Henry JAMES

"Portrait de femme"






 

Avant-propos

En apparence cela peut sembler à un mélodrame conventionnel dans lequel une jeune et belle héritière se retrouve mariée à un coureur de dot peu scrupuleux, après avoir rejeté deux prétendants honnêtes et sincères. Les prémices de cette destinée hors du commun s'apparente à un conte de fée.

Le lecteur devra s'attacher à faire la différence entre le romanesque (le matériau de la romance) et le réel, les choses que nous ne pouvons pas ne pas connaître.

Les détail les plus anodins recèlent de véritables structures de signification. Les expressions les plus banales, les gestes les plus insignifiants deviennent révélateurs d'états de conscience par la grâce du romancier.

Les détails insignifiants de la vie quotidienne rendent intelligibles le caractère des personnages. Henry James dépeint les relations entre les consciences, leur réalisme psychologique, avec les descriptions des émotions et des sentiments, des craintes et des penchants, des relations avec autrui.

Synopsis


Lors d'un séjour en Amérique, Mrs Touchett retrouve sa nièce Isabel Archer et lui propose de l'emmener avec elle en Europe afin de lui faire connaître le monde.

Dans le vieux manoir de Gardencourt, au bord de la Tamise, Isabel goûte aux raffinements de l'Angleterre.

Intelligente, orgueilleuse, droite, Isabel est douée d'une imagination débordante. Très éprise de sa liberté, la jeune héroïne est pleine d'illusions et d'espoirs et veut choisir son destin.

Son cousin Ralph Touchett qui est sérieusement malade, apprécie la présence de la jeune fille et l'observe avec intérêt. Que va-t-elle faire de sa vie ? Va-t-elle attendre passivement qu'on homme lui propose le mariage ?

Isabel Archer est bientôt entourée d'une foule de prétendants. Lorsque lord Warburton, riche gentleman anglais, lui propose de l'épouser, Isabel refuse.

Caspar Godwood, un jeune bostonien lui fait également une cour pressante et suit Isabel en Angleterre. Sa force virile et son dynamisme excessif l'épouvantent, elle semble le comparer à la mort. Isabel se soustrait à son ardeur.

A l'insu de la jeune fille, Ralph demande à son père mourant de partager son héritage avec sa cousine. Ralph souhaite la rendre riche afin de mettre Isabel en mesure de réaliser les exigence de son imagination.

Lorsque le vieux Mr Touchett décède, elle se trouve à la tête de 70 000 livres.

Isabel fait la connaissance de Mme Merle et devant cette femme qui a vécu, la jeune fille semble paralysée comme l'oiseau par le serpent. Et c'est l'attraction presque charnelle de l'innocente pour l'expérimentée, de la vierge pure et fière pour l'initiatrice. Isabel est sous le charme de cette femme experte, secrète et plus âgée, à qui elle s'identifie.

En compagnie de sa tante elle se rend à Florence où Mme Merle présente Isabel à un autre Américain qui vit avec sa jeune fille Pansy dans une villa aux murs massifs.

Original et excentrique, grand amateur d'art, Gilbert Osmond est rusé et sa volonté de puissance est infiniment grande. Son côté impalpable, sollicite l'imagination de la jeune fille qui succombe à un romantisme naïf et à une sorte de sentiment quasi maternel.

Plusieurs mois se sont écoulés. Isabel a beaucoup voyagé, elle s'est lassée d'observer le monde et accepte d'épouser Osmond.

Elle s'abandonne à lui avec une sorte d'humilité : elle ne prend pas, elle donne et Pansy fait partie des responsabilités qu'elle peut affronter.

Isabel a aimé Osmond anxieusement et ardemment mais son mariage est un échec. La désillusion s'empare de la jeune femme. Egoïste et possessif, Osmond essaie de la plier à sa propre volonté et Isabel ne se laisse pas faire.

Malgré tout son amour de la clarté, Isabel a une répugnance instinctive à soulever les rideaux et à fouiller les coins obscurs. Et ce n'est que lorsqu'elle surprend Mme Merle aux côtés d'Osmond dans une position de laisser-aller familier, qu'elle découvre l'intimité qui les lie. Par-delà la déception de son mariage elle se trouve confrontée à une réalité blessante. Son choix d'Osmond, sa propre liberté n'étaient que dérisoires démarches provoquées. A partir de cette vision Isabel se rend compte qu'elle a été la victime d'une conspiration soigneusement menée. Mme Merle a été la maîtresse d'Osmond, Pansy est leur enfant et le mariage a été arrangé par l'oiseau de malheur pour que Pansy puisse hériter de la fortune d'Isabel.

Lorsqu'elle apprend que Ralph est mourant, Isabel, déchirée, le rejoint une dernière fois à Gardencourt. C'est son premier et dernier acte de rébellion : avec ce départ elle affirme sa liberté mais retourne chez son mari, le sens du devoir l'emporte.

Caspar Goodwood qui ne cesse de la poursuivre doit se résigner à l'attendre indéfiniment.

Résumé

En 1871, tout près de Londres, dans un vieux manoir qui date de l'époque Tudor, un vieux gentlemen prend son thé dans le jardin de sa vieille et aristocratique demeure en compagnie de son fils Ralph.

Le vieux gentlemen est arrivé d'Amérique trente ans plus tôt et en qualité d'associé d'une banque dont il a vite acquis la majorité des part, il s'est retrouvé à la tête d'une fortune. Son fils Ralph, grand, maigre, mal charpenté, a un visage laid et blafard, spirituel et charmant pourvu de maigres moustaches et de favoris épars. Ralph a fait ses études à Oxford où il s'est distingué. Ses études terminées il a voyagé, puis s'est trouvé perché sur un haut tabouret de la banque de son père. Mais très vite il a pris conscience qu'il est sérieusement malade. Atteint de tuberculose, il sait que ses jours sont en péril.

Ce jour là tous deux attendent le retour de Mrs Touchett qui doit ramener d'Amérique sa nièce Isabel Archer.

La venue de sa cousine éveille l'intérêt de Ralph. Isabel Archer qui a 22 ans est née aux Etats Unis, A New York, et plus précisément à Albany. Lorsque sa tante vient lui rendre visite et lui propose de l'emmener avec elle, Isabel n'hésite pas un instant.

Svelte, longue et légère, les cheveux foncés, presque ,noirs, Isabel est éprise de sa liberté. Elle est douée d'une imagination remarquablement active. Protégée dans sa maison d'Albany, Isabel ne connaît rien du monde, rien des êtres qui l'entourent, elle est le symbole même de l'innocence.

Elle n'a pas conscience du mal dont elle n'a qu'une vague connaissance livresque. L'esprit d'Isabel est façonné par son éducation puritaine.

Intelligente, orgueilleuse, droite, Isabel est douée d'une imagination débordante. La jeune héroïne est pleine d'illusions et d'espoirs et veut choisir son destin.

Le vieux monsieur se montre vite plein de gentillesse pour sa nièce. La demeure de son oncle lui fait l'effet d'un tableau devenu réalité. L'opulente perfection de Gardencourt, son raffinement flattent son bon goût.

Ralph l'observe avec intérêt. Isabel lui paraît intelligente et généreuse, dotée d'une belle et libre nature et il se demande : que va-t-elle faire d'elle-même ? La plupart des femmes ne font rien, elles attendent passivement, dans une attitude plus ou moins gracieuse, qu'un homme croise leur route et leur offre une destinée ; Isabel lui semble originale car elle lui donne l'impression d'avoir des projets personnels.

Un jeune Bostonien de 40 ans, Caspar Goodwood lui fait une cour incessante. Caspar est grand, fort et un peu raide ; il est maigre et brun, pas du tout romantique mais du style beau ténébreux. Propriétaire de filatures de coton, il possède une fortune considérable. A Harvard Collège il s'est fait une réputation de gymnaste et de rameur.

Sa force virile et son dynamisme excessif épouvantent Isabel qui se soustrait à son ardeur.

Ralph a un ami intime, Lord Warburton, un spécimen de gentleman anglais de 35 ans. Intelligent, noble, d'une modestie presque juvénile parfois, il est bon et il possède une vaste fortune. Les Anglais sont le peuple le plus romantique qui soit et Lord Warburton n'échappe pas à la règle. Il n'a passé que 26 heures en compagnie d'Isabel lorsqu'il lui propose de la lier pour la vie.

