Résumé
(Afin
de mieux préserver le style de l'auteur et de restituer
l'originalité et la vivacité de son ton, la précision
de son vocabulaire, ce texte a été conçu
à partir d'extraits du roman. Ce résumé n'est
qu'un fugitif aperçu du talent de Michèle Desbordes
et ne prétend en aucun cas se substituer à la lecture
du texte intégral qui seul rend hommage à l'écrivain
).
Ils
étaient arrivés un dimanche matin, les cloches sonnaient, joyeuses
dans le ciel d'avril. Ils étaient cinq sur leurs chevaux, le plus
jeune avait à peine vingt ans et des boucles jusqu'aux épaules,
le plus vieux n'avait pas d'âge, un vieillard peut-être, dont
la beauté attirait encore le regard. Quiconque les aurait observés
eût compris qu'ils avaient fait un long voyage, la fatigue marquait
les visages et peut-être aussi une inquiétude, un désarroi, ceux
d'étrangers venus de très loin.
Avec lui ils avaient quitté leur pays, pour un temps qu'ils ignoraient,
le vieillard disait qu'il ne reviendrait pas, qu'il mourrait chez
les étrangers. Vaillantes, les mules avaient porté les caisses,
tout ce que le vieillard possédait de biens transportables, et
les trois tableaux dont il ne se séparait plus.
Il avait toujours fallu partir, chercher ailleurs de nouveaux
maîtres, avec les élèves il avait parcouru l'Italie sur ses chevaux,
connu toutes les cours et tout ce que le pays comptait de Seigneurs,
peint des fresques pour leurs églises et le portrait des femmes
qu'ils aimaient, imaginé arcades et colonnes pour leurs palais,
costumes et livrées pour leurs noces, sans parler des canons et
des bombardes, et des fortifications contre l'ennemi quand les
guerres étaient arrivées.
C'est
à peine s'ils la virent en entrant, elle lavait dans les cours,
allait et venait le long des murs avec les seaux et les linges
mouillés, tordus d'un coup de poignet, petite, toute habillée
de gris, seul brillait le blanc de la coiffe. Tranquille et patiente
elle avait attendu, n'avait rien imaginé du maître qui arrivait.
Depuis plus de vingt ans elle travaillait dans les maisons du
fleuve.
Une paysanne, c'est ce qu'on leur avait dit, et venue des tourbières,
de celles qui servaient dans les maisons du fleuve, avaient toujours
servi, à peine grandies travaillaient aux récoltes, faucillaient
le foin ou le jonc des étangs, rouissaient le chanvre et s'occupaient
des bêtes, le soir dans les masures filaient et tissaient sans
rien dire, de bonne heure on apprenait à se taire.
Elle
était petite et frêle, comme une enfant se dirent-ils, le visage
était fin et le nez délicat sous le grand front. Elle devait avoir
quarante ans, quarante-cinq peut-être, elle-même l'ignorait.
Ce
n'était pas pour des portraits ou des fresques dans leurs chapelles
qu'ils l'avaient fait venir, lui qui ne désirait plus rien, ne
demandait plus rien à personne et avait tellement usé ses yeux
à l'étude que certains soirs c'est à peine s'il y voyait, c'était
pour qu'il portât sur eux le regard dont ils avaient besoin et
leur dît la manière de faire, leur assurât la perfection des colonnades
et des coupoles et des statues encore plus belles que mille ans
auparavant celles des jardins d'Etrurie, lui demandant ce qu'il
ne demandaient jamais qu'aux Italiens, la beauté et plus encore
que la beauté, la certitude de la beauté.
Il allait retrouver le roi, lui donner son avis sur le rêve de
gloire et les châteaux à construire, le fleuve à détourner de
son cours. Lorsqu'il rentrait elle était dehors sur un banc, elle
avait l'air d'attendre. L'instant qui suivait, sans même qu'ils
l'aient vu se lever, elle était devant la cheminée et tirait le
chaudron du feu. Le couvert était mis depuis longtemps. Elle disait
qu'elle était prête. Quand elle avait fini, elle s'asseyait un
moment près de la fenêtre, regardait au dehors ou bien regardait
ses mains qu'elle croisait et décroisait dans le creux des jupes.
Il la regardait comme on regarde ce que l'on découvre, sans faveur
ni complaisance. Aux derniers jours du printemps elle dut prendre
l'habitude du regard sur elle, se dire que le maître pouvait observer
le serviteur comme il observait un arbre ou une couleur du ciel,
un cadavre dans un fossé, parfois les choses les plus inattendues
tranquillement et sans histoire devenaient si banales et ordinaires
que si elles venaient à manquer la vie était encore plus difficile,
quand il se détournait elle le remarquait, puis l'air de rien
se détournait à son tour.
