Michèle DESBORDES

"La demande"




Résumé

(Afin de mieux préserver le style de l'auteur et de restituer l'originalité et la vivacité de son ton, la précision de son vocabulaire, ce texte a été conçu à partir d'extraits du roman. Ce résumé n'est qu'un fugitif aperçu du talent de Michèle Desbordes et ne prétend en aucun cas se substituer à la lecture du texte intégral qui seul rend hommage à l'écrivain ).

Ils étaient arrivés un dimanche matin, les cloches sonnaient, joyeuses dans le ciel d'avril. Ils étaient cinq sur leurs chevaux, le plus jeune avait à peine vingt ans et des boucles jusqu'aux épaules, le plus vieux n'avait pas d'âge, un vieillard peut-être, dont la beauté attirait encore le regard. Quiconque les aurait observés eût compris qu'ils avaient fait un long voyage, la fatigue marquait les visages et peut-être aussi une inquiétude, un désarroi, ceux d'étrangers venus de très loin.

Avec lui ils avaient quitté leur pays, pour un temps qu'ils ignoraient, le vieillard disait qu'il ne reviendrait pas, qu'il mourrait chez les étrangers. Vaillantes, les mules avaient porté les caisses, tout ce que le vieillard possédait de biens transportables, et les trois tableaux dont il ne se séparait plus.

Il avait toujours fallu partir, chercher ailleurs de nouveaux maîtres, avec les élèves il avait parcouru l'Italie sur ses chevaux, connu toutes les cours et tout ce que le pays comptait de Seigneurs, peint des fresques pour leurs églises et le portrait des femmes qu'ils aimaient, imaginé arcades et colonnes pour leurs palais, costumes et livrées pour leurs noces, sans parler des canons et des bombardes, et des fortifications contre l'ennemi quand les guerres étaient arrivées.

C'est à peine s'ils la virent en entrant, elle lavait dans les cours, allait et venait le long des murs avec les seaux et les linges mouillés, tordus d'un coup de poignet, petite, toute habillée de gris, seul brillait le blanc de la coiffe. Tranquille et patiente elle avait attendu, n'avait rien imaginé du maître qui arrivait. Depuis plus de vingt ans elle travaillait dans les maisons du fleuve.

Une paysanne, c'est ce qu'on leur avait dit, et venue des tourbières, de celles qui servaient dans les maisons du fleuve, avaient toujours servi, à peine grandies travaillaient aux récoltes, faucillaient le foin ou le jonc des étangs, rouissaient le chanvre et s'occupaient des bêtes, le soir dans les masures filaient et tissaient sans rien dire, de bonne heure on apprenait à se taire.

Elle était petite et frêle, comme une enfant se dirent-ils, le visage était fin et le nez délicat sous le grand front. Elle devait avoir quarante ans, quarante-cinq peut-être, elle-même l'ignorait.

Ce n'était pas pour des portraits ou des fresques dans leurs chapelles qu'ils l'avaient fait venir, lui qui ne désirait plus rien, ne demandait plus rien à personne et avait tellement usé ses yeux à l'étude que certains soirs c'est à peine s'il y voyait, c'était pour qu'il portât sur eux le regard dont ils avaient besoin et leur dît la manière de faire, leur assurât la perfection des colonnades et des coupoles et des statues encore plus belles que mille ans auparavant celles des jardins d'Etrurie, lui demandant ce qu'il ne demandaient jamais qu'aux Italiens, la beauté et plus encore que la beauté, la certitude de la beauté.

Il allait retrouver le roi, lui donner son avis sur le rêve de gloire et les châteaux à construire, le fleuve à détourner de son cours. Lorsqu'il rentrait elle était dehors sur un banc, elle avait l'air d'attendre. L'instant qui suivait, sans même qu'ils l'aient vu se lever, elle était devant la cheminée et tirait le chaudron du feu. Le couvert était mis depuis longtemps. Elle disait qu'elle était prête. Quand elle avait fini, elle s'asseyait un moment près de la fenêtre, regardait au dehors ou bien regardait ses mains qu'elle croisait et décroisait dans le creux des jupes.

Il la regardait comme on regarde ce que l'on découvre, sans faveur ni complaisance. Aux derniers jours du printemps elle dut prendre l'habitude du regard sur elle, se dire que le maître pouvait observer le serviteur comme il observait un arbre ou une couleur du ciel, un cadavre dans un fossé, parfois les choses les plus inattendues tranquillement et sans histoire devenaient si banales et ordinaires que si elles venaient à manquer la vie était encore plus difficile, quand il se détournait elle le remarquait, puis l'air de rien se détournait à son tour.