Lord Warburton apparaît aux yeux de notre héroïne, grand, puissant, un " personnage ". Isabel est inquiète, troublée devant les avances de Lord Warburton et elle se sent presque agressée, en tout cas dérangée. Il lui demande une chose que personne encore n'avait eu la présomption de lui demander, un instinct lui dit de résister.

Lord Warburton lui plaît énormément et tout en étant éperdue d'admiration devant la chance qui lui est offerte, Isabel recule comme un animal sauvage qui entrevoit une vaste cage.

Isabel ne veut pas échapper à sa destinée. Epouser Lord Warburton ce serait obtenir énormément mais ce serait aussi renoncer à d'autres possibilités. Bonté, honneur, fortune, une parfait sécurité, lui semblent également receler un isolement total.

Elle ne veut pas commencer sa vie en se mariant. Elle sent qu'elle peut faire autre chose. Tout d'abord elle veut voir l'Europe.

Quinze jours plus tard, Caspar Goodwood, qui a traversé l'océan pour lui arracher un semblant de promesse, se heurte au même refus. Avant de quitter le salon, Caspar lui annonce : je reviendrai dans deux ans, où que vous soyez.

Au courant du même mois, Mr Touchett succombe à une violente attaque de sa vieille maladie. A l'insu de la jeune fille, Ralph a demandé à son père mourant de partager son héritage avec sa cousine. Ralph souhaite la rendre riche afin de mettre Isabel en mesure de réaliser les exigence de son imagination. Elle se retrouve donc à la tête de 70 000 livres.

Durant la maladie de Mr Touchett Isabel fait la connaissance de Mme Merle. Mme Merle semble charmante, ensorceleuse, Isabel l'aperçoit mystérieuse, raffinée, elle semble posséder la grâce naturelle d'une princesse, d'une déesse. Elle jouit aux yeux d'Isabel d'une sorte de grandeur. Ralph dit qu'elle est passionnément ambitieuse et que ses succès tangibles ne répondent en rien à ses manœuvres secrètes. Isabel ne perçoit pas la perversité sombre et tragique de Mme Merle qui est en réalité une courtisane, une femme du monde, expatriée, sans illusions et qui cultive l'art des conventions sociales.

Après le décès de son oncle, Isabel se rend tout d'abord à Paris, puis dans le midi et ensuite à Florence.

A Florence tout est luxe et volupté. Mme Merle présente Isabel à Osmond, un Américain qui vit avec sa jeune fille Pansy de 15 ans dans une villa aux murs massifs.

Osmond voit Isabel comme la représentation charnelle de son goût esthétique et compare la venue de celle-ci à un cadeau précieux fait par Mme Merle.

Osmond qui se définit comme un gentleman pauvre mais honnête craint par dessus tout le vulgaire. Ses traits accusés et délicats, frappent notre sensible héroïne comme des signes de qualité, d'intensité. Original et excentrique, grand amateur d'art, Gilbert Osmond est rusé et sa volonté de puissance est infiniment grande. Son côté impalpable, sollicite l'imagination de la jeune fille qui succombe à un romantisme naïf et à une sorte de sentiment quasi maternel. Avide de connaissances et d'émotions esthétiques, Isabel n'aperçoit pas les ombres qui annoncent les forces destructrices de la corruption.

Plusieurs mois se sont écoulés. Isabel a beaucoup voyagé, elle s'est lassée d'observer le monde. Aujourd'hui elle semble regretter que la fortune lui ait donné un pouvoir. " Le pouvoir " qu'elle associe à la figure masculine. C'est comme si la fortune l'avait privée de sa féminité. Isabel accepte d'épouser Osmond et s'abandonne à lui avec une sorte d'humilité : elle ne prend pas, elle donne et Pansy fait partie des responsabilités qu'elle peut affronter. Mais Isabel pense pouvoir maintenir sa liberté dans le même temps qu'elle l'abdique en acceptant le mariage.

Et on voit l'envoûtement de la jeune fille qui, malgré son désir de liberté a toujours recherché l'isolement, la protection, le retranchement de la " rue vulgaire ".

Son amour de l'ombre et des maisons obscures ont toujours trahi chez elle la peur du monde extérieur, de ses dangers et de ses pièges. Finalement sa conception de l'existence et de la liberté ont toujours été très romantiques.

Les trois premières années de son mariage sont entourées d'une zone d'ombre et le lecteur est libre d'imaginer quel cataclysme fut pour cette virginale idéaliste la brutale nudité du voyage de noce. Le lecteur retrouve Isabel trois ans plus tard à Rome, subtilement transformée, enfermée dans le sinistre palazzo Roccanera " une forteresse domestique qui sentait la ruine, les actes d'astuce et de violence " et il apprend qu'elle a perdu un enfant et qu'elle est malheureuse.

James s'entend à taire l'essentiel qui, à être trop dit, se dénature, se dilue. Le non dit (souvent confondu avec l'interdit) reste enrobé de silence.

L'essentiel grandit à l'ombre du silence. On ne sait jamais où en est Isabel de sa progressive découverte d'elle-même. Le doute, le flou subsistent. James lui laisse son inconscient, son besoin de se mentir, lui donnant jusqu'au bout, alors même qu'elle " raisonne ", son maximum d'épaisseur.

Isabel est devenue une hôtesse parfaite mais sa vie est un échec, elle est devenue la simple représentation d'Osmond. Ils forment un couple étrange et leur vie est affreuse.

Quand Isabel jette à son mari la phrase brûlante et glacée : " Nous ne vivons pas ensemble de façon convenable ", nous savons qu'au lieu de cacher les indécences de l'érotisme, ces mots dévoilent une froideur réciproque.

La nonchalance étudiée d'Osmond le florentin, est trompeuse comme l'est la bonté dont il avait fait preuve envers Isabel ou envers sa fille Pansy qu'il finira par cloîtrer dans un couvent.

Isabel est restée tragiquement aveugle à la nature du désir d'Osmond […] "L'esthète dont la profondeur n'est que fourberie et dont l'art n'est qu'artifice et ruse " (Henri Teyssaudier)

Isabel prend conscience de sa tragique erreur. Elle s'aperçoit que chez Osmond tout est calcul : la culture, l'intelligence, les bonnes manières, son goût pour l'art: Il n'y a chez lui que la recherche du pouvoir que procure l'argent et la volonté d'appropriation de l'âme d'autrui. Prédateur, Osmond veut plier Isabel à ses désirs afin que s'estompe en elle toute originalité intellectuelle, toute velléité d'indépendance, pour devenir simplement objet de sa volonté

Malgré sa déception, Isabel se dit que lorsqu'un femme a commis une erreur, la seule façon d'y remédier consiste à l'accepter avec une parfaite grandeur d'âme. Pansy lui est chère. Isabel choisit d'assumer sa situation et l'acceptation lucide de son douloureux échec, ce sera sa victoire sur elle-même.

Ainsi le mariage se transforme en " acte sacré ", le seul " acte sacré " de la vie d'Isabel qui finit par l'associer à une véritable pulsion de vie, à un enrichissement de la conscience.

Malgré tout son amour de la clarté, Isabel a toujours eu une répugnance instinctive à soulever les rideaux et à fouiller les coins obscurs. Et ce n'est que lorsqu'elle surprend Mme Merle aux côtés d'Osmond, dans une position de laisser-aller familier, qu'elle découvre l'intimité qui les lie. Par-delà la déception de son mariage elle se trouve confrontée à une réalité blessante. Elle s'aperçoit que finalement, son choix d'Osmond, sa propre liberté n'étaient que dérisoires démarches provoquées. A partir de cette vision, Isabel se rend compte qu'elle a été la victime d'une conspiration soigneusement menée. Mme Merle a été la maîtresse d'Osmond, Pansy est leur enfant et le mariage a été arrangé par l'oiseau de malheur pour que Pansy puisse un jour hériter de la fortune d'Isabel.

La désillusion d'Isabel et la transformation tragique de sa personnalité lui révèlent ce qu'elle s'est refusé à accepter : la liberté qui était la sienne ne l'a pas protégée des manipulations d'autrui.

Mais sa vision idéaliste du moi est maintenue même après la révélation de la trahison et la perception de la perte de l'innocence. Isabel se veut intègre.