Il
pensait qu'elle ignorait les images folles, rêves de bonheur ou
de plaisir. Qu'elle n'avait connu ni le trouble ni l'attente.
Qu'elle s'était tenue à l'écart, heureuse des jours tranquilles,
du bol de soupe et du pain frais dans son torchon le matin sur
le coin de la table, et le soir de l'odeur qui montait des terres,
du pas des chevaux qui rentraient. Il pensait à la vieille qui
pendant vingt ans l'avait attendu dans les collines du côté d'Empoli.
Il
posait les carnets et fermait les yeux. Ecoutait les bruits de
l'été, guettait le vent sur la peau. Le château se ferait ou ne
se ferait pas, à Romorantin ou ailleurs, au fond qu'elle importance,
que resterait-il de lui en dehors des trois tableaux que personne
ne lui avait commandés et qui ne le quittaient plus ?
Quand l'automne arriva c'est à peine s'ils s'en aperçurent, il
faisait si doux qu'ils laissaient le soir les feux s'éteindre.
Lentement, calmement l'été finissait. Il y eut une tristesse,
la certitude qu'avec l'été, autre chose s'achevait. Ce fut elle
qui le pensa, sans mots le fit comprendre. Elle montra ces jours-là
une retenue, une attention nouvelles. Les gestes se firent plus
lents, elle avançait à petits pas et si prudemment qu'on aurait
dit qu'elle craignait de froisser l'espace autour d'elle, songeuse,
préoccupée comme lorsqu'on attend et que tout semble devenu possible,
ils la regardaient, observaient la façon qu'elle avait de se tenir
à l'écart, de guetter comme un animal qui pressent le danger,
sans bouger ni faire de bruit, en retenant son souffle.
C'est
à peine s'ils parlaient. Ils comprenaient que sans rien dire elle
régnait dans cette cuisine comme on règne sur un empire. A leur
tour ils se taisaient, ils attendaient.
Les élèves allaient chercher les dessins. Il expliquait comment
il avait étudié les morts aux hospices de Rome et de Milan. Les
corps nus, dépouillés, ouverts puis dessinés tout un hiver dans
la nuit des caves.
L'automne passa, gris et tiède, les premières pluies arrivèrent
en décembre avec les vents d'ouest, depuis l'horizon les nuages
s'amassaient sur la ville et d'un coup crevaient sur les toits,
sur le fleuve gris où couraient des vagues, ils pensaient à l'hiver
qui venait, à la fin des choses.
Il dessinait les tempêtes, évoquait le vent du nord et la terre
quand elle tremblait, les volcans d'Italie, le Stromboli, l'eau
le vent et le feu. Le soir elle restait plus longtemps assise
près des fenêtres à se taire et regarder au-dehors, croiser et
décroiser les mains dans le creux des jupes.
Fatigué (parfois il sentait la mort approcher), vieux et sans
tristesse il fabriquait des anges beaux à en troubler le sens.
3 Tranquille, le soir il s'asseyait près d'elle et fermait les
yeux, il donnait son dernier courage pour ce qui le lendemain
n'existerait plus, y travaillait comme il travaillait à l'œuvre
la plus ambitieuse.
Ce qu'elle pensait elle n'avait pas besoin de le dire, il observait
les dos tournés, les nuques rétives sous la coiffe, imaginait
un éblouissement, un désordre amer, il comprenait, fatigué la
regardait, et ne demandait qu'à consentir. A quoi, ni lui ni même
elle n'auraient su le dire.
Il fut le premier à pénétrer dans la cuisine. Il fut le premier
à le voir. Ils se firent à sa présence et ne posèrent pas de question.
A croire qu'elle leur avait donné l'habitude du silence et des
choses à ne pas dire. Il devait venir de quelque hospice ou de
quelque masure du fond d'un village où quelqu'un s'était occupé
de lui.
Un
soir elle dit qu'autrefois, il y a longtemps la mère l'avait mariée
au teinturier de garance de Thésée, le teinturier avait fait le
fils et était mort d'une mauvaise fièvre, du mauvais travail dans
la moiteur des cuves.
Il
se disait qu'elle l'avait amené ici pour le lui montrer, lui l'idiot,
le fils de tous les temps, comme d'autres auraient montré leur
maladie, leurs chancres ou leurs simples blessures, elle avait
montré le fils, l'avait exhibé comme on exhibe une mauvaise plaie,
une main de lèpre, pour qu'il comprit d'elle ce qu'il y avait
à comprendre, avec courage et folie et les yeux fermés attendant
que passe la découverte, la stupeur.