Il pensait qu'elle ignorait les images folles, rêves de bonheur ou de plaisir. Qu'elle n'avait connu ni le trouble ni l'attente. Qu'elle s'était tenue à l'écart, heureuse des jours tranquilles, du bol de soupe et du pain frais dans son torchon le matin sur le coin de la table, et le soir de l'odeur qui montait des terres, du pas des chevaux qui rentraient. Il pensait à la vieille qui pendant vingt ans l'avait attendu dans les collines du côté d'Empoli.

Il posait les carnets et fermait les yeux. Ecoutait les bruits de l'été, guettait le vent sur la peau. Le château se ferait ou ne se ferait pas, à Romorantin ou ailleurs, au fond qu'elle importance, que resterait-il de lui en dehors des trois tableaux que personne ne lui avait commandés et qui ne le quittaient plus ?

Quand l'automne arriva c'est à peine s'ils s'en aperçurent, il faisait si doux qu'ils laissaient le soir les feux s'éteindre. Lentement, calmement l'été finissait. Il y eut une tristesse, la certitude qu'avec l'été, autre chose s'achevait. Ce fut elle qui le pensa, sans mots le fit comprendre. Elle montra ces jours-là une retenue, une attention nouvelles. Les gestes se firent plus lents, elle avançait à petits pas et si prudemment qu'on aurait dit qu'elle craignait de froisser l'espace autour d'elle, songeuse, préoccupée comme lorsqu'on attend et que tout semble devenu possible, ils la regardaient, observaient la façon qu'elle avait de se tenir à l'écart, de guetter comme un animal qui pressent le danger, sans bouger ni faire de bruit, en retenant son souffle.

C'est à peine s'ils parlaient. Ils comprenaient que sans rien dire elle régnait dans cette cuisine comme on règne sur un empire. A leur tour ils se taisaient, ils attendaient.

Les élèves allaient chercher les dessins. Il expliquait comment il avait étudié les morts aux hospices de Rome et de Milan. Les corps nus, dépouillés, ouverts puis dessinés tout un hiver dans la nuit des caves.

L'automne passa, gris et tiède, les premières pluies arrivèrent en décembre avec les vents d'ouest, depuis l'horizon les nuages s'amassaient sur la ville et d'un coup crevaient sur les toits, sur le fleuve gris où couraient des vagues, ils pensaient à l'hiver qui venait, à la fin des choses.

Il dessinait les tempêtes, évoquait le vent du nord et la terre quand elle tremblait, les volcans d'Italie, le Stromboli, l'eau le vent et le feu. Le soir elle restait plus longtemps assise près des fenêtres à se taire et regarder au-dehors, croiser et décroiser les mains dans le creux des jupes.

Fatigué (parfois il sentait la mort approcher), vieux et sans tristesse il fabriquait des anges beaux à en troubler le sens. 3 Tranquille, le soir il s'asseyait près d'elle et fermait les yeux, il donnait son dernier courage pour ce qui le lendemain n'existerait plus, y travaillait comme il travaillait à l'œuvre la plus ambitieuse.

Ce qu'elle pensait elle n'avait pas besoin de le dire, il observait les dos tournés, les nuques rétives sous la coiffe, imaginait un éblouissement, un désordre amer, il comprenait, fatigué la regardait, et ne demandait qu'à consentir. A quoi, ni lui ni même elle n'auraient su le dire.

Il fut le premier à pénétrer dans la cuisine. Il fut le premier à le voir. Ils se firent à sa présence et ne posèrent pas de question. A croire qu'elle leur avait donné l'habitude du silence et des choses à ne pas dire. Il devait venir de quelque hospice ou de quelque masure du fond d'un village où quelqu'un s'était occupé de lui.

Un soir elle dit qu'autrefois, il y a longtemps la mère l'avait mariée au teinturier de garance de Thésée, le teinturier avait fait le fils et était mort d'une mauvaise fièvre, du mauvais travail dans la moiteur des cuves.

Il se disait qu'elle l'avait amené ici pour le lui montrer, lui l'idiot, le fils de tous les temps, comme d'autres auraient montré leur maladie, leurs chancres ou leurs simples blessures, elle avait montré le fils, l'avait exhibé comme on exhibe une mauvaise plaie, une main de lèpre, pour qu'il comprit d'elle ce qu'il y avait à comprendre, avec courage et folie et les yeux fermés attendant que passe la découverte, la stupeur.