Lorsqu'elle apprend que Ralph est mourant, déchirée, elle part pour Gardencourt contre l'avis de son époux qui indique clairement à Isabel qu'il entend qu'elle assume pleinement le rôle d'épouse qu'elle a librement choisi. Mais Isabel désobéira à son époux pour assister aux derniers instants de son cousin Ralph en Angleterre et ce départ représente son premier et dernier acte de rébellion par lequel elle affirme la liberté qui lui était si chère.

L'amusement que Ralph a cru s'offrir avec l'argent légué par son père n'a finalement été qu'un un sujet cruel aussi bien pour Isabel que pour lui qui en a également souffert, car il aime secrètement sa cousine. Ralph n'a commis qu'un immense péché en s'imaginant pouvoir diriger le destin de la jeune fille afin qu'elle puisse être à la hauteur de son imagination. Sans s'en rendre compte, Ralph à mis Isabel moralement en péril.

Son renoncement, son amour frustré pour Isabel ne peut se résoudre que dans la mort, dans l'aveu final d'une véritable adoration.

Jacques Bensani a écrit : Isabel, tout comme James lui même, n'est plus capable d'imaginer à quel usage concret pourrait employer son désir d'être libre Le roman se termine à l'image de la vie. Après le décès de Ralph, Isabel retourne chez son mari, le sens du devoir et son intégrité intérieure l'emportent. Caspar Goodwood qui ne cesse de la poursuivre doit se résigner à l'attendre indéfiniment.

Si elle revient ce n'est pas tant pour se soumettre à l'autorité de son époux ou pour accompagner le destin de Pansy, mais pour honorer son contrat.

Après s'être vue comme un esprit libre, après avoir connu la trahison et l'épreuve de la vie, après avoir connu la trahison de son amie, Isabel ne peut recouvrer une liberté véritable qu'au prix d'un rejet des valeurs symboliques qui représentent lord Warburton ou Caspar Goodwood vers lesquels elle aurait pu trouver refuge.

Mariée de sa propre volonté à un homme moralement corrompu, Isabel redevient libre en assumant la situation dont elle est responsable. Sa décision de revenir à Rome s'inscrit dans cette prise de conscience des liens sacrés qui l'unissent à Osmond et dans la logique de l'évolution psychologique d'Isabel.

Le dénouement ne peut être heureux car l'auteur voit dans la responsabilité librement assumée de ses actes, la véritable liberté de l'individu.

En d'autres termes la souffrance psychologique est le prix à payer pour que l'individu puisse vibrer.

La nature du roman auquel elle appartient (le roman réaliste) détermine le retour d'Isabel vers Osmond. Le véritable sujet du livre c'est l'éveil de la conscience d'Isabel.

Cette croissance se fait dans la souffrance par l'invasion du mal, par la découverte de la réalité de la nature humaine puis par l'exaltation de la vérité qui s'apparente à " une exquise jouissance masochiste, une flamme de pure conscience " (Jean jacques Mayoux).

Tous les personnages de Henry James ont peur du sexe. " Tout succès charnel aboutit en effet à une dissipation de la conscience, tandis que tout échec accepté et surmonté, toute absence reconnue et explorée, tous les états de manque cultivés, mènent à une intensité prolongée : telle est la formule du monde jamésien (Jean Jacques Mayoux).


Résumé (à parti
r d'extraits du roman)

Dans les récits de Henry James, ce qui importe n'est pas tellement l'intrigue mais la richesse psychologique de ses personnages. Ce sont leurs pensées intimes, la fluidité de leurs consciences qui fascinent l'auteur. Avec ce résumé, fait à partir d'extraits du roman, je ne prétend en aucun cas restituer le talent de Henry James et ai conscience de son aspect fondamentalement réducteur.Cet abrégé ne se veut qu'un faible et bien humble aperçu de ce que le roman peut offrir.

Le manoir qui datait de l'époque Tudor, se dressait sur une petite colline, dominant une rivière qui n'était autre que la Tamise, à quelques quarante miles de Londres. Ponctuée de pignons, la longue façade de brique rouge, dont le temps et les intempéries avaient déployé toutes les fantaisies pictoriales pour en embellir et en affiner la teinte, présentait à la pelouse ses plaques de lierre, ses faisceaux de cheminées et ses fenêtres emmitouflées dans les plantes grimpantes.

Le vieux gentlemen qui prenait son thé, assis près de la table basse, était arrivé d'Amérique trente ans plus tôt ; il avait apporté avec lui, dominant tout son bagage, sa physionomie américaine.

Daniel Tracy Touchett, natif de Rutland, dans l'Est du Vermont s'était installé en Angleterre 30 ans plus tôt en qualité d'associé d'une banque dont, une dizaine d'années plus tard, il avait acquis la majorité des parts. Une simplicité rustique nuançait le léger sourire éclairant ses yeux pleins d'humour.

Son fils Ralph était près de lui: grand, maigre, frêle et mal charpenté, il avait un visage laid et blafard, spirituel et charmant pourvu de maigres moustaches et de favoris épars.

Sa famille l'avait envoyé à Oxford où il s'était distingué. Après avoir quitté ses études il avait voyagé puis s'était trouvé perché sur un haut tabouret de la banque de son père qu'il aimait et admirait. Dix huit mois plus tard il avait pris conscience qu'il était sérieusement malade.

Ce jour là tous deux attendaient le retour de Mrs Touchett qui à intervalles réguliers, rendait visite à son pays natal. Lors de son dernier séjour à Albany elle y avait retrouvé sa nièce Isabel Archer, la fille de sa sœur et s'était proposée de l'escorter et de lui faire connaître le monde en l'emmenant avec elle en Angleterre.

La venue de sa cousine, qui n'était manifestement pas insipide semblait éveiller l'intérêt de Ralph.

Miss Isabel Archer était née aux Etats Unis, à New York, à Albany. Lorsque sa tante était venue lui rendre visite et lui avait proposé de l'emmener avec elle en Europe, elle avait compris qu'un changement allait se produire dans sa vie. Maintenant elle désirait laisser le passé derrière elle et en son for intérieur elle rêvait de prendre un nouveau départ.

Miss Archer tenait beaucoup à sa liberté. Svelte, longue et légère, ses cheveux foncés, presque noirs faisaient l'envie de bien de femmes et ses yeux gris clairs, un peu durs peut-être lorsqu'elle était grave, offraient une gamme charmante de concessions.

Isabel était douée d'une imagination remarquablement active. Aux yeux de ses contemporains elle passait pour extraordinairement profonde. Mais les profondeurs secrètes de l'âme de cette jeune fille étaient un lieu peu fréquentés.

Le vieux monsieur se montra plein de gentillesse pour sa nièce.

La demeure de son oncle lui fit l'effet d'un tableau devenu réalité. Aucun de ses raffinements n'était perdu pour elle et l'opulente perfection de Gardencourt lui révélait un monde et comblait chez elle un besoin. Cet ensemble flattait le bon goût qui jouait un rôle primordial dans la genèse de ses émotions.

Ralph pensait beaucoup à sa cousine, sans cesse présente à son esprit. A une période où ses propres pensées lui étaient un fardeau, l'arrivée soudaine d'Isabel, généreusement offerte par le destin et qui ne promettait rien, avait rafraîchi ses idées ; elle leur avait donné des ailes et un objectif. Ralph se demandait s'il entretenait de " l'amour " pour cette jeune fille primesautière venue d'Albany mais, tout bien considéré, il concluait par la négative. Isabel était intelligente et généreuse, dotée d'une belle et libre nature, mais qu'allait-elle faire d'elle-même ? La plupart des femmes ne faisaient rien; elles attendaient passivement, dans des attitudes plus ou moins gracieuses, qu'un homme croisât leur route et leur offrît une destinée. Isabel était originale parce-qu'elle donnait l'impression d'avoir des projets personnels.

Isabel aimait qu'on la trouvât intelligente, mais détestait passer pour pédante, si bien qu'elle lisait en secret et malgré son excellente mémoire, se gardait de toute allusion ostentatoire. Son immense curiosité de la vie tenait perpétuellement en alerte son regard étonné.

Son désir d'avoir bonne opinion d'elle-même était insatiable. Il fallait appartenir à l'élite, être conscient de son excellent équilibre, évoluer au royaume de la lumière, de la sagesse naturelle, de l'impulsion heureuse et de l'inspiration élégante et durable. Sa vie serait toujours en harmonie avec l'impression la plus plaisante qu'elle pourrait produire ; elle serait ce qu'elle semblait être et semblerait être ce qu'elle était.