Quand
elle l'emmena ils ne le regardaient déjà plus, un mois à peine
s'était écoulé, aussi brièvement qu'elle avait commenté son arrivée
parmi eux elle leur apprit qu'il allait partir.
Le
temps passait, elle semblait maintenant chercher le regard, allait
parfois jusqu'à le débusquer provocante et malhabile, il observait
le défi et la maladresse, le désarroi, il comprenait que plus
rien ne serait comme avant et que c'était bien ainsi. Il imaginait
des bonheurs encore possibles et une dernière douceur, des murmures
et des bras qui l'enveloppaient, se disait que le temps n'avait
pas d'importance, n'en aurait plus jamais, ni quoi que ce soit
d'autre. Il la regardait et oubliait. Oubliait les grandes fresques
qui ne lui survivraient pas, qui jour après jour s'en allaient
dans la moiteur grise des églises, achevée, inachevée, l'œuvre
mourrait avec lui.
Ce
soir-là il n'avait pas quitté la cuisine et puis il avait dû s'endormir
près du feu. Quand la porte avait grincé il avait sursauté et
senti l'air froid, il avait ouvert les yeux et l'avait vue, immobile,
hésitant sur le seuil comme sur le seuil d'une maison étrangère.
Elle était apparue toute droite, toute frêle dans la robe de nuit,
on aurait pu oublier qu'il y avait un corps sous la robe, fût-ce
un corps de vieille, pris de fatigues et de maigreurs.
Fatiguée
comme elle l'était il n'était pas impossible qu'elle partît la
première, rien n'était plus comme avant il fallait qu'il le sache,
le soir quand elle se couchait et le matin quand elle se levait
en même temps que la fatigue elle sentait une douleur dans la
poitrine, et ses jambes ne la portaient plus. Il était fatigué
lui aussi et pouvait la comprendre, mais il savait bien que ce
n'était pas pour lui parler de cela qu'elle était venue le trouver.
Elle était là, offerte et démunie, plus forte, mille fois plus
forte que lui devant ce qui venait.
Il y avait autre chose qu'elle voulait dire. Elle était une vieille
femme et sa servante, et c'était avec l'idée d'être utile qu'elle
était venue le trouver. C'était pour le cas où il aurait encore
besoin d'elle, après, plus tard dit-elle. Quand elle n'y serait
plus. Oui quand elle serait morte reprit-elle et la voix s'affermit,
quand elle serait morte peut-être encore une fois, une dernière
fois, pourrait-elle être utile à quelque chose. Elle connaissait
son intérêt pour l'étude et les dessins elle les avait vus et
savait ce qu'il en était, elle pensait que, enfin ces derniers
temps elle s'était dit qu'une fois morte elle serait peut-être
plus utile que de son vivant, peut-être aurait-il encore besoin
d'elle à ce moment-là, c'est ce qu'elle voulait dire.
Il ne disait rien, ne pouvait rien dire, se demandait quand et
de quelle manière l'idée lui était venue, comment avait-elle pu
lui confier l'idée, l'incroyable demande, comme parfois dans un
ultime effort on jette ce qui finit par trop peser. Il pensait
aux morts de Rome et de Milan, aux ventres ouverts, aux dessins
qui jonchaient les tables, emplissaient les carnets et les grands
folios.
Il la regardait, ne ressemblait-elle pas à ceux qu'il avait ouverts
dans le fond des caves et contemplés des nuits entières, vieillards,
enfants ou femmes mortes en couches, morts sans personne et sans
personne qui soit venu ou viendrait un jour les réclamer. N'avaient-ils
pas cela en commun, c'est ce qu'elle voulait dire, eux et elle
qu'ici même le servait ?
Son
corps elle le donnait, elle l'offrait, une dernière fois il étudierait
comment était faite une femme qui avait peiné et vieillissait,
une femme habituée à ne plus attendre ni espérer si ce n'est la
fin des choses.
Puis quand elle eut fini de parler, quand elle eut dit le dernier
mot et qu'elle sut qu'aucun autre ne viendrait, ne pouvait venir,
doucement elle se mit à pleurer. Plus rien ne bougeait, déplacé
ou simplement froissé. Dehors la vie reprenait. Elle le regarda
et sourit, lui demanda s'il voulait son café maintenant.
C'est
ainsi que l'hiver arriva. Le deuxième et dernier hiver. En apparence
rien n'était changé. Il pensait au temps qui restait, se demandait
qui d'elle ou de lui mourrait le premier. C'était comme s'ils
attendaient, quoi ils ne savaient pas vraiment, ce qu'ils savaient
c'est que quelque chose venait.