Quand elle l'emmena ils ne le regardaient déjà plus, un mois à peine s'était écoulé, aussi brièvement qu'elle avait commenté son arrivée parmi eux elle leur apprit qu'il allait partir.

Le temps passait, elle semblait maintenant chercher le regard, allait parfois jusqu'à le débusquer provocante et malhabile, il observait le défi et la maladresse, le désarroi, il comprenait que plus rien ne serait comme avant et que c'était bien ainsi. Il imaginait des bonheurs encore possibles et une dernière douceur, des murmures et des bras qui l'enveloppaient, se disait que le temps n'avait pas d'importance, n'en aurait plus jamais, ni quoi que ce soit d'autre. Il la regardait et oubliait. Oubliait les grandes fresques qui ne lui survivraient pas, qui jour après jour s'en allaient dans la moiteur grise des églises, achevée, inachevée, l'œuvre mourrait avec lui.

Ce soir-là il n'avait pas quitté la cuisine et puis il avait dû s'endormir près du feu. Quand la porte avait grincé il avait sursauté et senti l'air froid, il avait ouvert les yeux et l'avait vue, immobile, hésitant sur le seuil comme sur le seuil d'une maison étrangère. Elle était apparue toute droite, toute frêle dans la robe de nuit, on aurait pu oublier qu'il y avait un corps sous la robe, fût-ce un corps de vieille, pris de fatigues et de maigreurs.

Fatiguée comme elle l'était il n'était pas impossible qu'elle partît la première, rien n'était plus comme avant il fallait qu'il le sache, le soir quand elle se couchait et le matin quand elle se levait en même temps que la fatigue elle sentait une douleur dans la poitrine, et ses jambes ne la portaient plus. Il était fatigué lui aussi et pouvait la comprendre, mais il savait bien que ce n'était pas pour lui parler de cela qu'elle était venue le trouver. Elle était là, offerte et démunie, plus forte, mille fois plus forte que lui devant ce qui venait.

Il y avait autre chose qu'elle voulait dire. Elle était une vieille femme et sa servante, et c'était avec l'idée d'être utile qu'elle était venue le trouver. C'était pour le cas où il aurait encore besoin d'elle, après, plus tard dit-elle. Quand elle n'y serait plus. Oui quand elle serait morte reprit-elle et la voix s'affermit, quand elle serait morte peut-être encore une fois, une dernière fois, pourrait-elle être utile à quelque chose. Elle connaissait son intérêt pour l'étude et les dessins elle les avait vus et savait ce qu'il en était, elle pensait que, enfin ces derniers temps elle s'était dit qu'une fois morte elle serait peut-être plus utile que de son vivant, peut-être aurait-il encore besoin d'elle à ce moment-là, c'est ce qu'elle voulait dire.

Il ne disait rien, ne pouvait rien dire, se demandait quand et de quelle manière l'idée lui était venue, comment avait-elle pu lui confier l'idée, l'incroyable demande, comme parfois dans un ultime effort on jette ce qui finit par trop peser. Il pensait aux morts de Rome et de Milan, aux ventres ouverts, aux dessins qui jonchaient les tables, emplissaient les carnets et les grands folios.

Il la regardait, ne ressemblait-elle pas à ceux qu'il avait ouverts dans le fond des caves et contemplés des nuits entières, vieillards, enfants ou femmes mortes en couches, morts sans personne et sans personne qui soit venu ou viendrait un jour les réclamer. N'avaient-ils pas cela en commun, c'est ce qu'elle voulait dire, eux et elle qu'ici même le servait ?

Son corps elle le donnait, elle l'offrait, une dernière fois il étudierait comment était faite une femme qui avait peiné et vieillissait, une femme habituée à ne plus attendre ni espérer si ce n'est la fin des choses.

Puis quand elle eut fini de parler, quand elle eut dit le dernier mot et qu'elle sut qu'aucun autre ne viendrait, ne pouvait venir, doucement elle se mit à pleurer. Plus rien ne bougeait, déplacé ou simplement froissé. Dehors la vie reprenait. Elle le regarda et sourit, lui demanda s'il voulait son café maintenant.

C'est ainsi que l'hiver arriva. Le deuxième et dernier hiver. En apparence rien n'était changé. Il pensait au temps qui restait, se demandait qui d'elle ou de lui mourrait le premier. C'était comme s'ils attendaient, quoi ils ne savaient pas vraiment, ce qu'ils savaient c'est que quelque chose venait.