Un jeune Bostonien, Caspar Goodwood la tenait pour la plus belle jeune femme de son époque et lui faisait une cour incessante. Goodwood était grand, fort et un peu raide ; il était maigre et brun ; pas du tout romantique mais du style beau ténébreux. Il n'était pas homme à s'incliner devant une défaite.

Propriétaire de filatures de coton bien connues du Massachusetts, le père de Caspar Godwood avait amassé une fortune considérable. Caspar avait reçu la meilleure part de son instruction à Harvard Collège où il s'était fait une réputation de gymnaste et de rameur.

Isabel était inquiète à l'idée que Caspar Goodwood pourrait se présenter à Gardencourt, comme son amie Henrietta Stackpole l'en avait avisée. Cet état d'alerte pesait sur elle et semblait alourdir l'air, comme si un changement de temps se préparait.

Ralph n'était pas grand marcheur mais flânait souvent à travers le domaine avec sa cousine.

Lorsqu'ils revenaient à la maison, les jeunes gens y trouvaient généralement le thé servi sur la pelouse. Un jour, survint un visiteur.

Après une promenade sur la rivière, les deux jeune gens aperçurent Lord Warburton assis sous les arbres près de Mrs. Touchett. Une brève entrevue avait suffi à Isabel pour découvrir qu'il lui plaisait.

Lord Warburton, ami de Ralph était un spécimen de gentleman anglais, c'était un nouvel aristocrate, réformateur radical et contempteur des vieux usages. Il avait sillonné les Etats-Unis et en savait plus long qu'Isabel sur l'Amérique. On ne pouvait se méprendre sur la qualité de son intelligence, de sa culture et de l'envergure universelle de ses connaissances.

Sa noblesse résultait du mélange d'une riche expérience - si aisément acquise ! - et d'une modestie presque juvénile parfois, dont la saveur douce, salubre et presque tacite, ne perdait rien à l'adjonction d'une nuance de bonté sur laquelle on pouvait compter.

Un après-midi un domestique avait tendu une lettre à Isabel. L'enveloppe avait été timbrée à Londres et l'adresse, tracée d'une écriture familière la frappa aussi vivement que l'aurait fait la voix ou le visage de l'expéditeur.

" Chère Miss Archer, je suis venu en Angleterre pour la seule raison que vous y êtes ; je n'ai pu rester là-bas après que vous soyez partie : je détestais ce pays car vous n'y étiez plus. Ne puis-je venir vous voir une demi heure ? C'est pour l'instant le vœu le plus cher de votre fidèle Caspar Godwood. "

Il semblait à Isabel que sa façon de se dresser devant elle l'indisposait par sa force et son dynamisme excessif, par la raideur de sa présence. Car Caspar Godwood dégageait une énergie qui était le fond de sa nature. La perspective d'une liberté réduite déplaisait particulièrement à Isabel et l'empressement avec lequel elle avait accepté l'invitation de sa tante était une sorte d'instinct qui pouvait l'aider à se soustraire à cette ardeur.

Le lendemain, elle se promenait dans le parc lorsque Lord Warburton l'avait rejointe. Il semblait animé d'une intention précise. Les Anglais sont le peuple le plus romantique qui soit et Lord Warburton s'apprêtait à en fournir une démonstration. Il n'avait passé que 26 heures en sa compagnie et déjà lui proposait de la lier pour la vie. Isabel semblait inquiète, troublée devant les avances de Lod Warburton. Elle avait éprouvé devant lui la forte impression qu'il était un " personnage " et l'admiration éventuelle d'un personnage lui faisait l'effet d'une agression qui n'était pas loin d'un affront mais était à coup sûr un dérangement. Lord Warburton semblait surgir devant elle, grand, puissant, comme une collection d'attributs et de pouvoirs et semblait lui demander une chose que personne encore n'avait eu la présomption de lui demander.

Un instinct lui disait de résister

Isabel comprit qu'elle avait pris pour lui une importance très grande, encore que mystérieuse mais, tout en étant éperdue d'admiration devant la chance qui s'offrait, elle s'arrangeait pour reculer dans son ombre la plus épaisse, comme un animal sauvage, prisonnier d'une vaste cage.

Lord Warburton lui offrait une occasion rare mais Isabel avait beaucoup trop d'amitié pour pouvoir l'épouser. Et elle se confia à Mr. Touchett " Il me plaît énormément, je le dis sans ambages, mais, pour l'instant je n'ai pas envie d'épouser qui que ce soit ".

Isabel ne voulait pas échapper à sa destinée. Epouser Lord Warburton ce serait obtenir énormément mais ce serait aussi renoncer à d'autres possibilités. Elle ne voulait pas se dérober, se détacher de la vie. Des dangers et des bonheurs courants, de ce que la plupart connaissent, de ce dont ils souffrent.

En repoussant Lors Warburton elle renonçait à la paix, la bonté, l'honneur, la fortune, une parfait sécurité et un isolement total.

La semaine suivante il fut convenu qu'Isabel et Henrietta se rendraient à Londres sous l'escorte de Ralph qui les conduisit dans un hôtel tranquille dans une rue perpendiculaire à Picadilly, à l'hôtel Pratt. Pour sa part, Ralph prit ses quartiers à Winchester Square où il disposait d'une " tanière ", chère à son cœur.

Isabel s'était confiée à Ralph :

- Je ne veux pas commencer ma vie en me mariant. Une femme peut faire d'autres choses. Je ne veux pas me marier avant d'avoir vu l'Europe.

Ils avaient échangé un regard qui débordait, chez l'un et l'autre mais surtout chez Ralph, de sentiments trop imprécis pour être exprimés à travers les mots. Ralph s'était contenté de dire :

- Je n'ai pas la prétention de vous donner des conseils et me contente de vous observer avec le plus profond intérêt. Vous avez révélé une grande chose : le monde vous intéresse et vous voulez vous y jeter.

Plus tard, guidée par son indépendance de jeune Américaine, Isabel avait décidé de rentrer seule à l'hôtel. Vers neuf heures le coup discret du garçon d'étage résonna à la porte et fut suivi de la présentation d'une carte annonçant la visite de Caspar Godwood.

Caspar Godwood faisait l'impression d'un homme naturellement bardé d'acier et armé de pied en cap pour l'attaque, y compris pour évaluer en lui les effets des coups et des souffrances possibles. Mais un homme fort ne peut qu'aimer d'autant plus fort.

Isabel lui avait demandé de partir, mais au risque de se rendre odieux, il occupait le terrain.

Elle représentait pour lui une nécessité qu'il avait trop bercée pour y renoncer facilement et il avait traversé l'océan pour lui arracher un semblant de promesse. Mais Isabel était déterminée.

- S'il est une chose au monde dont je sois éprise, c'est de mon indépendance.

- Je suis tout disposé à attendre deux ans pendant lesquels vous ferez ce qui vous plaira. Mais je reviendrai dans deux ans où que vous soyez - dit-il avant de quitter le salon et refermer la porte derrière lui.

Isabel tremblait de la tête aux pieds. Vibrer, lui était facile et elle résonnait à présent comme une harpe que l'on vient de pincer, et s'abandonna au contentement d'avoir refusé en 15 jours deux ardents soupirants.

L'amour de la liberté était jusqu'à présent presque exclusivement théorique et elle n'avait guère été en mesure de lui donner libre carrière. Mais elle avait goûté les délices, si ce n'est de la bataille, au moins de la victoire, et accompli ce qui était le plus conforme à son plan.

Le lendemain Ralph avait reçu un télégramme lui annonçant que son père venait d'avoir une violente attaque de sa vieille maladie.

A Gardencourt une vieille amie de Mrs. Touchett les attendait. Elle s'appelait Madame Merle. Isabel eût l'impression de se trouver face à une femme admirablement accomplie.

L'état du malade avait empiré en 24 heures et il semblai que la fin était proche. Le lendemain, cependant, il reprit plus longuement connaissance alors que Ralph était seul près de lui. Le vieux monsieur se mit à parler :

- Ta cousine te plaît-elle ? -

- Je porte un immense intérêt à ma cousine mais pas le genre d'intérêt que vous souhaitez. Je n'ai que quelques années à vivre mais j'espère vivre assez pour voir ce qu'elle fera d'elle-même. J'aimerai faire en sorte qu'il soit en son pouvoir d'accomplir certains de ses désirs. Elle veut voir le monde, par exemple. J'aimerai garnir sa bourse. Isabel est pauvre. J'aimerais la rendre riche.

