On se
battait dans les montagnes, et le soir, nous pouvions apercevoir les
éclairs de l'artillerie. Parfois, dans l'obscurité, nous entendions
des régiments passer sous nos fenêtres avec des canons traînés par
des tracteurs. La nuit, le mouvement était intense.
Les vignes
étaient clairsemées, dénudées, et toute la campagne était mouillée
et brune, tuée par l'automne. Tout petit et assis entre deux généraux
nous apercevions souvent le roi Vittorio Emanuele derrière les vitres
de sa voiture qui filait très vite. Il circulait ainsi presque chaque
jour pour voir comment allaient les choses. Et les choses allaient
très mal.
A l'entrée
de l'hiver une pluie persistante se mit à tomber, et la pluie amena
le choléra. Mais on put l'enrayer et, en fin de compte, il n'y eut,
dans l'armée que sept mille hommes qui en moururent.
Nous étions chargés d'évacuer les blessés et les malades des postes
de secours, de les transporter des montagnes aux gares de triage et
de les diriger sur les hôpitaux indiqués sur leurs feuilles de route.
Evidemment ma présence importait peu.
Les chauffeurs
des ambulances britanniques étaient tués parfois. Oh ! je savais que
je ne serais pas tué. Pas dans cette guerre. Elle ne m'intéressait
pas personnellement et elle me semblait pas plus dangereuse qu'une
guerre de cinéma.
Miss
Barkley était assez grande. Elle portait ce qui pour moi était un
uniforme d'infirmière. Elle avait la peau ambrée et des yeux gris.
Je la trouvais très belle. Je pensais qu'elle était un peu folle.
Personnellement je n'y voyais aucun inconvénient.
Peu m'importait
l'aventure dans laquelle je me lançais. Je n'avais nulle intention
de l'aimer. C'était un peu, comme le bridge, dans lequel on disait
des mots au lieu de jouer des cartes. Il fallait faire semblant de
jouer pour un enjeu quelconque. Cela me convenait parfaitement.
Le lendemain,
on nous dit qu'il allait y avoir une attaque sur la rivière, en amont,
et qu'il nous fallait envoyer quatre voitures. Je me trouvais dans
la première voiture. Nous garâmes les voitures derrière une briqueterie.
Les fours et de grands trous avaient été aménagés en postes de secours.
Il faisait
noir et, derrière nous, les longs faisceaux des projecteurs autrichiens
balayaient les montagnes. Le silence dura quelques minutes, puis tous
les canons derrière nous entrèrent en action. Un obus éclata tout
près de la rivière. Un autre arriva sur nous, si brusquement que nous
eûmes à peine le temps de l'entendre venir.
Le sol était défoncé et, en face de moi, il y avait une poutre déchiquetée.
Dans le chaos de ma tête j'entendis quelqu'un crier. J'essayai de
bouger, mais je ne pouvais pas bouger.
Dans
une éblouissante clarté je voyais les obus à étoile monter, éclater,
flotter dans l'air, tout blancs. J'entendis quelqu'un crier " Mamma
mia ! Oh ! Mamma mia ! " et vis Passini les jambes broyées au-dessus
du genoux. Je compris que j'étais également blessé.
Les Anglais étaient arrivés avec trois ambulances, on m'apporta au
poste de secours. Il y avait des odeurs fortes, odeurs de produits
chimiques, et la fade odeur du sang.
Le soir
qui précéda mon départ Rinaldi vint me voir avec le major de notre
mess. Ils me dirent que j'allais être hospitalisé à Milan dans un
hôpital américain récemment installé. Il me dit également que Miss
Barkley allait être envoyée à Milan elle aussi.
Quand
je m'éveillai le soleil entrait à flot dans ma chambre. Je ressentis
une douleur aiguë dans les jambes. Je les regardai dans leurs bandages
sales, et cette vue me rappela où j'étais. J'entendis des pas qui
s'approchaient. Je tournai les yeux vers la porte. C'était Catherine
Barkley.
Elle
était fraîche et belle. Il me sembla que je n'avais jamais vu de femme
aussi belle. Dieu sait que je ne voulais pas tomber amoureux d'elle.
Je ne voulais tomber amoureux de personne. Mais Dieu sait aussi, que,
malgré cela, j'étais amoureux, et j'étais là, dans ce lit d'hôpital,
à Milan, et toutes sortes de choses me passaient par la tête, et je
me sentais merveilleusement bien.
Catherine
Barkley était fort aimée des autres infirmières parce qu'elle était
toujours disposée à assurer le service de nuit. Nous passions ensemble
tous les moments de loisir. Je l'aimais beaucoup et elle m'aimait.
Je dormais le jour et nous nous envoyions des billets toute la journée
quand nous étions éveillés. Ferguson se chargeait de les transmettre.
L'été
fut charmant. Dès que je pus sortir, nous fîmes des promenades en
voiture dans le parc. Je me rappelle la voiture, le cheval qui marchait
lentement, et, devant nous, le dos du cocher avec son haut-de-forme
verni, et Catherine Barkley assise à côté de moi. Je disais à Catherine
que je voulais l'épouser, mais Catherine disait que si nous étions
mariés on la renverrait, et que cela bouleverserait notre vie.
J'aurais
voulu que nous fussions mariés, parce que, j'avais peur d'avoir un
enfant, mais nous prétendions que nous étions mariés et nous ne nous
préoccupions guère, et au fond j'étais peut-être heureux de n'être
pas marié.
C'est
ainsi que s'écoula l'été. Je ne me souviens pas très bien des journées,
sinon qu'elles étaient très chaudes et que les journaux ne parlaient
que de victoires.
Au front
nous avancions sur le Carso. Nous avions pris Kuk, de l'autre côté
de la Plava, et nous cherchions à nous emparer du plateau de Bainsizza.