Sans
se retourner elle dit un jour qu'il lui fallait partir. Le fils
était mort dit-elle. Elle serait de retour sitôt qu'elle l'aurait
enterré. Elle n'avait pas voulu qu'ils la conduisent.
Ils l'attendirent. Tout décembre et le commencement de janvier.
C'est en février, un peu avant carême qu'ils apprirent la nouvelle.
Le
serrurier l'avait rencontrée sur la route de Souvigny. Elle avait
dit qu'elle allait vers le fleuve et qu'elle regagnait la maison
du maître, elle avait marché plus qu'il n'aurait fallut. Plus
tard la pluie s'était mise à tomber à gouttes serrées, aigres
et froides, la pluie des mauvais jours, des mauvaises idées, quand
tout pour toujours était fini. Depuis les fermes ils étaient arrivés
avec les chandelles, avaient regardé la femme en train de mourir
sur le talus dans sa pèlerine et ses bottines mouillées. Tranquille,
discrète, c'est ce qu'ils s'étaient dit, comme si jusqu'au dernier
moment elle avait craint de déranger, ils avaient même l'impression
qu'elle souriait.
Il essayait encore de dessiner, mais la main n'obéissait plus.
Tout parfois avait été si magnifique et mourir n'avait plus d'importance.
La mort n'était pas grand-chose, elle en parlait chaque jour près
des fenêtres. Il se dit qu'il attendrait le ciel bleu pour mourir.
Que bientôt le ciel serait bleu.
Commentaires
A
la fin de sa vie, sur l'invitation du roi de France, un maître
italien, à la fois peintre, sculpteur, architecte et ingénieur,
quitte son pays. Accompagné de ses élèves, il fait le long voyage
jusqu'à la Loire où il aura sa demeure. On lui donne une servante.
La relation entre le vieux maître et sa servante sans âge est
bouleversante, le silence qui les unit constitue le thème du roman,
servi par une prose dense, sobre et précise, chargée de vie et
d'émotion. Avec force et beauté, Michèle Desbordes porte le récit
jusqu'à son point d'orgue : la demande que la servante adresse
à son maître, cet acte d'amour insensé.
Si
l'on devine aisément que le vieux maître est Léonard de Vinci,
son nom n'est jamais évoqué. On pense à Léonard de Vinci, au château
d'Amboise, mais il s'agit ici d'une histoire : ni roman, ni récit,
Michèle Desbordes a préféré ce mot. Mais plus que d'Histoire,
il s'agit de littérature et d'humanité.
Alors
que le Maître s'apprête à consacrer ses dernières forces à un
projet grandiose : transformer une campagne de France en une œuvre
d'art, son attention se resserre peu à peu autour d'une mince
figure discrète, continûment affairée : la servante chargée de
pourvoir aux besoins de la maisonnée. Tout en finesse, Michèle
Desbordes donne à cette figure d'abord dessinée en ombre, comme
passée à l'estompe, une épaisseur telle qu'elle occupe bientôt
l'horizon entier du récit.
On
ne sait rien d'elle sinon qu'elle sert, qu'elle ne regrette ni
son temps ni sa peine. Un jour un fils arrive, son fils, un fils
mal venu, mal né, débile, et qui, comme le seul autre enfant des
livres de Michèle Desbordes (L'Habituée, Verdier, 1995), ne survit
pas à sa mère. Du fils non plus on ne saura rien d'autre.
Tout un univers nous est donné à voir dont nous parviennent les
tristesses, les amertumes enfouies sous la patiente répétition
des gestes de tous les jours. Dans la plus intime des proximités,
l'art et la vie apparaissent représentés.
Finalement,
le temps ne fait guère de différence entre la vie du maître et
celle de la servante : il consume avec la même lente obstination
toute chose. Michèle Desbordes écrit " des mois et des mois de
travail, oui là-haut sous la voûte des églises, il tremblait sur
son échafaudage, le soir le matin, de fatigue, de peur et d'angoisse,
il tremblait jusqu'au dernier jour. C'est alors qu'achevée, plus
qu'achevée, l'œuvre pâlissait, perdait lignes et couleurs, Christ
et apôtres s'abîmaient dans la chaux poisseuse et la moiteur aigre
des murs. Jean, Jacques, Simon et Judas, mêmes teintes incertaines,
mêmes regards perdus, même fin des choses, il n'en resterait rien
si ce n'est les couleurs délavées et les regards éteints, plus
que morts, de vagues silhouettes aussi fantomatiques que celles
qu'ils exhumaient des cités antiques enfouies sous les décombres.
"
À regarder la femme aller et venir, faire les mêmes gestes tous
les jours, et ainsi attendre calmement la mort, le vieux maître
réalise que rien d'autre n'a plus d'importance. La servante lui
rend le temps de l'enfance, la présence d'une autre femme, de
la première, la mère. La vie esquisse un retour aux origines.