Une trace de l'acuité voilée avec laquelle, sa vie durant, Daniel Touchett avait toujours écouté une proposition d'ordre financier, s'attardait sur le visage de l'homme d'affaires que celui du moribond n'avait pas totalement effacé.

Ralph continua :

- vous m'avez dit que j'aurai assez d'agent pour deux. Partagez mon héritage en deux parts égales et donnez lui le second.

- Je voudrais que ce soit une simple clause du testament, sans aucune mention de ma personne. Je voudrais la voir courir le vent en poupe.
-
- Je ne sais, répondit Mr Touchett, s'il est juste de tant faciliter les choses à quelqu'un, et je ne vois pas quel bienfait tu va en tirer.

Ralph, tout en lissant doucement ses oreillers, lui répondit

- j'en tirerai le bienfait dont je vous ai parlé tout à l'heure : satisfaire mon désir de mettre Isabel en mesure de réaliser les exigences de son imagination.

Isabel et Madame Merle furent amenées à se retrouver fréquemment pendant la maladie de leur hôte.

Madame Merle n'avait ni mari, ni enfant, ni fortune, ni situation et, ainsi qu'elle le disait elle-même, pas même les vestiges d'une beauté qu'elle n'avait jamais eue.

- Je suis née avant la Révolution française, disait-elle, j'appartiens à l'Ancien Régime du Vieux Monde. Depuis que l'on ma emmenée en Europe, j'y ai toujours vécu.

Et elle se mit à parler de Florence, où vivait Mr Osmond, un ami et où Mrs Touchett habitait un palazzo médiéval ; de Rome où elle-même avait un petit pied-à-terre orné de quelques beaux damas anciens. Madame Merle avait fait plusieurs fois allusion au manque d'harmonie de sa relation avec Ralph.

Elle avait traversé de graves évènements et connu des gens importants mais jamais elle n'avait joué un grand rôle, elle connaissait trop bien la société pour nourrir de sottes illusions sur la place qu'elle y occupait. Elle était bonne musicienne et le soir lorsqu'elle s'asseyait au piano, ses auditeurs renonçaient à se priver du charme de sa conversation. Elle jouissait aux yeux d'Isabel d'une sorte de grandeur.

Ralph disait qu'elle avait été passionnément ambitieuse et que ses succès tangibles ne répondaient pas, et de loin, à ses manœuvres secrètes. Elle s'était parfaitement entraînée sans avoir remporté aucun prix. Elle était toujours la simple Madame Merle, veuve d'un négociant suisse, dotée d'un petit revenu et de beaucoup de relations, qui séjournait chez quantité d'amis et était presque universellement appréciée que les futilités moelleuses d'un roman nouvellement sorti.

Un après-midi Ralph vint annoncer à Isabel que son père venait de mourir. Et elle se trouva à la tête de 70 000 livres. L'acquisition du pouvoir rendait Isabel sérieuse, elle le scrutait avec une tendre férocité mais n'était pas impatiente de l'exercer.

En compagnie de sa tante elle se rendit tout d'abord à Paris et vers la mi-février elle reprit la route du Midi. Ralph venait de passer à San Remo, sur la Riviera italienne un hiver morne et ensoleillé, sous l'abri mouvant d'une ombrelle blanche. Isabel avait choisi, pour le moment, de rester avec sa tante car, en dépit d'accès d'originalité, elle avait beaucoup de considération pour les usages réputés convenables et parce qu'une jeune fille sans parenté manifeste évoquait pour elle une fleur sans feuillage.

Isabel avait confié à Ralph :

- Une grande fortune est synonyme de liberté et j'ai peur de la liberté. Je ne suis pas sûre que le manque de moyens ne soit un plus grand bonheur.

Mais avant de quitter San Remo Isabel s'était habituée à se sentir riche.

Quelques six mois après la mort de Mr Touchett, Isabel habitait chez sa tante un palazzo historique, dans une rue étroite de Florence dont le nom rappelait les querelles des factions médiévales. Vivre dans un endroit pareil, c'était pour Isabel tenir tout le jour contre son oreille une conque venue des mers d'antan. Imprécise, éternelle, sa rumeur tenait son imagination en éveil.

On ne pouvait envisager de vivre en Italie sans se lier d'amitié avec Gilbert Osmond, l'homme qui en savait le plus sur le pays car il était artiste jusqu'au bout des ongles.

Madame Merle lui avait parlé de son ami à Gardencourt, au cours de leurs interminables entretiens cœur à cœur. Isabel se demandait qu'elle était la nature du lien qui unissait ces esprits supérieurs.

Isabel avait interrogé Ralph à son sujet :

- Si je le connais ? Oh oui ! Pas très bien, mais tout compte fait, suffisamment. C'est un Américain mal défini et inexpliqué qui vit en Italie depuis une trentaine d'années. Pour le peu que j'en sais, il pourrait être un prince travesti - il en aurait assez l'allure, d'ailleurs - un prince qui aurait abdiqué lors d'un accès de dégoût et se morfondrait depuis, dans un état d'écœurement. Il habitait Rome autrefois. Il a l'horreur de la vulgarité, c'est sa grande spécialité. Il vit de ses revenus, dont je doute qu'ils soient vulgairement considérables. Lui-même se définit comme un gentleman pauvre mais honnête. Il s'est marié jeune et a perdu sa femme ; je crois qu'il a une fille. Il a aussi une sœur mariée à un nobliau des environs.

Un doux après-midi de printemps toscan, Isabelle avait rendu visite à Mr Osmond. Mr Osmond vint à sa rencontre et la présenta à sa fille Pansy sortie depuis peu du couvent.

- C'est une petite sainte du ciel ! s'écria Gilbert Osmond avec emphase. Elle est tout mon bonheur !

Il semblât à Isabel qu'une parfaite simplicité n'était pas l'apanage de cette famille. Même la jeune pensionnaire dans sa robe guindée, avec son air soumis et ses mains jointes, se tenait comme si elle se préparait à sa première communion ; même la fille minuscule de Mr Osmond avait un apprêt qui n'était pas tout à fait naturel.

Néanmoins Isabel se disait que cette " nouvelle connaissance " allait peut-être se révéler hors du commun. Elle n'avait jamais rencontré quelqu'un dont la texture fût si fine.

La singularité de Mr Osmond, d'abord physique, s'étendait ensuite au domaine de l'impalpable. Il était original sans être excentrique. Ses traits accusés et délicats, frappaient notre sensible héroïne comme des signes de qualité, d'intensité.

Il semblait exigeant, critique et probablement irritable, dominé de façon excessive par sa sensibilité ce qui l'avait conduit à vivre replié sur lui-même, dans un monde choisi, raréfié, artificiel où seuls comptaient l'art, l'histoire et la beauté.

Sa maison regorgeait d'objets étonnants. Le décor dégageait un charme extraordinaire.

Sous une atmosphère presque solennelle à force d'immobilité, le vaste paysage, tout de grâce classique, déployait en une harmonie splendide ses cultures soignées comme des jardins, la noblesse de ses lignes, sa vallée fertile, ses collines délicatement sculptées et son habitat disséminé par touches émouvantes d'humanité.

Gilbert Osmond alla revoir Isabel au palazzo Crescentini cinq fois en une quinzaine de jours. Isabel semblait être à l'origine de cette attraction. Erudit et critique en matière de délicatesse, Mr Osmond était naturellement curieux de cette apparition exceptionnelle. Mrs Touchett n'était guère satisfaite à l'idée qu'il s'était mis en tête d'épouser sa nièce.

De la part d'Isabel, une telle alliance semblerait relever d'un esprit de contradiction presque morbide. Mrs Touchett se rappelait trop bien que la jeune fille avait refusé la demande d'un pair d'Angleterre et que cette même jeune fille pût se contenter d'un obscur dilettante américain, d'un veuf entre deux âges, pourvu d'une fille mystérieuse et d'un revenu incertain, ne répondait en rien à la conception que Mrs Touchett se faisait de la réussite.