La guerre semblait devoir se prolonger. L'Amérique venait d'entrer
en guerre, mais je pensais qu'il faudrait bien un an avant qu'on pût
envoyer des contingents suffisant et les entraîner au combat. Il me
semblait que cette guerre là c'était peut-être une nouvelle guerre
de Cent ans.
Un jour
Catherine m'annonça : " Je vais avoir un bébé, chéri. Presque trois
mois déjà. Ca ne t'ennuie pas, dis ? Je t'en supplie, il ne faut pas
que ça te tourmente.
Pendant
un instant nous restâmes tranquilles sans dire un mot. Nous étions
soudain séparés comme des gens qui se trouvent embarrassés parce que
quelqu'un est entré brusquement dans la chambre.
-Tu
n'as pas l'impression d'être pris au piège ? -
- Peut-être
un peu, mais pas par toi. On se trouve toujours pris au piège, au
sens biologique -
Nous
étions de nouveau ensemble. Toute gêne avait disparu.
- Nous
ne sommes en réalité qu'une seule et même personne et il ne faut pas
faire exprès de ne pas nous comprendre -
- Non
il ne faut pas. Parce que nous sommes seuls, nous deux ; et dans le
monde il y a tous les autres. Si quelque chose se mettait entre nous,
nous serions perdus et le monde nous reprendrait -
Le soir
de mon départ pour le front, je fis mes adieux à l'hôpital et je partis.
Je descendis jusqu'au coin où il y avait un cabaret dans lequel j'attendis
Catherine en regardant par la fenêtre. Dehors il faisait noir et froid,
et il y avait du brouillard. Quand j'aperçus Catherine je frappai
au carreau. Nous partîmes ensemble sur le trottoir, le long des cabarets.
Nous avions dépassé la cathédrale. Elle était belle dans le brouillard.
Il
y avait un hôtel face à la gare et nous y trouvâmes une chambre. Catherine
s'était assise sur le lit et regardait le lustre en cristal taillé.
Elle n'avait pas l'air heureux.
- C'est
la première fois que j'ai l'impression d'être une grue
-
Je n'avais pas prévu que les choses tourneraient ainsi.
- Tu
es ma bonne petite femme -
- Ah
certes oui, je suis bien à toi - dit-elle Je suis une petite femme
toute simple.
Mais
bientôt ce fut le temps de partir.La
pluie semblait très claire et transparente dans la lumière de la gare.
- Autant se dire adieu maintenant, adieu, dis-je, prends bien soin
de toi et de la petite Catherine -
-
Adieu chéri -
Je descendis
sous la pluie et la voiture partit. Catherine se pencha et je vis
son visage dans la lumière. Elle sourit et agita la main et me fit
signe d'aller m'abriter. J'obéis et restai debout, les yeux fixés
sur la voiture qui tournait au coin de la rue.
Alors
seulement je traversai le hall et passai sur la voie.
C'était
l'automne. Les arbres étaient nus et les routes boueuses. D'Udine
je me rendis à Gorizia sur un camion. Là je fis la connaissance de
Gino qui me raconta que le San Gabriele avait été un véritable enfer
et que j'avais eu de la chance d'être blessé dès le début. Il dit
que les Autrichiens avaient beaucoup d'artillerie dans les bois, plus
loin et au-dessus de nous, et que la nuit, ils bombardaient violemment
les routes. Nous manquions de nourriture.
J'ai toujours été embarrassé par les mots sacrés ; glorieux, sacrifice.
Nous
les avions lus sur les proclamations que les colleurs d'affiches placardaient
depuis longtemps sur d'autres proclamations. Je n'avais rien vu de
sacré, et ce qu'on appelait glorieux n'avait pas de gloire, et les
sacrifices ressemblaient aux abattoirs de Chicago avec cette différence
que la viande ne servait qu'à être enterrée. Il y avait beaucoup de
mots qu'on ne pouvait plus tolérer. Les mots abstrait tels que gloire,
honneur, courage ou sainteté étaient indécents.
Le vent
s'éleva dans la nuit et, à trois heures du matin, sous une pluie torrentielle,
le bombardement commença.
La nuit suivante la retraite commença. Elle s'effectua, méthodique,
mouillée, lugubre. Dans la nuit, sur les routes où nous avancions
lentement, nous rencontrâmes des troupes qui marchaient sous la pluie,
des chevaux qui tiraient des voitures, des mules, des camions, et
tout cela s'éloignait du front. Il n'y avait pas plus de désordre
que quand on avançait.
A Gorizia
je trouvai une note pour moi me recommandant de remplir mes voitures
avec le matériel empilé dans le vestibule et de me diriger sur Pordenone.
Quand nous nous trouvâmes sur la route, les troupes, les camions,
les charrettes et les canons y formaient une large colonne qui se
déplaçait lentement. La pluie s'apaisait et nous avancions.
L'aube
n'avait pas encore paru que nous étions de nouveau arrêtés et je compris
qu'il nous faudrait abandonner la grand-route e passer à travers champs
si nous voulions jamais arriver à Udine.
Personne ne savait où étaient les Autrichiens, mais c'était sûr que,
la pluie cessant, si les aéroplanes nous survolaient et se mettaient
à arroser la colonne, c'en était fait de nous.
A midi,
nous nous embourbâmes dans un chemin détrempé, à environ dix Kilomètres
d'Udine. Et nous ne pûmes plus traverser. La terre était trop molle
et trop boueuse pour des autos. Nous le abandonnâmes dans le champ
et partîmes à pied. Plus
loin, le long du parapet d'un pont, des casques allemands s'avançaient,
mais il nous ignorèrent. Nous suivions les rails lorsqu'un coup de
fusil partit de la route.
Aymo
qui traversait les rails chancela, trébucha et tomba la face contre
la terre. Sa respiration était irrégulière et chaque fois qu'il respirait
le sang lui coulait du nez. Il mourut pendant que j'obturais les deux
trous.