Sans se retourner elle dit un jour qu'il lui fallait partir. Le fils était mort dit-elle. Elle serait de retour sitôt qu'elle l'aurait enterré. Elle n'avait pas voulu qu'ils la conduisent.

Ils l'attendirent. Tout décembre et le commencement de janvier. C'est en février, un peu avant carême qu'ils apprirent la nouvelle.

Le serrurier l'avait rencontrée sur la route de Souvigny. Elle avait dit qu'elle allait vers le fleuve et qu'elle regagnait la maison du maître, elle avait marché plus qu'il n'aurait fallut. Plus tard la pluie s'était mise à tomber à gouttes serrées, aigres et froides, la pluie des mauvais jours, des mauvaises idées, quand tout pour toujours était fini. Depuis les fermes ils étaient arrivés avec les chandelles, avaient regardé la femme en train de mourir sur le talus dans sa pèlerine et ses bottines mouillées. Tranquille, discrète, c'est ce qu'ils s'étaient dit, comme si jusqu'au dernier moment elle avait craint de déranger, ils avaient même l'impression qu'elle souriait.

Il essayait encore de dessiner, mais la main n'obéissait plus. Tout parfois avait été si magnifique et mourir n'avait plus d'importance. La mort n'était pas grand-chose, elle en parlait chaque jour près des fenêtres. Il se dit qu'il attendrait le ciel bleu pour mourir. Que bientôt le ciel serait bleu.

Commentaires

A la fin de sa vie, sur l'invitation du roi de France, un maître italien, à la fois peintre, sculpteur, architecte et ingénieur, quitte son pays. Accompagné de ses élèves, il fait le long voyage jusqu'à la Loire où il aura sa demeure. On lui donne une servante.

La relation entre le vieux maître et sa servante sans âge est bouleversante, le silence qui les unit constitue le thème du roman, servi par une prose dense, sobre et précise, chargée de vie et d'émotion. Avec force et beauté, Michèle Desbordes porte le récit jusqu'à son point d'orgue : la demande que la servante adresse à son maître, cet acte d'amour insensé.

Si l'on devine aisément que le vieux maître est Léonard de Vinci, son nom n'est jamais évoqué. On pense à Léonard de Vinci, au château d'Amboise, mais il s'agit ici d'une histoire : ni roman, ni récit, Michèle Desbordes a préféré ce mot. Mais plus que d'Histoire, il s'agit de littérature et d'humanité.

Alors que le Maître s'apprête à consacrer ses dernières forces à un projet grandiose : transformer une campagne de France en une œuvre d'art, son attention se resserre peu à peu autour d'une mince figure discrète, continûment affairée : la servante chargée de pourvoir aux besoins de la maisonnée. Tout en finesse, Michèle Desbordes donne à cette figure d'abord dessinée en ombre, comme passée à l'estompe, une épaisseur telle qu'elle occupe bientôt l'horizon entier du récit.

On ne sait rien d'elle sinon qu'elle sert, qu'elle ne regrette ni son temps ni sa peine. Un jour un fils arrive, son fils, un fils mal venu, mal né, débile, et qui, comme le seul autre enfant des livres de Michèle Desbordes (L'Habituée, Verdier, 1995), ne survit pas à sa mère. Du fils non plus on ne saura rien d'autre.

Tout un univers nous est donné à voir dont nous parviennent les tristesses, les amertumes enfouies sous la patiente répétition des gestes de tous les jours. Dans la plus intime des proximités, l'art et la vie apparaissent représentés.

Finalement, le temps ne fait guère de différence entre la vie du maître et celle de la servante : il consume avec la même lente obstination toute chose. Michèle Desbordes écrit " des mois et des mois de travail, oui là-haut sous la voûte des églises, il tremblait sur son échafaudage, le soir le matin, de fatigue, de peur et d'angoisse, il tremblait jusqu'au dernier jour. C'est alors qu'achevée, plus qu'achevée, l'œuvre pâlissait, perdait lignes et couleurs, Christ et apôtres s'abîmaient dans la chaux poisseuse et la moiteur aigre des murs. Jean, Jacques, Simon et Judas, mêmes teintes incertaines, mêmes regards perdus, même fin des choses, il n'en resterait rien si ce n'est les couleurs délavées et les regards éteints, plus que morts, de vagues silhouettes aussi fantomatiques que celles qu'ils exhumaient des cités antiques enfouies sous les décombres. "

À regarder la femme aller et venir, faire les mêmes gestes tous les jours, et ainsi attendre calmement la mort, le vieux maître réalise que rien d'autre n'a plus d'importance. La servante lui rend le temps de l'enfance, la présence d'une autre femme, de la première, la mère. La vie esquisse un retour aux origines.