Il faut saluer la justesse d'approche du quotidien, la réussite
de ce récit à dire les choses simples de la vie. L'écriture de
Michèle Desbordes, lente et sinueuse comme le cours de la Loire,
exprime l'apparente insignifiance des jours ordinaires, les gestes
modestes qui inlassablement se répètent depuis des générations.
C'est au cœur de cette fausse immobilité que se cachent les désespérances
silencieuses et le consentement à l'énigme du temps.
Michèle Desbordes met en évidence ce que les personnages ne se
disent pas ou qu'ils semblent vouloir dire, avec leurs regards,
leurs attitudes.
Mais à la fin du récit, la servante va enfin parler. Ils sont
vieux, le maître a tant appris du silence de la servante, la servante
beaucoup compris de ce qu'on ne lui a pas dit. La Loire coule
au loin. Les nuages et le vent. Sans que l'on entende sa voix,
par le truchement du discours indirect, la servante fait sa demande,
cette demande inouïe et pourtant déjà reçue avant d'être dite,
la Demande majuscule du titre, la prière de servir encore après
qu'on sera mort, après que plus rien ne sert plus de rien. Une
fois la mort venue, elle veut encore servir à quelque chose. Faute
de se donner à cet homme célèbre, elle se donnera à son art.
Ciseleuse de mots, Michèle Desbordes décrit la lumière des ciels
changeants de la Loire, les paysages d'hiver, la dureté de la
vie des pauvres gens de la campagne, le travail incessant, le
froid, la fatigue, le temps qui s'écoule inexorablement et les
pensées qui l'accompagnent et tout cela avec un art consommé.
Biographie
Originaire
d'un village de Sologne, Michèle Desbordes grandit à Orléans.
À l'issue d'études littéraires en Sorbonne, elle devient conservateur
de bibliothèques. Elle exerce d'abord dans des universités parisiennes,
puis en Guadeloupe en lecture publique. En 1994, elle est nommée
directrice de la Bibliothèque de l'université d'Orléans. Elle
vit à Beaugency en Sologne.
Elle vit seule dans une maison au bord de la Loire, avec ses ciels
changeants, du bleu au gris, mais jamais fades. Cette lumière
de peintre qu'elle s'emploie à traquer, à décortiquer tout au
long de son récit où se succèdent des strophes comme autant de
tableaux d'une exposition rêvée. Entre ombre et lumière, entre
chien et loup, entre tragédie et bonheur.
"
Je pourrais rester des heures à regarder un coucher de soleil
", lâche soudain cette gourmande de paysages et de lumière flamande.
Il y a chez notre joyeuse solitaire la fascination de l'instant,
l'éternité du moment emprisonné chez Vermeer. De cela et d'une
visite par une journée d'hiver glaciale à Chambord, au pied du
célèbre grand escalier, est né ce huis clos ciselé où se juxtaposent
deux mondes : : le beau, le lumineux, d'un côté, le clair-obscur
de ceux qui n'ont rien, de l'autre. Celui des cœurs simples au
destin accompli avant la mort, de tous ces êtres qui naissent,
meurent et passent à côté de la vie
" J'ai grandi en Sologne, entourée de paysannes, dit-elle. Ma
grand-mère passait ses journées assise près de la fenêtre à contempler
le paysage. " Son besoin d'écrire vient sans doute aussi de cela
: du désir de retrouver les moments enfuis de l'enfance en créant
un univers de silence, de solitude, de soumission à la vie et
aux saisons. Michèle Desbordes effleure par les mots l'indicible
pour tenter d'en percer le mystère.
Avec
L'Habituée,
son premier roman paru en 1996, Michèle Desbordes avait surpris
par son habileté à transmettre le non-dit. Ici encore, le silence
est au cœur du livre, mais l'habileté de l'auteur est devenue,
dès ce deuxième livre, du grand art.
La
Demande a reçu le Prix du roman France-Télévision,
le prix du jury Jean Giono ainsi que le Prix des auditeurs de
la RTBF. Il a été traduit en allemand, en castillan, en catalan,
en italien et en néerlandais.
L'œuvre
: L'Habituée, 1997
La Demande, 1999
Sombres
dans la ville où elles se taisent, poèmes, paru
sous le pseudonyme de Michèle Marie Denor, Arcane 17, 1986 et
désormais disponible aux éditions Verdier (ISBN : 2-903945-24-3,
64 pages, 60 F.)