C'étaient
des Italiens qui avaient peur et tiraient sur tout ce qu'ils voyaient,
ils ne nous avaient pas reconnus et avaient tiré sur nous. C'est ainsi
que la mort était arrivée à l'improviste, sans raison. Et
maintenant ce n'était pas seulement l'armée, mais tout le pays qui
s'enfuyait.
Plus
tard la police des armées nous arrêta. Mon accent étranger les rendit
soupçonneux. Je voyais comment leurs cerveaux fonctionnaient. Ils
étaient jeunes, et ils travaillaient pour le salut de leur patrie.
Ils exécutaient tous les officiers supérieurs qui avaient été séparés
de leurs troupes. Nous attendions sous la pluie et, les uns et les
autres, nous étions interrogés et fusillés. Je
regardai les carabiniers. Je me courbai, bousculai deux hommes et,
tête baissée je m'élançai vers le fleuve. Ce fut dur mais je m'en
sortis.
Et maintenant,
couché sur le plancher du wagon, à côté des canons sous la bâche,
j'étais mouillé, j'avais froid, je mourais de faim. Mon genou était
raide mais il s'était très bien comporté. Valentini avait fait du
bon travail. J'avais fait la moitié de la retraite à pied et j'avais
traversé une partie du Tagliamento à la nage avec ce genou-là. Je
sautai du train à Milan, au moment où il ralentissait pour entrer
en gare. A l'hôpital je cherchai Catherine mais on me dit qu'on l'avait
envoyée à Stresa. Mon ami Simmons me fournit des habits, en civil
je me faisais l'effet d'être déguisé.
Le grand
Hôtel des îles Borromées était ouvert. Je pris une bonne chambre.
Elle était fort grande, et claire et donnait sur le lac.
J'attendais
ma femme dis-je.
Il y
avait un grand lit à deux personnes, un letto matrimoniale, avec un
couvre-pied en satin. L'hôtel était très luxueux. La guerre était
très loin. Au fait y avait-il bien une guerre ? Alors seulement je
me rendis compte qu'elle était finie pour moi. J'avais la sensation
d'un gamin qui, faisant l'école buissonnière, pense, à une certaine
heure, à ce qui se passe alors en classe.
J'avais
retrouvé Catherine lorsqu'une nuit le barman vint m'avertir qu'on
allait m'arrêter dans la matinée. Il nous proposa son bateau afin
de franchir la frontière. Je
ramai toute la nuit. A la fin j'avais les mains si meurtries que je
pouvais à peine tenir les avirons.
A plusieurs
reprises nous faillîmes nous écraser contre la rive. Au petit matin
je sus que la frontière était loin derrière nous et que nous nous
trouvions à Brissago.
C'était
une petite ville d'un aspect fort joli. Il y avait beaucoup de barques
de pêche, le long du quai, et des filets étendus sur des tréteaux.
Une fine pluie de novembre tombait, mais malgré la pluie, tout semblait
propre et gai.La
Suisse, nous fournit des visas et nous nous installâmes à Montreux.
La guerre
me semblait aussi loin que les matchs de football de n'importe quel
collège. Les journaux annonçaient que tout allait très mal partout.
Vers le milieu de janvier j'avais une barbe ; et l'hiver n'était plus
qu'une suite de lumineuses journées froides et de nuits glacées.
Nous
menions une existence délicieuse.
Nous étions en mars 1918 et l'offensive allemande avait commencé en
France. Catherine se préoccupait pour sa layette. Notre bébé allait
bientôt arriver. Une
nuit, je m'éveillai vers trois heures en entendant Catherine s'agiter
dans le lit. Nous
étions arrivés à l'hôpital à trois heures du matin.
A midi
Catherine était encore dans la salle d'accouchement. Les douleurs
s'étaient de nouveau ralenties. Elle avait l'air exténué, mais elle
était encore gaie.
Pauvre,
pauvre chère Cat ! Et c'était là le prix à payer pour coucher ensemble.
C'était ça la fin du piège. C'était là tout le bénéfice qu'on retirait
de l'amour. Dieu merci il y avait le chloroforme. Catherine avait
eu une heureuse grossesse. C'est à peine si elle avait été indisposée.
Mais c'est à la fin qu'on la guettait.
Il n'y
avait jamais moyen d'échapper. Echapper. J't'en fous ! il en aurait
été de même si nous avions été mariés cinquante fois. Si elle allait
mourir ? Non, elle ne mourra pas. On ne meurt plus en couches de nos
jours. C'est l'opinion de tous les maris. Oui, mais tout de même si
elle allait mourir ? Elle ne peut pas mourir… C'est tout simplement
un enfant qui veut naître…le produit des belles nuits de Milan. Il
cause des ennuis, il naît, on s'en occupe et on finit par l'aimer
peut-être. Mais pourtant si elle mourait ?
On se
décida pour la césarienne. J'attendis dans le couloir. Un des docteurs
sortit, suivi d'une infirmière. Dans ses deux mains il tenait quelque
chose qui ressemblait à un lapin fraîchement écorché. Il le tenait
par les talons et lui donnait des claques. Je me sentais tout à fait
indifférent à son égard. Il me semblait complètement étranger. Je
n'éprouvais aucun sentiment de paternité.
Lorsque
je pénétrai dans la chambre de Catherine j'eus l'impression qu'elle
était morte. Son visage était livide. Elle était toute grise et faible
et fatiguée.
Plus
tard on m'apprit que le bébé était mort. Il n'avait jamais respiré
!Il n'avait jamais vécu sauf dans le sein de Catherine. Pauvre petit
gosse ! Maintenant Catherine allait mourir. C'est toujours comme ça.
On meurt. On ne comprend rien. On n'a jamais le temps d'apprendre.
On vous pousse dans le jeu. On vous apprend les règles et, à la première
faute on vous tue.