Il faut saluer la justesse d'approche du quotidien, la réussite de ce récit à dire les choses simples de la vie. L'écriture de Michèle Desbordes, lente et sinueuse comme le cours de la Loire, exprime l'apparente insignifiance des jours ordinaires, les gestes modestes qui inlassablement se répètent depuis des générations. C'est au cœur de cette fausse immobilité que se cachent les désespérances silencieuses et le consentement à l'énigme du temps.

Michèle Desbordes met en évidence ce que les personnages ne se disent pas ou qu'ils semblent vouloir dire, avec leurs regards, leurs attitudes.

Mais à la fin du récit, la servante va enfin parler. Ils sont vieux, le maître a tant appris du silence de la servante, la servante beaucoup compris de ce qu'on ne lui a pas dit. La Loire coule au loin. Les nuages et le vent. Sans que l'on entende sa voix, par le truchement du discours indirect, la servante fait sa demande, cette demande inouïe et pourtant déjà reçue avant d'être dite, la Demande majuscule du titre, la prière de servir encore après qu'on sera mort, après que plus rien ne sert plus de rien. Une fois la mort venue, elle veut encore servir à quelque chose. Faute de se donner à cet homme célèbre, elle se donnera à son art.

Ciseleuse de mots, Michèle Desbordes décrit la lumière des ciels changeants de la Loire, les paysages d'hiver, la dureté de la vie des pauvres gens de la campagne, le travail incessant, le froid, la fatigue, le temps qui s'écoule inexorablement et les pensées qui l'accompagnent et tout cela avec un art consommé.

Biographie

Originaire d'un village de Sologne, Michèle Desbordes grandit à Orléans. À l'issue d'études littéraires en Sorbonne, elle devient conservateur de bibliothèques. Elle exerce d'abord dans des universités parisiennes, puis en Guadeloupe en lecture publique. En 1994, elle est nommée directrice de la Bibliothèque de l'université d'Orléans. Elle vit à Beaugency en Sologne.

Elle vit seule dans une maison au bord de la Loire, avec ses ciels changeants, du bleu au gris, mais jamais fades. Cette lumière de peintre qu'elle s'emploie à traquer, à décortiquer tout au long de son récit où se succèdent des strophes comme autant de tableaux d'une exposition rêvée. Entre ombre et lumière, entre chien et loup, entre tragédie et bonheur.

" Je pourrais rester des heures à regarder un coucher de soleil ", lâche soudain cette gourmande de paysages et de lumière flamande. Il y a chez notre joyeuse solitaire la fascination de l'instant, l'éternité du moment emprisonné chez Vermeer. De cela et d'une visite par une journée d'hiver glaciale à Chambord, au pied du célèbre grand escalier, est né ce huis clos ciselé où se juxtaposent deux mondes : : le beau, le lumineux, d'un côté, le clair-obscur de ceux qui n'ont rien, de l'autre. Celui des cœurs simples au destin accompli avant la mort, de tous ces êtres qui naissent, meurent et passent à côté de la vie

" J'ai grandi en Sologne, entourée de paysannes, dit-elle. Ma grand-mère passait ses journées assise près de la fenêtre à contempler le paysage. " Son besoin d'écrire vient sans doute aussi de cela : du désir de retrouver les moments enfuis de l'enfance en créant un univers de silence, de solitude, de soumission à la vie et aux saisons. Michèle Desbordes effleure par les mots l'indicible pour tenter d'en percer le mystère.

Avec L'Habituée, son premier roman paru en 1996, Michèle Desbordes avait surpris par son habileté à transmettre le non-dit. Ici encore, le silence est au cœur du livre, mais l'habileté de l'auteur est devenue, dès ce deuxième livre, du grand art.

La Demande a reçu le Prix du roman France-Télévision, le prix du jury Jean Giono ainsi que le Prix des auditeurs de la RTBF. Il a été traduit en allemand, en castillan, en catalan, en italien et en néerlandais.

L'œuvre : L'Habituée, 1997 La Demande, 1999

Sombres dans la ville où elles se taisent, poèmes, paru sous le pseudonyme de Michèle Marie Denor, Arcane 17, 1986 et désormais disponible aux éditions Verdier (ISBN : 2-903945-24-3, 64 pages, 60 F.)