Léonard
de Vinci
"Le ciel dans sa bonté
rassemble parfois sur un mortel ses dons les plus précieux, et
marque d'une telle empreinte toutes les actions de cet heureux
privilégié, qu'elles semblent moins témoigner de la puissance
du génie humain que de la faveur spéciale de Dieu. Léonard de
Vinci, dont la beauté et la grâce ne seront jamais assez vantées,
fut un de ces élus. Sa prodigieuse habileté le faisait triompher
facilement des plus grandes difficultés. Sa force, son adresse,
son courage avaient quelque chose de vraiment royal et magnanime
; et sa renommée, éclatante pendant sa vie, s'accrut encore après
sa mort " Giorgio Vasari
C'est
par ces paroles qui résument l'idée que l'on se fait de l uomo
universale que Giorgio Vasari commence la biographie d'un artiste
qui, pour ses contemporains déjà, était devenu le symbole de l'homme
universel : Léonard de Vinci.
Le
modèle antique qui prône un homme vivant dans le concret, polyvalent
et possédant une culture harmonieuse a marqué de son empreinte
l'idéal humain de la Renaissance. L'idéal de l'uomo universale,
de l'homme qui connaît tout, sait tout faire, est tout à la fois,
prit forme en cette période de mutation, dont le nom même, Renaissance,
évoque un temps de " nouveau devenir ". Ce furent les humanistes
italiens qui, au début du XVe siècle, aspirant à restaurer le
monde classique, amorcèrent un renouveau de la culture et de l'éducation,
et tracèrent le portrait de cet homme idéal.
Léonard
de Vinci est né à Vinci (1452), près de Florence et est mort au
château de Cloux (aujourd'hui Clos-Lucé), près d'Amboise en 1519.
Génie
universel, érigé en figure symbolique de la Renaissance, il dépasse
de loin, par le rayonnement et l'influence, ce monde des peintres
qui fut d'abord le sien, où ses contemporains virent son véritable
royaume et dont il demeure l'un des " phares ", sans éclipse depuis
bientôt cinq siècles.
Léonard
poursuit, résume et dépasse les recherches du quattrocento florentin,
il quitte Florence à trente ans sans y avoir conquis sa place
au soleil ; une étape milanaise marque le zénith de sa carrière,
et c'est au bord de la Loire que s'achèvera sa vieillesse errante.
Peintre,
il n'a produit qu'un petit nombre d'œuvres (parfois inachevées).
Cet homme d'une curiosité inlassable, qui a porté une égale passion
aux mathématiques, aux sciences de la nature, aux arts et aux
techniques, a laissé des carnets de notes, des milliers de dessins
et de croquis, des projets étonnants, mais aucune grande réalisation
plastique ou mécanique, aucun traité publié.
Vu
du dehors, Léonard apparaît comme un touche-à-tout génial, aventurier
de la recherche pure, qui seule l'intéresse.
La
vie de Léonard, tourmentée, velléitaire, se découpe en trois périodes
presque égales : l'une, florentine (qui s'achève en 1492), étape
de formation où Léonard apparaît voué surtout à la peinture ;
la seconde à la Cour de Milan (1492-1499), où les activités de
l'ingénieur, du sculpteur, du décorateur font concurrence à celles
du peintre ; la dernière (1499-1519), nomade, où sans que l'artiste
s' efface, les recherches de science pure prennent une place croissante.
Léonard
naît en 1452 à Vinci, bourgade perchée sur un contrefort de l'Apennin,
parmi les vignes et les oliviers : il y demeure jusqu'à l'âge
de seize ans. Fils naturel d'un jeune propriétaire foncier, qui
deviendra plus tard notaire de la seigneurie, il connaîtra à peine
sa mère, sans doute de condition modeste. Il fut élevé par ses
grands-parents. On retiendra de cette enfance campagnarde, sa
familiarité avec la nature toscane et une certaine gaucherie dans
le comportement social et la vocation de la solitude.
En
1469, le grand-père mort, l'adolescent suit son père et son oncle,
qui s'installent à Florence et entre dans l'atelier de Verrocchio,
également renommé comme sculpteur et comme peintre. Dans cet atelier
il rencontre très certainement Domenico Ghirlandaio, Botticelli,
le Pérugin, Filippino Lippi. En 1472 Léonard semble avoir la confiance
de son maître et collabore à son tableau, Le Baptême du Christ
(il aurait exécuté les anges agenouillés et le fond de paysage).
On
mentionne sa beauté, sa force, son goût pour les mathématiques
et la musique, et aussi sa propension à l'amour " grec ", suivant
la mode du temps (une dénonciation de 1476 n'aura pas de suite,
mais ne laisse guère place au doute).