Le vide
s'était fait en moi. Je savais qu'elle allait mourir et je priai pour
qu'elle ne mourût pas. " Oh ! mon Dieu, je vous en prie, ne la laissez
pas mourir ".
Mais
les hémorragies s'étaient répétées. Rien n'avait pu les arrêter. Je
restai avec Catherine jusqu'à sa mort. Elle ne reprit pas connaissance
et il ne lui fallut pas longtemps pour mourir. Après avoir refermé la
porte et avoir éteint la lumière, je compris que tout était inutile.
C'était comme si je disais adieu à une statue. Au bout d'un instant,
je sortis et je quittai l'hôpital. Et je rentrai à l'hôtel, sous la
pluie
Commentaires
En 1929,
l'Adieu aux armes, parfois considéré comme le meilleur
roman d'Hemingway, reprend le thème autobiographique de la guerre,
de la blessure et de l'absurdité.
Le personnage
du roman, le lieutenant Frédéric Henry, volontaire américain sur le
front d'Italie est gravement blessé aux jambes comme l'avait été Hemingway.
Il est transporté à l'hôpital de la Croix-Rouge américaine de Milan
où il est soigné par une jeune infirmière anglaise, Catherine Barkley
qu'il avait déjà rencontrée dans un hôpital du front à Gorizia. Ils
passent un été idyllique, s'aiment clandestinement dans la chambre
d'hôpital du blessé, dînent dans les cafés de la Galleria, vont aux
courses de San Siro.
Toutes
ces expériences se rapprochent de celles que l'auteur avait lui-même
connues. Lui aussi fut soigné à l'hôpital de la Croix-Rouge où il fit
connaissance d'une infirmière américaine, Agnès H. von Kurowsky qui
lui servit de modèle pour le personnage de Catherine Barkley. Hemingway
lui demanda de l'épouser, mais elle refusa. L'auteur introduit dans
le livre nombre de petits incidents qui lui étaient arrivés. Par exemple
: il avait constamment des ennuis avec la directrice de l'hôpital, qui
trouvait tout le temps des bouteilles de cognac vides sous son lit :
quand il attrapa la jaunisse, elle l'attribua à ses excès de boisson.
On retrouve intégralement cet incident dans le chapitre XXII de L'Adieu
aux armes. Une visite que Hemingway rendit à la famille du comte Greppi
sur le lac de Côme explique l'existence d'un personnage appelé comte
Greppi.
Alors
qu'il finissait ce roman, sa femme accoucha d'un fils par une césarienne,
opération qu'il décrit dans la scène de la mort de Catherine. Hemingway,
artisan toujours économe, ne gaspillait jamais ses matériaux. Il inventait
rarement - il rapportait.
En mai 1918, à dix-huit ans, Hemingway s'engage dans
l'armée et part pour l'Europe comme pour un match international. La
guerre le marque profondément, comme Cummings ou Dos Passos. Adolescents,
persuadés de partir pour une croisade juste qui mettrait fin aux guerres
et aux injustices, ces Américains découvrent une boucherie dirigée par
des généraux incompétents et des politiques ineptes. La faillite de
leur idéal les marque à jamais de désarroi. Gloire, patrie, honneur,
toutes les valeurs sont remises en question.
Ils reviennent
de guerre sceptiques et désenchantés, critiquant tout, ne respectant
pas des aînés qui ont déclenché ce massacre général.
La génération
perdue invente le debunking - le déboulonnage - Mais Hemingway fut
de plus blessé. Cette blessure obsède l'œuvre. Tous les héros de Hemingway
sont blessés au combat. La guerre, " l'histoire naturelle des morts
" comme il l'appelle, marque la fin de l'innocence. Embarqué dans
la débâcle de boue, de sang et d'absurdité, le lieutenant de l'Adieu
aux armes dénonce l'imposture.
Hemingway
recherchait les thèmes symboliques Car si Hemingway savait décrire
des faits réels, il savait également les coordonner pour leur communiquer
une signification particulière. Son art stylisé, très sélectif, n'a
que faire des "tranches de vie", car son dessein est de charger les
objets les plus simples et les événements les plus insignifiants,
d'une sorte de réalité magique. Cet agencement délibéré de la réalité
dans le but d'obtenir un effet symbolique caractérise la construction
deL'Adieu aux armes.
Dans la première partie, le cadre est mis en place, les
thèmes principaux sont présentés, et Frédéric Henry est grièvement blessé.
On reviendra sans cesse, dans le roman, sur "la blessure", elle joue
un rôle essentiel dans l'initiation du héros et prend vite une valeur
symbolique. Dès le début, deux autres thèmes symboliques sont utilisés
: la pluie, présage de malheur (la pluie tombe pendant la retraite,
la pluie tombe au moment de la mort de Catherine) et l'opposition entre
la montagne et la plaine, la grandeur et la bassesse, l'amour sacré
et l'amour profane, la pureté et la corruption, exprimée par le contraste
qui existe entre l'air pur, froid et sec des Abruzzes natales du prêtre,
et la fumée, le vice des villes de la plaine.
La
seconde partie se déroule à l'hôpital de la Croix Rouge américaine
de Milan où Frédéric Henry est envoyé pour se faire soigner et où
il revoit Catherine Barkley. Ils sont très heureux ensemble et elle
devient sa maîtresse. Peu de temps avant que Frédéric ne doive regagner
le front, elle s'aperçoit qu'elle est enceinte.
Le
troisième chapitre constitue le pivot sur lequel tourne toute l'action
du roman. Il décrit la retraite de Caporetto dans un long passage d'une
puissance soutenue. Frédéric Henry est horrifié par l'absurde cruauté
du désastre. Finalement, il décide de déserter "faire une paix séparée"
et de dire "adieu aux armes", au moment où, dans la confusion, la police
militaire veut l'exécuter comme espion à cause de son accent étranger.