Un jour, Osmond amena sa fille avec lui et Isabel eut plaisir à renouer connaissance avec l'enfant dont les façons lui rappelèrent l'ingénue chère au théâtre français. Pansy avait l'air d'une feuille blanche, la jeune fille idéale des romans étrangers. Isabel espérait qu'un texte édifiant couvrirait cette belle page lisse.

Plusieurs mois s'étaient écoulés. Lors d'un pèlerinage à Rome, Isabel y avait rencontré Lord Warburton et Caspar Godwood. Mais leur présence ne l'avait pas retenue. Pendant plusieurs mois Isabel avait sillonné l'espace selon son expression, examiné une bonne partie de l'humanité et s'estimait à présent très différente de la jeune fille frivole venue d'Albany qui deux ans plus tôt commençait à prendre la mesure de l'Europe sur le gazon de Gardencourt.

Elle avait vécu à Paris, Athènes, Constantinople, en Egypte. Isabel se sentait à présent plus âgée, et de ce fait plus précieuse, tel un objet rare dans la collection d'un amateur d'antiquités. Debout près de la fenêtre elle ne regardait pas le passé, mais elle était occupée de l'heure imminente et menaçante. Lorsque son regard se détourna du jardin, Caspar Godwood se tenait devant elle, droit, fort, résistant.

Il avait l'air d'un homme qui après un voyage éprouvant, s'accorde un moment de silence pour reprendre son souffle.

Isabel semblait avoir peur de son visiteur et elle avait honte de cette peur.

- Je suis venu parce-que je voulais vous voir encore une fois comme vous êtes, une fois mariée vous serez différente. J'aimerai mieux vous savoir morte que mariée à un autre. Qui est Mr Gilbert Osmond ?

Il y avait en lui une souffrance muette qui irritait Isabel.

- Qui est-il ? répondit-elle, rien ni personne, si ce n'est un homme très bon et très honorable. Il n'est pas dans les affaires, il n'est pas riche et ne présente aucun trait particulier qui lui vaudrait la renommée. Mais je ne vous ai pas trompé ! J'étais parfaitement libre !

- Je quitterai Florence demain, dit-il d'une voix ferme.

Cinq minutes après son départ, elle fondait en larmes.

Ralph arriva deux jours plus tard mais il ne manifesta pas ouvertement qu'il savait. Elle avait été impressionnée par la mine de son cousin en le voyant entrer au salon, elle avait oublié qu'il paraissait si souffrant. Meurtri et ravagé, mais toujours sensible et ironique, son visage faisait l'effet d'une lanterne allumée, rafistolée avec du papier et vacillante. Sa dégaine baroque l'aidait peut-être à affirmer plus que jamais son rôle de malade humoriste, de malade dont les infirmités mêmes participaient de la comédie universelle.

Un matin, au retour de sa promenade, Isabel avait trouvé Ralph assis dans la pénombre du jardin, il semblait ruminer de sombre idées.

- Je pensais à vous, lui dit-il, je suis à peine revenu de ma stupeur. Vous êtes la dernière personne dont j'attendais qu'elle se fît prendre. Vous avez dû énormément changer. Il y a un an vous mettiez votre liberté au-dessus de tout. Tout ce que vous vouliez c'était la vie. Vous allez être mise en cage maintenant.

- Je l'ai vue la vie, dit Isabel. J'admets qu'elle ne m'apparaît pas aujourd'hui comme une étendue pleine d'attraits. Je me suis rendue compte qu'on ne peut réaliser une si vaste entreprise. Il faut choisir un terrain et le cultiver.

- Je m'étais offert une vision charmante de votre avenir, fit observer Ralph, vous n'étiez pas sensée descendre si facilement, si vite. A mes yeux vous paraissiez planer très haut dans l'azur. Tout à coup, quelqu'un jette en l'air un bouton de rose fané, touchée de plein fouet, vous tombez au sol. Cela me blesse comme si j'étais moi-même tombé. Je vous aime sans espoir, conclut vivement Ralph en se forçant à sourire et sentant qu'il venait d'en dire plus long qu'il n'avait l'intention.

- Quel genre d'homme auriez-vous souhaité que j'épouse ? demanda-t-elle tout à coup. Votre mère ne m'a jamais pardonné que je me satisfasse d'un homme démuni de tous les avantages que détient votre ami Lord Warburton : fortune, titres, privilèges, châteaux, terres, position, réputation, relations prestigieuses. C'est l'absence totale de tout ce fatras qui me séduit. Mr Osmond est simplement un homme solitaire, très cultivé et très honnête, il n'est pas un propriétaire fabuleux.

Ralph avait écouté avec attention et son esprit s'employait à s'accommoder du poids de l'impression d'ensemble : celle de son ardente bonne foi.

Elle se mariait selon sa seule inclination. Après avoir " vu la vie " pendant deux ans, elle était déjà fatiguée, non pas de vivre mais d'observer. Tout avait été absorbé par un besoin plus primitif qui simplifiait la situation. Elle pouvait s'abandonner à lui avec une sorte d'humilité et l'épouser avec une sorte d'orgueil : elle ne prenait pas seulement, elle donnait.

Pansy représentait déjà une partie des services qu'elle pourrait rendre, une partie des responsabilités qu'elle pourrait affronter.

Vers la fin d'un après-midi de l'automne 1876 le jeune Edward Rosier était venu demander à Madame Merle d'intercéder pour lui auprès de Mr Osmond car il était épris de Pansy.

Isabelle Osmond recevait tous les jeudis au cœur de Rome, une bâtisse élevée, sombre et massive qui dominait une piazzetta ensoleillée, non loin du palazzo Farnese.

Ned Rosier trouvait de mauvais augure que la jeune fille qu'il souhaitait épouser fût enfermée dans une sorte de forteresse domestique.

Dans le salon Mr Rosier croisa Mrs Osmond. Vêtue de velours noir, elle était imposante et merveilleuse et irradiait la douceur. Les années ne l'avaient effleurée que pour l'embellir, elle avait perdu un peu de son ardente vivacité, elle avait plus qu'avant l'air d'être capable d'attendre.

Dans le salon, Pansy, petite demoiselle sérieuse dans sa petite robe empesée, ressemblait tout simplement à une infante de Velasquez. Cela suffisait à Edward Rosier qui la trouvait délicieusement surannée.

Madame Merle avait fait savoir à Mr Rosier que Mr Osmond n'était pas favorable à sa demande en mariage. Alors qu'il n'avait pas l'intention de doter sa fille, il nourrissait à son égard de grandes espérances.

Quelques jours plus tard lord Warburton avait fait son apparition.

Il semblait s'être alourdi pendant ces années et semblait vieilli, il était là, solide et raisonnable et affichait la résignation d'une nature saine et virile, chez laquelle les blessures sentimentales jamais ne s'envenimeraient.

Depuis le mariage de sa cousine, Ralph l'avait vue moins qu'auparavant. Il voyait que la jeune fille libre et passionnée était devenue quelqu'un d'autre : une jeune femme censée représenter quelque chose. Et ce quelque chose était Gilbert Osmond. Ralph était un homme intelligent et décela in petto que Osmond vivait exclusivement pour le monde. Du matin au soir il vivait l'œil braqué sur les variations de son succès. Tout était pose chez Osmond, mais pose si subtilement étudiée qu'on la prenait pour de la spontanéité.

Un simple fait maintenait Ralph en vie : il n'en savait pas encore assez sur la personne qui l'intéressait le plus au monde.

Pendant ce temps Isabel avait disposé de trois ans pour réfléchir à la théorie de Mrs Touchett selon qui Madame Merle était l'auteur du mariage de Gilbert Osmond. Isabel avait toujours supposé pour sa part qu'il était l'œuvre de la nature, de la providence, du destin ou encore de l'éternel mystère des choses. Pour Isabel il n'y avait ni piège ni complot, elle avait regardé, réfléchi et choisi.

Mais à présent, plus rien n'était clair dans l'esprit d'Isabel, envahi par le regret confus et les appréhensions complexes. Entre Isabel et Osmond un abîme s'était creusé et sa méfiance profonde à l'égard de son mari, voilà qui assombrissait le monde.

Isabel l'avait aimé anxieusement et ardemment, elle s'était donnée avec un élan maternel avec le bonheur de la femme qui se sent et se sait donatrice, celle qui arrive le main pleines.

