâtre. En effet celle-ci est assassinée par Cendrillon sur les conseils de la maîtresse de couture qui, ayant déjà jeté le dévolu sur le père souhaite devenir la deuxième persécutrice de la jeune orpheline.

A ce meurtre Basile consacre un passage aussi concis qu'horriblement truculent. Cendrillon tuera en effet sa première belle-mère en lui brisant la nuque à l'aide d'un stratagème à la fois simple et ingénieux. Ce détail sinistre ajoute au conte une touche d'horreur qui disparaîtra dans la version suivante.

La camorra à Naples : parasitisme et destruction.

La camorra ne peut être perçue que comme un avatar du folklore napolitain, c'est une tumeur maligne développée par la ville.

La camorra (mafia napolitaine) apparaît pour la première fois en 1735. Le sens moderne se fixe au début du XIXe siècle : le mot désigne une activité d'extorsion et l'organisation criminelle à proprement parler.

A la différence de la Mafia qui occupe le terrain en Sicile, la camorra existe par intermittence, alternant période de calme et de violence.

Sous l'empire de Raffaele Cutolo, personnage mégalomane et sanguinaire, la camorra devient une multinationale du crime qui contrôle toutes les activités illégales, une organisation centralisée, une véritable machine de guerre capable de mobiliser une véritable armée de criminels. Cet empire, au temps de son apogée, est dirigé de main de fer, depuis la prison (à l'exception d'une année de cavale de 1978 à 1979, que Cutolo met à profit pour consolider les liens avec le milieu américain).

Les moyens de plus en plus importants dont dispose son organisation, grâce au racket et au trafic de drogue, lui permettront d'établir des liens avec le monde politique, les entrepreneurs de Campanie et de revendiquer, très ostensiblement, un rôle de bon Samaritain de la jeunesse à travers l'organisation d'une forme d'assistance sociale consistant en la distribution de subsides à des futures recrues, à l'intérieur ou à l'extérieur de la prison.

Mars 1993 : Naples est atteinte par la révolution des juges dans le cadre de l'opération " mains propres ", par le sursaut moral parti de Milan, rebaptisée par les journalistes Tangentopoli, " métropole des pots-de-vin ". Les langues se délient et l'espoir des Napolitains renaît. A l'instar de Milan, Naples se découvre comme une métropole de la corruption. Plus encore, les premières enquêtes ne dévoilent pas seulement la toute-puissance d'un comité d'affaires unissant entrepreneurs et hommes politiques mais elles révèlent les protections que ces derniers offraient à la camorra.

Un dernier détail : derrière les sourires, le soleil, les chants…la misère ! Ce n'est pas une simple touche de couleur locale mais une misère vraie, profonde, structurelle. Elle est la racine d'une violence latente. Cette pauvreté, celle des sciuscià (cireur de chaussures), des sgugnizzi (gavroches napolitains) a été souvent dépeinte et on l'a donnée pour une caractéristique napolitaine attrayante, pire, amusante ! Cette misère a été exploitée, donnée en spectacle, au point qu'on la considère parfois comme une forme d'art : l'art de la " débrouille ".

Il y aurait encore beaucoup à dire, mais nous nous contenterons de finir sur un petit poème, sort d'

Instantanés (Colette Vallat)

Couleurs

Blanc suspendu de la chartreuse San Martino, couronnant la baie.
Blanc inévitable des chemises empalées, claquant au-dessus du vicolo.
Blanc glacé des marbres sensuellement sculptés en plis voluptueux.

Bleu limpide des plats baquets d'eau pour le poisson au marché.
Bleu ignoré de la mer.
Bleu des yeux de ces fils de Normands.
Jaune citron et agrumes du limonadier ambulant.
Jaune bouton d'or des taxis titubant entre les files arrêtés.
Or terni de la " face jaune " et baroque de san Gennaro.
Ocre brouillé des façades.
Orange épais des majoliques de Santa Chiara.
Rouge pompéien des palais. Pourpre en touche unique au san Carlo.
Gris impalpable de la foschia. (brume)

Noir mal joint de pavés de basalte.
Noire silhouette du volcan.

Entre blanc et noir : Naples.

Ce site a pour vocation de promouvoir la lecture. C'est pourquoi les résumés de livre, les biographies sont faites à partir d'extraits des ouvrages même que j'ai consultés et proposés à la lecture. Afin de mieux préserver le style de l'auteur et le mettre en évidence, je n'ai entrepris aucune réécriture. Internet fonctionnant un peu comme une immense bibliothèque mondiale, les ouvrages que j'ai trouvés dignes de lecture y sont donc proposés. J'espère que les auteurs n'y verront aucun inconvénient car ma véritable intention est de mieux les faire connaître du grand public. R.D.

Bibliographie :

Naples, Le paradis et les diables - Edition Autrement - Série Monde (ouvrage dirigé par Colette Vallat.

 

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