Il s'échappe en plongeant dans le Tagliamento en crue et arrive à la
nage en lieu sûr. Cette action, comme l'a indiqué Malcolm Cowlev, prend
la signification d'un rite.
Par ce
"baptême", Frédéric renaît, ayant délibérément renoncé au monde des
"autres" dans lequel l'homme est lié à la société, et choisit d'être
un individu solitaire. Dans le reste du roman, Hemingway s'emploie
à déterminer si un individu peut vraiment dire "adieu aux armes" et
se soustraire aux exigences de la vie en société.
Dans
la quatrième partie, Frédéric part à la recherche de Catherine et
finit par découvrir qu'elle passe des vacances à Stresa. Dans la crainte
d'être arrêté par les autorités militaires italiennes, il organise
sa fuite et celle de Catherine dans un pays neutre, la Suisse. Un
soir d'orage ils parviennent à traverser le lac en barque et arrivent
le lendemain matin sains et saufs à Brissago. Mais Hemingway savait
que l'individu ne peut pas être vainqueur.
Le
chapitre s'ouvre sur une description de l'hiver heureux que les amants
passent ensemble dans un petit chalet de montagne ; leur amour les
isole de la guerre qui fait toujours rage dans les plaines. Ils vivent
l'un pour l'autre, dans un monde à eux, clos, délicieux. Mais le "piège
biologique", la fatalité de la condition humaine, se referme brusquement
sur eux au moment où les pluies de printemps commencent : Catherine
meurt en accouchant. Frédéric Henry comprend alors ce qu'il avait
en réalité toujours su, que l'individu ne peut pas être vainqueur,
que la société se venge toujours de ceux qui cherchent à échapper
à sa tyrannie. "Pauvre, pauvre Cat. Et c'était là le prix à payer
pour coucher ensemble. C'était là la fin du piège. C'était tout le
bénéfice que l'on retirait de l'amour..." Il n'y avait jamais moyen
d'échapper.
La
société ne permet pas à l'individu de faire "une paix séparée". Frédéric
et Catherine avaient eu conscience, dès le début, que tout cela finirait
mal, que tout leur courage et tout leur amour ne pourraient les protéger,
ne pourraient écarter l'inévitable désastre. Comme le disait Frédéric
:"Le monde brise les individus et chez beaucoup il se forme un cal
à l'endroit de la fracture ; mais ceux qui ne veulent pas se laisser
briser, alors ceux-là le monde les tue. Il tue indifféremment les
très bons et les très doux et les très braves". En regardant le corps
sans vie de Catherine, Frédéric comprend que la mort est la fin de
toutes choses et qu'un homme ne peut rien faire d'autre que de la
subir. Il n'y a pas d'amour heureux chez Hemingway.
Au
début du roman on se rend compte que le lieutenant Henry ne croyait
pas à l'amour ; en revanche la guerre lui semblait être un sport assez
amusant. A la fin de cette même année, il s'était rendu à l'évidence
de l'amour et avait fui l'inutile et bête cruauté de la guerre. Si Henry
a changé, c'est qu'il a vécu et appris.
L'auteur
rend cette évolution d'autant plus sensible que, n'ayant recours ni
à l'analyse ni à des grands mots, il s'en tient rigoureusement au
concret et au quotidien.
Le
roman se borne à nous faire voir ce qu'il voit et constater ce qu'il
constate ; on suit le personnage pas à pas et on est ainsi amenés tout
doucement, sans cahots, à s'intéresser ou même s'identifier à lui. Enfin
et surtout, le style d'Hemingway a une aisance lisse qui ne sent pas
l'effort. Ce style, qui était à l'époque révolutionnaire, a marqué beaucoup
d'écrivains, notamment américains. Tant bien que mal, ils se sont efforcés
de l'imiter, mais en vain, Hemingway a ses trucs, mais, paradoxalement
ils donnent une merveilleuse impression de naturel.
L'art
d'Hemingway consiste à traiter un sujet romantique d'une façon qui
ne l'est pas. Cela crée un contraste extrêmement séduisant et entraîne
l'adhésion des lecteurs les plus désabusés.
Le
style d' Hemingway passe au ras des choses. Il est très imité, mais
il n'est pas entièrement inventé. Il doit quelque chose à Mark Twain
et à Stephen Crane, pionnier du réalisme américain, et à Flaubert qu'il
découvrit par l'intermédiaire d'Ezra Pound.
Hemingway
décrit non pas une émotion, mais le geste et l'objet qui la matérialisent
et la symbolisent. Ce nouveau roman, qui remplace l'analyse par la
vision et met un terme à la littérature d'introspection doit naturellement
beaucoup au cinéma.
Son style
glacé, simple, rigoureux, note les faits avec une objectivité de procès-verbal.
Il remplace les développements psychologiques par le récit de l'action
et du comportement des personnages. Enfin il tisse un réseau de correspondances
qui crée une ambiance climatique ou linguistique. " La prose écrit-il,
n'est pas de la décoration, c'est de l'architecture ".
Pour
Hemingway, la création et le perfectionnement d'un style étaient aussi
significatifs que la technique pour un torero, la forme pour un athlète
: le style était pour lui l'expression intégrale de la vertu de l'individu
même. C'est pour quoi il s'efforçait d'écrire dans un style direct et
concret capable de réintroduire le rythme de la conversation dans la
littérature.
Hemingway
voulait éliminer et simplifier dans un but de renouvellement de l'écriture,
très comparable à celui poursuivi par Cézanne et les cubistes dans
le monde des formes. Hemingway apprit à connaître leurs œuvres par
l'intermédiaire de Gertrude Stein et il s'efforça d'accomplir, dans
le domaine du style, ce qu'ils accomplissaient dans le domaine des
arts plastiques.
Sa propre
manière de décrire le paysage, rappelle les dernières œuvres de Cézanne,
artiste pour lequel il éprouvait l'admiration la plus profonde.