En
1480 Laurent de Médicis l'emploie au décor des jardins. Mais son
rôle paraît bien modeste. Léonard reste à l'écart de cette cour
humaniste dont Botticelli est le peintre favori et Marsile l'oracle
: plus scientifique et positif que mystique, il paraît rebelle
au snobisme néo-platonicien.
Sa
situation reste secondaire et il ne fait pas partie de l'équipe
choisie en 1482 pour aller à Rome décorer la Sixtine. Travaillant
lentement, désireux d'être libéré des soucis matériels, il cherche
(et cherchera toute sa vie) un mécène capable d'apprécier la variété
de ses talents. C'est à Milan qui le trouve d'abord.
Entré
au service de Ludovic Le More, qui le traite avec honneur et lui
assure une large aisance, Léonard s'occupe à élever une statue
équestre à la gloire de François Sforza. Mais, après d'innombrables
études, seule la maquette du cheval est exposée en 1493 ; elle
disparaîtra après la chute des Sforza.
Léonard
est employé sur des registres multiples : ordonnateur de tournois
et cortèges d'une cour fastueuse, il est aussi le décorateur du
Castello Sforzesco, l'adducteur des eaux dans les douves du palais,
le restaurateur de la " Sforzesca ", exploitation agricole modèle
des ducs. Et, malgré l'hostilité de Bramante, il fournit un projet
pour la lanterne du dôme de Milan (1487), est appelé en consultation
pour restaurer la cathédrale de Pavie (1490).
La fresque de la Cène, achevée en 1498 pour le réfectoire de Santa
Maria delle Grazie, excita une admiration unanime et classa Léonard
parmi les premiers maîtres d'Italie.
Mais la Cène est le chant du cygne d'un âge heureux : l'année
suivante, Ludovic s'enfuit, chassé par l'armée de Louis XII. Léonard
séjourne quelques temps à Mantoue - à la cour d'Isabelle d'Este,
son admiratrice (dont il esquisse le portrait au fusain, aujourd'hui
au Louvre) - à Venise, en Romagne où il s'attache à la fortune
de César Borgia, qui le nomme inspecteur de ses fortifications
; mais la destitution du condottiere par le nouveau pape, Jules
II, met fin à cet épisode.
Dès
1503, Léonard revient à Florence, où son père va mourir ; il y
est accueilli avec honneur, mais se heurte à un jeune et âpre
rival : Michel Ange.
Brocardé,
blessé, il quitte sa patrie pour retourner à Milan, où les occupants
français lui font fête. Mais à leur tour les Français sont chassé
en 1512.
Cette
fois, c'est Rome qui attire Léonard : le nouveau pape, Léon X,
est un Médicis et un mécène. Mais son homme de confiance est Raphaël.
Julien de Médicis, frère du pontife, protège Léonard, le loge
et le charge d'assainir les marais Pontins. Mais nul ne songe
au vieux maître lorsque la mort de Bramante laisse vacante la
direction des travaux de Saint-Pierre.
Léonard,
plongé dans ses recherches sur la quadrature du cercle et dans
ses dissections anatomiques, il fait figure de rêveur, d'instable,
étranger au monde réel. Le peintre, las, désabusé, privé de son
meilleur appui par la mort de Julien en 1516, accepte l'invitation
d'un jeune roi victorieux qui rêve de transporter dans ses châteaux
de la Loire le style de vie des cours italiennes.
En
mai 1516, Léonard se présente à François Ier, accompagné du jeune
et beau Francesco Melzi, son disciple préféré, apportant quelques
chefs-d'œuvre peints durant ses années nomades et qu'achètera
le roi. (Aujourd'hui au Louvre) : la Joconde, la Vierge, l'Enfant
Jésus et sainte Anne, le Saint Jean-Baptiste.
Le
logement au manoir de Cloux, près d'Amboise, une très large pension
et l'amitié du souverain qui se plaît à l'écouter, lui assurent,
après tant de traverses, un noble et paisible crépuscule. Au printemps
1519, il tombe malade, désigne Melzi comme son exécuteur testamentaire
et meurt le 2 mai. Il fut enterré dans l'église Saint-Florentin
d'Amboise, et ses restes furent dispersés pendant les guerres
de Religion.
Cette
vie glorieuse et tissée d'échecs, répond au caractère d'un homme
singulier, déconcertants pour ses contemporains, qui le jugeaient
hermétique, encore surprenant aujourd'hui par les témoignages
qu'il a laissés de sa pensée. Ses notations, décousues d'observations
scientifiques, accompagnées de croquis, de remarques de méthode,
de réflexions philosophiques, nous laissent ignorer la vie et
les sentiments de son auteur.
Une
seule passion l'anime : la connaissance totale de l'univers visible,
dans ses structures et ses mouvements.