Au fond son argent avait été un fardeau. Ce qu'Osmond avait mis en cause était sa personnalité tout entière. La belle intelligence d'Osmond lui accordait ni air ni lumière. Sous sa culture, son intelligence, son aménité, sous son urbanité, son aisance et sa connaissance de la vie se dissimulait l'égotisme, lové comme un serpent sur une berge fleurie. Il n'était ni violent, ni cruel ; elle croyait simplement qu'il la haïssait. Son véritable crime, elle finit par le percevoir, était d'avoir un cerveau bien à elle. L'esprit d'Isabel aurait dû appartenir à celui de son mari, dépendre du sien comme un jardinet de fleurs d'agrément dépend d'un parc aux cerfs. Il ne désirait pas que sa femme fût stupide mais il entendait que cette intelligence s'employât exclusivement à son bénéfice.

Il faisaient un couple étrange et leur vie était affreuse.

Et cependant Isabel s'était dit que lorsqu'une femme a commis une erreur, la seule façon d'y remédier consiste à l'accepter avec une parfaite grandeur d'âme ! Que chacun doit remplir son devoir là où il le trouve et le chercher de son mieux. Pansy lui était chère ; de la part de la jeune fille plus que d'une affection, il s'agissait d'une foi ardente et contraignante.

Le séjour de Ralph à Rome irritait Osmond et Isabel était consciente que l'intérêt qu'elle portait à son cousin exaspérait la rage de son mari. Isabel croyait que Ralph allait mourir et cette crainte lui inspirait pour son cousin une tendresse à ce jour inconnue. Isabel ne se plaignait pas de son mari, son nom n'était jamais évoqué entre eux. Ralph lui faisait sentir la beauté du monde, et ce qui aurait pu être.

Lorsque Ralph lui annonçât son départ Isabel se sentit désemparée.

- vous avez été mon meilleur ami, lui dit-elle

- C'était pour vous que je voulais….que je voulais vivre. Mais je vous suis inutile

C'est alors que le sentiment poignant qu'elle ne le reverrait plus la submergea.

- Si vous m'envoyez chercher, je viendrai, dit-elle enfin.

Et Ralph avait quitté palazzo Roccanera.

Quelques jours plus tard Pansy annonçait à Isabel qu'elle rentrait au couvent

- Papa dit que c'est excellent pour une jeune fille de faire de temps en temps une petite retraite. Je pense que Papa a raison ; j'ai tellement pratiqué le monde cet hiver !

Isabel comprit que son mari voulait soustraire Pansy à son influence.

La comtesse Gemini, la sœur d'Osmond lui fit un aveu :

- Ma première belle-sœur n'a pas eu d'enfant. C'est seulement après sa mort que Pansy est arrivée. Osmond est son père, quant à sa véritable mère…. Quand il vous a épousée, il n'était plus l'amant de l'autre femme, la dame s'était retirée pour des raisons personnelles car elle avait toujours, elle aussi, intensément vénéré les apparences.

Isabel avait compris qu'il s'agissait de madame Merle.

- Pourquoi a-t-elle voulu qu'il m'épouse, demanda Isabel après un silence.
- Ah ! ma chère, c'est là qu'est sa supériorité ! Parce que vous aviez de l'argent et parce qu'elle croyait que vous seriez bonne pour Pansy. Son échec personnel a été si affreux qu'elle est déterminée à ce que sa fille le compense.

Il y avait un train pour Turin et Paris ce soir là. Après avoir rendu visite à Pansy Isabel avait décidé de se rendre à Gardencourt où Ralph était mourant.

L'arrivée à Gardencourt fût encore plus discrète que la première.

- Pauvre Isabel lui dit Ralph, vous vouliez connaître la vie par vous-même mais cela ne vous a pas été accordé ; vous avez été punie de l'avoir désiré. Vous avez été broyée par le conformisme. Allez-vous retourner vers lui ?

- Je ne sais pas, je ne veux rien dire. Je resterai ici aussi longtemps que je le pourrai. Je veux que vous soyez heureux, que vous ne pensiez à rien de triste ; que vous sentiez que je suis près de vous et que je vous aime.

Isabel ne quitta pas tout de suite Gardencourt après la mort de son cousin. Elle se disait que la charité la plus élémentaire voulait qu'elle restât un peu avec sa tante. C'était une chance pour elle de disposer d'une si bonne solution ; sinon elle aurait pu éprouver le besoin impérieux d'en trouver une. Sa mission était accomplie ; elle avait fait ce pourquoi elle avait quitté son mari.

Elle se disait qu'elle avait, dans une ville étrangère un mari qui comptait les jours de son absence, dans un cas semblable il fallait un excellent motif. Il n'était pas le meilleur des maris mais cela ne changeait rien à l'affaire. Le mariage en soi impliquait certaines obligations tout à fait indépendantes de la quantité de plaisir que l'on en retirait. Elle pensait à son mari avec une sorte de frémissement spirituel. L'image était d'un froid pénétrant et Isabel se réfugiat dans l'ombre profonde de Gardencourt.

Isabel s'était laissé choir sur le siège rustique sous les grands chênes lorsque Caspar Goodwood l'avait rejointe. Il ne disait rien ; elle le sentait seulement près d'elle, à côté d'elle sur le banc, et tourné vers elle de façon pressante. Il lui semblait que personne ne s'était jamais trouvé si près d'elle. Elle éprouvait face à lui une sensation qu'il ne lui avait jamais inspirée, celle d'un danger.

- Aujourd'hui je sais et je peux vous aider, dit-il enfin. Vous êtes la plus malheureuse des femmes et votre mari est un monstre, un criminel. Vous avez peur de retourner là-bas. Vous êtes seule. C'est pour cela que je veux que vous pensiez à moi. Pourquoi subir l'atroce convention ? Je suis là ; je suis solide comme un roc.

Isabel poussa un long gémissement, comme un être qui souffre, c'était comme s'il pesait de tout son poids sur une blessure.

Elle croyait à ce moment précis que s'abandonner dans ses bras serait l'approche de sa mort. Un court instant, cette conviction devint extase en laquelle elle sombra.

- Si vous m'aimez, si vous avez pitié de moi, laissez-moi !

Dans l'ombre, il darda sur elle un regard furieux puis subitement, elle sentit ses bras autour d'elle et ses lèvres sur les siennes. Tel un éclair foudroyant, son baiser se propagea, s'étendit, puis demeura suspendu ; fait extraordinaire, aussi longtemps qu'elle le reçut, elle sentit que tous les aspects de sa rude virilité qui l'avaient rebutée, les traits agressifs de son visage, de sa silhouette et de sa présence, affirmaient intensément leur identité, et se confondaient avec cet acte de possession. Ainsi, dit-on, les naufragés suivent entre deux eaux une traînée d'images avant de sombrer. Mais lorsque l'obscurité tomba, elle était libre. Sans un regard autour d'elle, Isabel s'élança.

Deux jours plus tard Caspar Goodwood frappait à la porte de Winple Street, dont Henrietta Stackpole occupait un appartement.

- Elle est arrivée hier et a passé la nuit chez moi. Mais elle est partie pour Rome ce matin. Ecoutez-moi Mr Goodwood, dit-elle, contentez-vous d'attendre.

Il leva les yeux vers les siens pour y lire, le cœur révulsé, qu'elle voulait simplement dire combien il était jeune.

Commentaires

Qui est vraiment Isabelle Archer ? Dans ses Carnets James avoue avoir laissé son héroïne " en l'air ", sans l'avoir " conduite au bout de la situation ". Ce portrait, comme la vie, demeure inachevé. A nous d'y mettre, selon notre pente, la touche finale.

" On ne sait le tout de rien ", dit James dans la Préface qu'il donna, longtemps après, au Portrait. Ne pas tout dire, ménager le mystère, cela fait partie de l'écriture d'Henry James.

Isabelle Archer est le personnage grâce auquel James exprimera sa profonde répugnance pour l'idée d'un être existant par lui-même. " Vous ne trouverez jamais un homme ou une femme isolés: Chacun de nous est un faisceau de réciprocités. Qu'est-ce que nous appelons notre personnalité ? Où commence-t-elle ? Où finit-elle ? " demande un des personnages du roman et c'est là une des questions cruciales du livre.