Dans
L'Adieu aux armes il emploie des procédés facilement identifiables.
Avant tout, il limite son vocabulaire presque entièrement à des mots
courants et brefs d'origine anglo-saxonne. Il rejette le mot littéraire,
le mot savant. Il nourrit à l'égard de la "littérature" toute la méfiance
que seule peut éprouver une personne d'une culture littéraire très
étendue. Il cherchait assidûment à atteindre à ce style dépouillé
qui lui était propre et la simplicité ainsi obtenue est celle d'un
dessin de Matisse ou d'une toile de Braque.
On ne
peut pas lire l'Adieu aux armes sans y déceler un souci
constant de la sonorité des mots, ainsi qu'un talent de structuration
analogue à celui du compositeur de musique. La mère d'Ernest s'y connaît
aussi en peinture ; dans sa maturité, elle deviendra un peintre de
réputation locale. Le goût pictural du fils surpassera celui de la
mère ; il déclarera tenter de faire pour le roman ce que Cézanne avait
fait pour ses toiles, mais la critique évoquera plutôt Goya devant
certaines de ses plus sombres peintures verbales.
Biographie
Hemingway
est né dans la banlieue de Chicago, à Oak Park, village cossu et bien
pensant. Bien qu'il en ait très vite renié l'atmosphère puritaine, avec
l'éducation que lui donna sa mère, femme pleine de vitalité et de talent
mais très autoritaire et castratrice, Hemingway ne s'est jamais délivré
de l'emprise du protestantisme : son obsession du travail, sa quête
de l'intégrité artistique, son anxiété et son sentiment de culpabilité
en sont la preuve. A son père, Ed, dévoué à son métier d'obstétricien
et à sa famille, il doit des rudiments de savoir médical et surtout
une connaissance approfondie des bois, des animaux, la passion de la
pêche et de la chasse et la tentation de la mort, de l'autodestruction
liée à une peur obsédante de la lâcheté. Ed Hemingway, malade et ruiné,
se suicida en 1928 - choc que l'écrivain évoquera plus d'une fois dans
ses œuvres.
Après
un cursus normal à la High School d'Oak Park, le jeune Ernest, refusant
de se lancer dans les études médicales, obtint un poste de reporter
au Kansas City Star, un des meilleurs journaux d'Amérique.
Là on s'y enorgueillissait de bien former le personnel
et l'écrivain n'oublia jamais les consignes données aux rédacteurs en
matière de style. L'Amérique était entrée dans la première guerre mondiale
et Hemingway voulut y participer. L'armée active refusant de le prendre
à cause de sa mauvaise vue, il s'engagea dans les ambulanciers et fut
envoyé sur le front d'Italie. Peu après son arrivée, le 8 juillet 1918
il fut grièvement blessé, près du village de Fossalta, sur la Piave.
Il garda de cette "blessure" une marque qui, sur le plan psychologique,
ne s'effaça jamais ; il y revient, dans ses livres, avec la persistance
d'une obsession. Tous ses héros sont "des hommes blessés" à la fois
dans leur chair et dans leur esprit.
Après
une longue convalescence dans un hôpital de Milan, il fut décoré de
la "Croce al merito di guerra " et fut versé dans l'armée italienne
deux mois avant sa démobilisation. Transposée, cette expérience devait
inspirer l'épisode fameux de la retraite de Caporetto dans L'Adieu
aux armes. Malade, et de nouveau hospitalisé à Milan, il tombe
amoureux d'une jolie infirmière, modèle partiel de l'héroïne de L'Adieu
aux armes. Par la suite, dans la vie de Hemingway comme dans
ses œuvres, l'amour aura souvent partie liée avec la guerre. Mais
peu après le retour aux Etats-Unis l'idylle connaît un dénouement
amer. Le traumatisme de cette trahison peut expliquer en partie une
vie sentimentale que marqueront quatre mariages faits et défaits suivant
des scénarios assez semblables.
Il retourna
chez lui en janvier 1919 : son expérience militaire n'avait duré que
quelques mois dont la plus grande partie s'était passée dans un hôpital
; mais ces quelques mois laissèrent sur lui une impression ineffaçable.
L'absurdité
et la souffrance insensées de la guerre contribuèrent grandement à
faire de lui un écrivain et précisément le type d'écrivain qu'il devint.
Il résolut de rejeter le monde bourgeois. Après la guerre, il partagea
les sentiments d'instabilité et de révolte de sa génération. Il lui
était impossible de reprendre la vie qu'il avait connue à Oak Park.
Comme tant d'autres écrivains et artistes de cette époque, il était
résolu à rejeter le monde bourgeois et puritain de son entourage.
Son expérience de l'Europe avait confirmé sa vocation d'écrivain et
avait déterminé sa décision de fuir Oak Park et de vivre à l'étranger.
Dans
cet exil volontaire, Hemingway suivait une tradition instaurée par
Henry James chez les intellectuels américains. Ce mouvement, d'abord
limité à quelques individus, s'étendit après la Première Guerre mondiale
à toute une génération, que Gertrude Stein a baptisée " Génération
perdue " et qui devait à la guerre, le choc d'une vie dangereuse mais
exaltante et l'expérience d'un engagement très relatif. Hemingway
rejoint ses compatriotes à Montparnasse. Là il capte l'esprit de la
" génération perdue ", cette existence désœuvrée, désenchantée, inquiète.
Mais lui ne flâne pas aux terrasses de Montparnasse. Dans sa mansarde
rue du Cardinal-Lemoine, puis au 113, rue Notre-Dame-des-Champs, il
travaille dur, raturant inlassablement.
A la
différence de Gertrude Stein ou de Henry James, Hemingway dut travailler,
mais son emploi de correspondant à l'étranger pour le Toronto Star
était intéressant, bien rémunéré, et le préparait au travail de l'écriture
proprement créatrice.
Paris se révéla le lieu idéal de son apprentissage littéraire.