Léonard est apparu longtemps comme l'image du géant autodidacte,
du précurseur incompris. Depuis le début de notre siècle, une
réaction sans doute excessive a fait de lui un érudit, héritier
de toute la pensée scientifique médiévale. On tend aujourd'hui
à une opinion intermédiaire : Léonard n'est pas un illettré, mais
il partage la culture moyenne des Florentins de son temps.
Léonard
ne deviendra jamais un savant du type de Copernic ou de Newton.
Sa terminologie physique reste imprécise et contradictoire. En
fait, tout en célébrant " la suprême certitude des mathématiques
", il est avant tout un " visuel ", pour qui l'œil, " fenêtre
de l'âme est la principale voie par laquelle notre intellect peut
apprécier pleinement l'œuvre infinie de la nature ".
Sa
curiosité universelle refuse nos distinctions entre science pure
et science appliquée, entre beaux-arts et arts mécaniques. Il
élargit et porte à sa perfection ce type de l'ingénieur-artiste
dont Alberti avait été le premier modèle.
Sa
recherche embrasse également l'astronomie et la géologie, la géométrie
et la mécanique, l'optique et l'acoustique, la botanique et la
métallurgie. Mais on relève dans ses carnets trois " dominantes
" : la première est l'anatomie, avec ces descriptions minutieuses,
fruit de multiples dissections, illustrées de magnifiques dessins.
Vient
ensuite la mécanique, appliquée aux travaux de l'ingénieur - avec
les inventions balistiques, les chars d'assaut, les pompes et
les dragues, les ponts et les canaux - ainsi qu'à des projets
de machines volantes fondées sur des analyses sagaces et neuves
du vol des oiseaux. C'est enfin la vie du globe terrestre, à travers
la mécanique des fluides et la géologie.
C'est
ce Léonard, visionnaire cosmique et " mage ", qu'évoque, adouci
par la barbe et les cheveux ondoyants, le sévère autoportrait
présumé, à la sanguine, de la bibliothèque royale de Turin.
Mais que reste-t-il de cet immense effort sur le plan de la création
artistique ? Pour l'architecture et la sculpture, des projets,
purement théoriques en ce qui concerne la première. Pour la sculpture,
de nombreuses études sont destinées aux monuments des Sforza et
de Trivulzio. Mais aucune réalisation : la sculpture semble avoir
médiocrement intéressé Léonard.
Le
secret de sa peinture est dans le jeu des ombres et des lumières,
c'est-à-dire le clair-obscur. À la vision linéaire du Quattrocento,
quasi bidimensionnelle malgré l'utilisation de la perspective
rationnelle, Léonard substitue une approche sensible, fondée non
seulement sur la perspective, mais encore sur la maîtrise du clair-obscur
du sfumato: le passage subtil de l'ombre vers la lumière crée
l'illusion de la troisième dimension, les formes émergeant peu
à peu d'une pénombre mystérieuse.
Ce procédé fonde ce que l'historien de l'art Bernard Berenson
appelle les "valeurs tactiles", une peinture illusionniste dont
les Flamands se sont fait les champions grâce à l'usage de la
peinture à l'huile dès le début du XVe siècle.
L'autre
attrait neuf de Léonard peintre est l'énigme des visages, dans
les tableaux de la dernière époque. Qu'il s'agisse d'un portrait
de dame florentine - Mona Lisa, femme de Francesco de Giocondo
- ou des figures imaginées, c'est le même sourire ironique et
doux, le même visage androgyne, avec cette " tendre mélancolie
" qui enchantait Stendhal : images de rêve, qui symbolisent le
mystère de l'univers pour l'esthétisme décadent de la fin du XIXe
siècle. La figure humaine - étudiée par l'anatomie et la physionomie
qui se trouve investie d'une mission particulière doit refléter
l'énigme d'un corps habité par une âme -; c'est ainsi que Léonard
écrit: "Donne à tes figures une attitude révélatrice des pensées
que les personnages ont dans l'esprit, sinon ton art ne méritera
point de louange ".
Quant
aux dessins, tous nos contemporains admettent qu'ils suffisent
à classer Léonard parmi les plus grand maîtres. On en connaît
plusieurs milliers, dont aucun n'est indifférent.
Rubens
et Prud'hon, Goethe, Stendhal et Valéry l'ont salué comme le modèle
du peintre, mais aussi de l'homme universel, du savant associé
au poète et à l'artiste.
Source
bibliographique :
La Grande Encyclopédie Larousse.
Maîtres de l'Art italien, Léonard de Vinci par Peter Hohenstatt
Hachette Multimédia / Hachette Livre
Retour
à la page d'accueil
Retour
à l'index de littérature
|
|