Léonard de Vinci

"Le ciel dans sa bonté rassemble parfois sur un mortel ses dons les plus précieux, et marque d'une telle empreinte toutes les actions de cet heureux privilégié, qu'elles semblent moins témoigner de la puissance du génie humain que de la faveur spéciale de Dieu. Léonard de Vinci, dont la beauté et la grâce ne seront jamais assez vantées, fut un de ces élus. Sa prodigieuse habileté le faisait triompher facilement des plus grandes difficultés. Sa force, son adresse, son courage avaient quelque chose de vraiment royal et magnanime ; et sa renommée, éclatante pendant sa vie, s'accrut encore après sa mort " Giorgio Vasari

C'est par ces paroles qui résument l'idée que l'on se fait de l uomo universale que Giorgio Vasari commence la biographie d'un artiste qui, pour ses contemporains déjà, était devenu le symbole de l'homme universel : Léonard de Vinci.

Le modèle antique qui prône un homme vivant dans le concret, polyvalent et possédant une culture harmonieuse a marqué de son empreinte l'idéal humain de la Renaissance. L'idéal de l'uomo universale, de l'homme qui connaît tout, sait tout faire, est tout à la fois, prit forme en cette période de mutation, dont le nom même, Renaissance, évoque un temps de " nouveau devenir ". Ce furent les humanistes italiens qui, au début du XVe siècle, aspirant à restaurer le monde classique, amorcèrent un renouveau de la culture et de l'éducation, et tracèrent le portrait de cet homme idéal.

Léonard de Vinci est né à Vinci (1452), près de Florence et est mort au château de Cloux (aujourd'hui Clos-Lucé), près d'Amboise en 1519.

Génie universel, érigé en figure symbolique de la Renaissance, il dépasse de loin, par le rayonnement et l'influence, ce monde des peintres qui fut d'abord le sien, où ses contemporains virent son véritable royaume et dont il demeure l'un des " phares ", sans éclipse depuis bientôt cinq siècles.

Léonard poursuit, résume et dépasse les recherches du quattrocento florentin, il quitte Florence à trente ans sans y avoir conquis sa place au soleil ; une étape milanaise marque le zénith de sa carrière, et c'est au bord de la Loire que s'achèvera sa vieillesse errante.

Peintre, il n'a produit qu'un petit nombre d'œuvres (parfois inachevées). Cet homme d'une curiosité inlassable, qui a porté une égale passion aux mathématiques, aux sciences de la nature, aux arts et aux techniques, a laissé des carnets de notes, des milliers de dessins et de croquis, des projets étonnants, mais aucune grande réalisation plastique ou mécanique, aucun traité publié.

Vu du dehors, Léonard apparaît comme un touche-à-tout génial, aventurier de la recherche pure, qui seule l'intéresse.

La vie de Léonard, tourmentée, velléitaire, se découpe en trois périodes presque égales : l'une, florentine (qui s'achève en 1492), étape de formation où Léonard apparaît voué surtout à la peinture ; la seconde à la Cour de Milan (1492-1499), où les activités de l'ingénieur, du sculpteur, du décorateur font concurrence à celles du peintre ; la dernière (1499-1519), nomade, où sans que l'artiste s' efface, les recherches de science pure prennent une place croissante.

Léonard naît en 1452 à Vinci, bourgade perchée sur un contrefort de l'Apennin, parmi les vignes et les oliviers : il y demeure jusqu'à l'âge de seize ans. Fils naturel d'un jeune propriétaire foncier, qui deviendra plus tard notaire de la seigneurie, il connaîtra à peine sa mère, sans doute de condition modeste. Il fut élevé par ses grands-parents. On retiendra de cette enfance campagnarde, sa familiarité avec la nature toscane et une certaine gaucherie dans le comportement social et la vocation de la solitude.

En 1469, le grand-père mort, l'adolescent suit son père et son oncle, qui s'installent à Florence et entre dans l'atelier de Verrocchio, également renommé comme sculpteur et comme peintre. Dans cet atelier il rencontre très certainement Domenico Ghirlandaio, Botticelli, le Pérugin, Filippino Lippi. En 1472 Léonard semble avoir la confiance de son maître et collabore à son tableau, Le Baptême du Christ (il aurait exécuté les anges agenouillés et le fond de paysage).

On mentionne sa beauté, sa force, son goût pour les mathématiques et la musique, et aussi sa propension à l'amour " grec ", suivant la mode du temps (une dénonciation de 1476 n'aura pas de suite, mais ne laisse guère place au doute).