Les années 1920 en France, en Autriche, en Italie, et en Espagne - il
y découvrit la corrida et Pampelune, ville qu'il mit à la mode- furent
les années les plus heureuses et les plus riches de la vie du jeune
écrivain à qui s'offraient les encouragements, l'amitié et l'exemple
stimulant d'artistes aussi importants que James Joyce, Ezra Pound, Scott
Fitzgerald, Ford Madox Ford, Picasso etc. Ces amis lui permirent de
publier ses œuvres et l'encouragèrent à lire Kipling, Conrad, Stephen
Crane, Tolstoï, Flaubert, Maupassant, qui ont profondément influencé
sa pensée et son art.
Les
principes fondamentaux de la théorie littéraire de Hemingway élaborés
au cours des années 1920 sont d'abord que la fiction doit se fonder
sur une expérience affective et intellectuelle réelle, mais transcendée
par l'écrivain. Et en effet on peut voir dans toute son œuvre un fantasme,
la création d'une vérité se greffant sur l'expérience vécue. Le deuxième
principe est que l'intensité naît de la concentration et la recherche
du trait révélateur. A ceci s'ajoute le culte du "mot juste" hérité
de Flaubert, et d'une langue "dénudée jusqu'à l'os" (termes courts,
vocabulaire limité, phrases déclaratives), astreinte à la notation
des sensations, à l'exaltation de l'instant, et à la précision du
détail.
Cette
période d'apprentissage, d'affirmation et de bonheur se termina par
la faillite de son mariage (il en tira plusieurs nouvelles) et un
retour définitif aux Etats-Unis. S'ouvrit alors une période d'aisance
matérielle, coïncidant avec le succès littéraire, en 1926, de Le
Soleil se lève aussi, constat pathétique du désarroi spirituel
de la "génération perdue" en quête d'un bonheur impossible.
En 1929,
L'Adieu aux armesdonnait très précisément à
ce stoïcisme désespéré une justification historique et métaphysique.
Désormais
célèbre, Hemingway publie une série de nouvelles qui le confirment
comme un des maîtres dans le genre. En outre, se détournant des voies
purement romanesques, il met à profit son expérience de voyageur et
de sportif pour révéler au public anglophone la course de taureaux,
la culture espagnole, la chasse au gros gibier en Afrique.
Pour
nombre de critiques son déclin s'amorce dès les années 1938. Cette
période correspond en fait à son accession au rang de personnage public
et de figure légendaire. Hemingway est probablement un des premiers,
un des plus frappants exemples d'homme de lettres devenu de son vivant
un héros, un intellectuel promu vedette sportive. Mais il était difficile
de concilier les exigences de l'art et de l'action, du travail solitaire
et de la célébrité. A partir des mêmes années 1930 de nouveaux thèmes,
pathétiquement prophétiques, viennent hanter ses écrits : l'échec
moral, le talent trahi, la peur de la corruption, souvent liée au
succès, à l'argent, à la boisson et aux femmes prédatrices, la reconquête
du respect de soi-même n'étant apportée que par la mort rédemptrice.
La
guerre civile espagnole lui offrit l'occasion d'un engagement sans équivoque.
Pendant deux ans il se comporta en défenseur actif de la cause républicaine
autant qu'en reporter courageux. Son expérience espagnole lui fournit
surtout le matériau de Pour qui sonne le glas,
écrit dès son retour en Amérique - ambitieuse épopée qui célébrait avec
un lyrisme nouveau la fraternité dans le combat pour une cause épousée
sans aveuglement et montrait la solidarité des destins individuels avec
celui du genre humain. Si l'analyse sociale déçut certains lecteurs
de gauche, le roman n'en souleva pas moins l'enthousiasme du grand public.
Le roman correspondait à l'état d'esprit de l'époque et se prêtait bien
à l'adaptation à l'écran qui fut réalisée en couleur peu de temps après,
avec Ingrid Bergman et Gary Cooper.
A la
fin des années 1930, la vie de Hemingway change encore de cours. Désormais
installé à Cuba, coupé des artistes amis de jadis, de leur vigilance
critique et des stimulants de la réalité américaine, l'écrivain, prisonnier
du personnage de "Papa Hemingway", traverse une période de stérilité
littéraire, compensée à ses yeux par l'hédonisme sportif, mais aussi
par un nouvel engagement politique : incursion dans le monde de l'espionnage
chez les Espagnols néo-nazis de Cuba, expéditions de chasse aux sous-marins
allemands dans son bateau, le Pilar, ce qui fournit un des thèmes
d'Iles à la dérive, publié après sa mort.
Puis
Hemingway redevint reporter pour accompagner, de juin à décembre 1944,
les armées alliées en Europe. Il en revint auréolé d'une légende flamboyante
de héros quelque peu bravache, usé aussi par la boisson et une longue
série d'accidents, et guetté par le destin cruel des idoles. Au-delà
du fleuve et sous les arbres fut éreinté en 1949 par les critiques
qui assimilèrent un peu trop vite l'auteur à son personnage.
Il réagit
en abandonnant les manuscrits sur lesquels il peinait (les futurs
romans posthumes) pour rédiger d'un trait Le vieil Homme et
la Mer, qui le porta au zénith de sa gloire, avec un prix
Pulitzer en 1952 et le Nobel en 1954.
Ce
récit aux résonances chrétiennes, exaltant le courage de l'homme et
sa dignité au moment de sa défaite et à l'approche de sa mort, fut son
dernier coup d'éclat. Le Vieil Homme et la Mer, c'est
la quintessence de son art. Il est revenu à son style du début, style
plus simple, mais qui a atteint à une grandeur nouvelle, presque biblique.
Et une fois encore, il réaffirme le thème de la victoire morale de l'homme
en dépit de la défaite physique, présenté cette fois sous la forme d'une
histoire de pêcheur qui se passe sur l'océan au large de Cuba, cadre
qu'il a connu à fond et qu'il décrit avec une parfaite maîtrise.