En 1480 Laurent de Médicis l'emploie au décor des jardins. Mais son rôle paraît bien modeste. Léonard reste à l'écart de cette cour humaniste dont Botticelli est le peintre favori et Marsile l'oracle : plus scientifique et positif que mystique, il paraît rebelle au snobisme néo-platonicien.

Sa situation reste secondaire et il ne fait pas partie de l'équipe choisie en 1482 pour aller à Rome décorer la Sixtine. Travaillant lentement, désireux d'être libéré des soucis matériels, il cherche (et cherchera toute sa vie) un mécène capable d'apprécier la variété de ses talents. C'est à Milan qui le trouve d'abord.

Entré au service de Ludovic Le More, qui le traite avec honneur et lui assure une large aisance, Léonard s'occupe à élever une statue équestre à la gloire de François Sforza. Mais, après d'innombrables études, seule la maquette du cheval est exposée en 1493 ; elle disparaîtra après la chute des Sforza.

Léonard est employé sur des registres multiples : ordonnateur de tournois et cortèges d'une cour fastueuse, il est aussi le décorateur du Castello Sforzesco, l'adducteur des eaux dans les douves du palais, le restaurateur de la " Sforzesca ", exploitation agricole modèle des ducs. Et, malgré l'hostilité de Bramante, il fournit un projet pour la lanterne du dôme de Milan (1487), est appelé en consultation pour restaurer la cathédrale de Pavie (1490).

La fresque de la Cène, achevée en 1498 pour le réfectoire de Santa Maria delle Grazie, excita une admiration unanime et classa Léonard parmi les premiers maîtres d'Italie.

Mais la Cène est le chant du cygne d'un âge heureux : l'année suivante, Ludovic s'enfuit, chassé par l'armée de Louis XII. Léonard séjourne quelques temps à Mantoue - à la cour d'Isabelle d'Este, son admiratrice (dont il esquisse le portrait au fusain, aujourd'hui au Louvre) - à Venise, en Romagne où il s'attache à la fortune de César Borgia, qui le nomme inspecteur de ses fortifications ; mais la destitution du condottiere par le nouveau pape, Jules II, met fin à cet épisode.

Dès 1503, Léonard revient à Florence, où son père va mourir ; il y est accueilli avec honneur, mais se heurte à un jeune et âpre rival : Michel Ange.

Brocardé, blessé, il quitte sa patrie pour retourner à Milan, où les occupants français lui font fête. Mais à leur tour les Français sont chassé en 1512.

Cette fois, c'est Rome qui attire Léonard : le nouveau pape, Léon X, est un Médicis et un mécène. Mais son homme de confiance est Raphaël. Julien de Médicis, frère du pontife, protège Léonard, le loge et le charge d'assainir les marais Pontins. Mais nul ne songe au vieux maître lorsque la mort de Bramante laisse vacante la direction des travaux de Saint-Pierre.

Léonard, plongé dans ses recherches sur la quadrature du cercle et dans ses dissections anatomiques, il fait figure de rêveur, d'instable, étranger au monde réel. Le peintre, las, désabusé, privé de son meilleur appui par la mort de Julien en 1516, accepte l'invitation d'un jeune roi victorieux qui rêve de transporter dans ses châteaux de la Loire le style de vie des cours italiennes.

En mai 1516, Léonard se présente à François Ier, accompagné du jeune et beau Francesco Melzi, son disciple préféré, apportant quelques chefs-d'œuvre peints durant ses années nomades et qu'achètera le roi. (Aujourd'hui au Louvre) : la Joconde, la Vierge, l'Enfant Jésus et sainte Anne, le Saint Jean-Baptiste.

Le logement au manoir de Cloux, près d'Amboise, une très large pension et l'amitié du souverain qui se plaît à l'écouter, lui assurent, après tant de traverses, un noble et paisible crépuscule. Au printemps 1519, il tombe malade, désigne Melzi comme son exécuteur testamentaire et meurt le 2 mai. Il fut enterré dans l'église Saint-Florentin d'Amboise, et ses restes furent dispersés pendant les guerres de Religion.

Cette vie glorieuse et tissée d'échecs, répond au caractère d'un homme singulier, déconcertants pour ses contemporains, qui le jugeaient hermétique, encore surprenant aujourd'hui par les témoignages qu'il a laissés de sa pensée. Ses notations, décousues d'observations scientifiques, accompagnées de croquis, de remarques de méthode, de réflexions philosophiques, nous laissent ignorer la vie et les sentiments de son auteur.