L'action,
réduite au strict minimum, est une parabole du conflit qui oppose
l'homme à la nature, résolu par l'amour qui unit tous les humains.
Le Vieil Homme et la Mer est le type même d'ouvrage
destiné à une consécration officielle - court, admirablement écrit,
étranger à toute polémique, empreint d'une consciente noblesse. Cela
ne surprit donc personne lorsque, deux ans plus tard, Hemingway devint
lauréat du Prix Nobel de littérature (1954). Souffrant encore des
blessures qu'il avait reçues au cours d'un safari en Afrique, l'année
précédente, il ne fut pas en état de se rendre à Stockholm pour recevoir
personnellement le prix. Son discours de réception fut prononcé par
l'ambassadeur des États-Unis : " Écrire, c'est au mieux une vie solitaire.
Un écrivain accomplit son œuvre dans la solitude et s'il est suffisamment
bon écrivain, il doit chaque jour faire face à l'éternité ou à l'absence
d'éternité".
Deux
accidents spectaculaires en Afrique, la maladie et l'alcoolisme, l'angoisse
de constater la déchéance de son corps et le déclin de ses facultés
littéraires eurent raison de l'énergie de ce colosse. Son retour aux
Etats-Unis en 1960 et deux nouveaux voyages en Espagne ne furent que
des étapes dans cette décennie de désintégration. Sa santé ne cessait
de se détériorer. Mais, obsédé par le sentiment aigu du déclin de sa
puissance créatrice, il éprouvait de plus en plus de difficulté à supporter
cette solitude qui lui semblait nécessaire à l'artiste. Il avait besoin
de gens autour de lui pour lui assurer qu'il était toujours le "champion".
Il avait besoin de l'alcool défendu, le "tueur de géants", pour le soulager
momentanément de la dépression qui pesait de plus en plus lourdement
sur lui. Il avait besoin d'aller constamment d'un lieu à un autre, cherchant
à éviter l'inévitable.
Sa santé
ne cessait de se détériorer, car il ne s'était jamais vraiment remis
de son accident d'avion. Son corps autrefois puissant, dont la force
et l'adresse comptaient tant pour lui, commençait à révéler l'effet
des abus répétés. Avec sa lourde démarche et sa barbe blanche, il
paraissait vieux avant l'âge. Et, bien entendu, il était impossible
à un Hemingway d'accepter avec philosophie la perte de vitalité, l'engourdissement
des sens qui surviennent avec les années. Au cours de la dernière
année de sa vie, il dut, à plusieurs reprises, se faire soigner à
la clinique de Mayo, dans le Minnesota, pour hypertension artérielle
et diabète et aussi pour y subir des électrochocs afin de traiter
une dépression nerveuse qui empirait. La première semaine de juin
1961, il quitta l'hôpital, son poids était descendu au-dessous 70
kg, il était très faible. Un ami les ramena, lui et sa femme, à leur
chalet de montagne à Ketchum (Idaho). Tandis que sa femme dormait
encore, il se leva tôt le dimanche matin qui suivit son retour, descendit,
prit son fusil et mit fin à une existence qui lui était devenue un
fardeau.
"La mort,
a-t-il écrit dans Mort dans l'après-midi est un remède
souverain à toutes les infortunes".
Il y
a maintenant plus de 31ans qu'il mourut tragiquement, âgé de 62 ans.
Tandis que l'image du "personnage public", du matamore, héros byronien
de notre époque, a commencé à pâlir, l'œuvre elle-même, longtemps
obscurcie par les mythes qui entouraient son créateur, se détache
avec plus de netteté. Au cours de sa vie agitée, Hemingway joua tant
de rôles - le journaliste "dur à cuire", le chasseur et le pêcheur
intrépide, l'aficionado, le boxeur, le Tarzan littéraire, le buveur
héroïque, le mâle au torse velu - que l'on pouvait quelquefois oublier
qu'il était avant tout un écrivain et que la seule chose qui, en définitive,
comptât pour lui, c'était son œuvre. Et lorsqu'il sentit finalement
sa puissance créatrice l'abandonner en même temps que ses forces physiques,
il ne trouva plus aucune raison de continuer à vivre. Car son œuvre
avait toujours constitué son unique défense contre ce sens du " nada
", du néant, de l'absurde qui l'avait poursuivi tout au long des années.
Maintenant
que les masques sont tombés, nous nous rendons compte qu'ils dissimulaient
la figure sensible, d'une sensibilité même morbide, d'un artiste scrupuleux,
tout consacré à son art.
L'œuvre
de Hemingway atteignit une maîtrise incontestée Les controverses qui
se poursuivent encore autour de son œuvre témoignent qu'elle n'a rien
perdu de sa vitalité et de son importance. A l'intérieur de ses étroites
limites, elle a atteint une maîtrise incontestée. Hemingway contribua
remarquablement à renouveler la langue anglaise de notre temps et
à étendre sa conquête à de nouveaux domaines. Il s'efforça de rétablir
des rapports vivants entre les mots et les choses, entre le langage
et la réalité. Il n'a cessé d'expérimenter le pouvoir de l'incantation
verbale comme moyen d'exorciser les forces obscures et déréglées dont
il sentait toujours l'étreinte se refermer sur lui. Toute sa carrière
est un témoignage de la condition de l'homme d'aujourd'hui. Désespérément
conscient de sa solitude et de son impuissance dans un univers indifférent
depuis longtemps privé de Dieu, Hemingway essaya de forger un code
moral qui lui assurerait tout au moins "un endroit propre et bien
éclairé", qui encouragerait l'individu à se comporter avec "grâce
dans l'adversité", et l'aiderait à accepter l'horreur du néant avec
stoïcisme et dignité.
Bibliographie
: John L. Brown : un siècle d'écrivains :