Une seule passion l'anime : la connaissance totale de l'univers visible, dans ses structures et ses mouvements.

Léonard est apparu longtemps comme l'image du géant autodidacte, du précurseur incompris. Depuis le début de notre siècle, une réaction sans doute excessive a fait de lui un érudit, héritier de toute la pensée scientifique médiévale. On tend aujourd'hui à une opinion intermédiaire : Léonard n'est pas un illettré, mais il partage la culture moyenne des Florentins de son temps.

Léonard ne deviendra jamais un savant du type de Copernic ou de Newton. Sa terminologie physique reste imprécise et contradictoire. En fait, tout en célébrant " la suprême certitude des mathématiques ", il est avant tout un " visuel ", pour qui l'œil, " fenêtre de l'âme est la principale voie par laquelle notre intellect peut apprécier pleinement l'œuvre infinie de la nature ".

Sa curiosité universelle refuse nos distinctions entre science pure et science appliquée, entre beaux-arts et arts mécaniques. Il élargit et porte à sa perfection ce type de l'ingénieur-artiste dont Alberti avait été le premier modèle.

Sa recherche embrasse également l'astronomie et la géologie, la géométrie et la mécanique, l'optique et l'acoustique, la botanique et la métallurgie. Mais on relève dans ses carnets trois " dominantes " : la première est l'anatomie, avec ces descriptions minutieuses, fruit de multiples dissections, illustrées de magnifiques dessins.

Vient ensuite la mécanique, appliquée aux travaux de l'ingénieur - avec les inventions balistiques, les chars d'assaut, les pompes et les dragues, les ponts et les canaux - ainsi qu'à des projets de machines volantes fondées sur des analyses sagaces et neuves du vol des oiseaux. C'est enfin la vie du globe terrestre, à travers la mécanique des fluides et la géologie.

C'est ce Léonard, visionnaire cosmique et " mage ", qu'évoque, adouci par la barbe et les cheveux ondoyants, le sévère autoportrait présumé, à la sanguine, de la bibliothèque royale de Turin.

Mais que reste-t-il de cet immense effort sur le plan de la création artistique ? Pour l'architecture et la sculpture, des projets, purement théoriques en ce qui concerne la première. Pour la sculpture, de nombreuses études sont destinées aux monuments des Sforza et de Trivulzio. Mais aucune réalisation : la sculpture semble avoir médiocrement intéressé Léonard.

Le secret de sa peinture est dans le jeu des ombres et des lumières, c'est-à-dire le clair-obscur. À la vision linéaire du Quattrocento, quasi bidimensionnelle malgré l'utilisation de la perspective rationnelle, Léonard substitue une approche sensible, fondée non seulement sur la perspective, mais encore sur la maîtrise du clair-obscur du sfumato: le passage subtil de l'ombre vers la lumière crée l'illusion de la troisième dimension, les formes émergeant peu à peu d'une pénombre mystérieuse.

Ce procédé fonde ce que l'historien de l'art Bernard Berenson appelle les "valeurs tactiles", une peinture illusionniste dont les Flamands se sont fait les champions grâce à l'usage de la peinture à l'huile dès le début du XVe siècle.

L'autre attrait neuf de Léonard peintre est l'énigme des visages, dans les tableaux de la dernière époque. Qu'il s'agisse d'un portrait de dame florentine - Mona Lisa, femme de Francesco de Giocondo - ou des figures imaginées, c'est le même sourire ironique et doux, le même visage androgyne, avec cette " tendre mélancolie " qui enchantait Stendhal : images de rêve, qui symbolisent le mystère de l'univers pour l'esthétisme décadent de la fin du XIXe siècle. La figure humaine - étudiée par l'anatomie et la physionomie qui se trouve investie d'une mission particulière doit refléter l'énigme d'un corps habité par une âme -; c'est ainsi que Léonard écrit: "Donne à tes figures une attitude révélatrice des pensées que les personnages ont dans l'esprit, sinon ton art ne méritera point de louange ".

Quant aux dessins, tous nos contemporains admettent qu'ils suffisent à classer Léonard parmi les plus grand maîtres. On en connaît plusieurs milliers, dont aucun n'est indifférent.

Rubens et Prud'hon, Goethe, Stendhal et Valéry l'ont salué comme le modèle du peintre, mais aussi de l'homme universel, du savant associé au poète et à l'artiste.

Source bibliographique :

La Grande Encyclopédie Larousse.
Maîtres de l'Art italien, Léonard de Vinci par Peter Hohenstatt
Hachette Multimédia / Hachette Livre

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