Et cependant, James n'a pas ménagé Isabelle. Il la voit fraîche, ignorante, " impatiente de vivre ", " trop peu habituée à souffrir ", puérile, vaniteuse, soucieuse des apparences. Ainsi James écrit-il " sa plus grande terreur était de paraître étroite d'esprit ; la seconde, qui ne lui cédait que peu, de l'être réellement ".

Isabelle apparaît comme une Emma Bovary aux aspirations intellectuelles, que les ambitions de l'esprit maintiennent loin des égarements de la chair.

Tout comme Emma, elle aime " les effets romantiques ", vit calfeutrée dans le romanesque, rêve de fantômes, de palais où l'on assassine. Et c'est justement à la confrontation entre le romanesque et le réel que James la destine.

Aux " chemins fleuris " où lord Warburton eût pu la promener toute sa vie, elle préfère le dénouement d'Osmond, où elle se mire complaisamment, à cause du rôle qu'il lui permettra de jouer. Ce qui est positif l'irrite. La vision qu'elle a de Goodwood " trop d'une pièce ", aux " traits trop droits " et " trop raides " montre combien le trop rebute Isabelle.

De même ce qui provoque la gourmandise spirituelle d'Isabelle, ce n'est pas ce que les autres apportent, mais l'empreinte qu'elle peut laisser grâce à ses propres dons. Désir de puissance ? Masochismes ? Isabel semble se réjouir d'être utilisée, mais en même temps trouve, dans l'utilisation même que l'autre fait d'elle, prétexte sadique à se réserver.

Craintive, réfugiée dans une virginale tour d'ivoire d'où elle refuse se prétendants, Isabel refuse de se perdre et le personnage de Goodwood est là pour témoigner de sa peur. Le silence est total sur les premiers moments d'Isabel et Osmond. Les trois premières années de son mariage sont entourées d'une zone d'ombre et le lecteur est libre d'imaginer quel cataclysme fut pour cette virginale idéaliste la brutale nudité du voyage de noce. Pourquoi ce sombre intervalle ?

e lecteur retrouve Isabel trois ans plus tard à Rome, subtilement transformée, enfermée dans le sinistre palazzo Roccanera " une forteresse domestique qui sentait la ruine, les actes d'astuce et de violence " et il apprend qu'elle a perdu un enfant et qu'elle est malheureuse.

James s'entend à taire l'essentiel qui, à être trop dit, se dénature, se dilue. Le non dit (souvent confondu avec l'interdit) reste enrobé de silence.

Un portrait de femme s'imposa comme une grande œuvre d'art, l'un des romans de langue anglaise les mieux écrits, par son évocation des milieux américains et européens, le rythme mesuré de la narration, et la profondeur psychologique des personnages.

Dans une Europe où on lisait Flaubert, Tourgueniev, Tolstoï et Zola, il introduisait une héroïne typiquement américaine - une femme moderne dont le destin ne reposait pas nécessairement sur le mariage et le sexe, mais sur sa liberté.

Grâce à ses dons d'observation, Henry James atteint à une maîtrise impeccable, à la plus pure virtuosité formelle. L'art qu'il possède au suprême degré de s'identifier à ses héroïnes - surtout quand elles appartiennent à son milieu social - fait d'Isabel Archer une figure particulièrement attachantes.

Observateur passionné du " grand théâtre obscur ", James scrute davantage l'âme, le psychisme de ses personnages et ce sont les révolutions intérieures, la fluidité des consciences qui le fascinent. Il analyse le comportement humain sous sa forme la plus complexe et la plus mystérieuse. On pourrait presque parler de narcissisme psychologique cher à Poe ou Oscar Wilde.

" Dépeindre la vie de gens n'est rien, tant que l'on n'a pas décrit leurs perceptions, et plus encore la croissance, le changement, les intensités variables de celles-ci, tout ce dont leur vie est faite. "

Dans l'univers de ses romans, la conception morale est beaucoup plus importante que l'action. Tout dépend non de ce que la personne fait, mais de ce qu'il (ou plus souvent, elle) voit dans la vie, les autres, la traditions, l'art, la nature, les possibilités d'absorption ou de réflexion de l'esprit.

Henry James ne peint pas la vie. Il l'explore.

L'univers doré constitue le terrain de chasse littéraire de James. Sous le jeux complexe des relations civilisées, on découvre les sombres abysses humains explorés avec passion. L'argent fait un véritable gâchis de l'amitié, le vernis des plus huppés ne tient pas sous la corruption. " La vraie richesse est de pouvoir répondre aux aspirations de son imagination ".

Henry James n'appartient pas à ce qui flattent le public. A beaucoup la beauté de James semble glacée et sans substance à force de perfection.

Biographie


Henry James naquit le 15 avril 1843 à New York au 21, Washington Place, près de Green Street.

Son grand-père, un émigré protestant irlandais, arrivé aux Etats Unis juste après la révolution, avait amassé une telle fortune dans le Nouveau Monde qu'il épargna à deux générations de ses descendants la " honte de faire du commerce ".

Son père, visionnaire, admirateur du mystique suédois Swedenborg, détracteur de la société, iconoclaste, patriarche et homme d'esprit, fut une des personnalités les plus attachantes de son temps. Gravement brûlé à l'âge de 13 ans, il avait perdu la jambe droite amputée au-dessus du genou.

Sa mère Mary Robertson Walsh était issue d'une famille aisée, aussi résolument presbytérienne que les James d'Albany.

Il y eût toujours, sous l'œil observateur du jeune Henry la présence de l'image d'une relation ambiguë et inversée : celle d'un père fort, viril et pourtant faible, féminin par son côté tendre et accommodant, qui cédait à ses enfants et une mère forte, résolue, mais déraisonnable et inconséquente.

L'effet du spectacle qu'offrait la relation de ses parents sur le jeune Henry ne s'atténua nullement avec l'âge. Il crut même que les hommes tirent leur force de la femme qu'ils épousent, et que de leur côté les femmes peuvent priver les hommes à la fois de leurs forces et de leur vie.

Mary James était courageuse et, lorsqu'elle mourut, la source sacrée à laquelle son époux avait puisé vie et force fut tarie.

Peur et adoration des femmes : le thème de l'amour s'organise en entrelacs impressionnants dans l'œuvre de Henry James. Et l'amour, dans la plupart des ses romans, est revêtu d'une puissance funeste.

Les James eurent cinq enfants : Williams, Garth Wilkinson, Henry, Robertson et Alice. La rivalité fraternelle entre Henry et son frère aîné Williams créa toujours des conflits psychiques latents.

Henry craignait que l'affirmation de soi puisse compromettre l'amour, et se trouvait prisonnier entre son désir de conserver l'affection de son frère et le besoin de revendiquer sa propre place dans la constellation familiale.

Pour fuir les frustrations de son enfance, le jeune Henry trouvait refuge dans les livres, l'imagination et l'écriture.

L'éducation des enfants James fut irrégulière et volontairement éclectique, marquée par un changement perpétuel de maîtres, d'écoles, d'études et de résidences suivant l'idéal pédagogique de leur père qui voulait former des intelligences libres et dépourvues de préjugés.

L'enfance de Henry James se déroula dans un monde riche et composite enveloppé d'une sécurité apparente et " baignant dans un ordre social impeccable ".

Henry avait 6 ans quand la découverte de l'or en Californie bouleversa le pays ; mais au moment où les chariots bâclés se dirigeaient vers l'Ouest, les James gardaient les yeux tourné vers l'Europe.

Après un séjour de 5 ans en Europe, la famille alla s'établir, en 1860, en Nouvelle Angleterre où elle demeura pendant la guerre civile. Bien qu'il ne considéra jamais la Nouvelle Angleterre comme sa patrie, Henry James en assimila cependant cet aspect du puritanisme qu'est l'introspection, la connaissance des " lois naturelles " de l'âme et de tout ce qui, dans la tradition puritaine constitue " la servitude de la vie humaine ".

Une lésion à la colonne vertébrale empêcha le jeune Henry de prendre part à la guerre civile et rejoindre les troupes de Lincoln. Henry James parlera d'une " blessure horrible, bien qu'obscure ". James ne donne aucune indication sur la nature de sa blessure. Il semble avoir noyé dans le vague toute la question de sa non-participation à la guerre de Sécession.

Dans les années vingt, les critiques tendirent à établir une relation entre l'accident et son célibat, entre sa volonté manifeste d'éviter toute relation poussée avec les femmes et l'absence de toute sexualité franche dans ses œuvres. Il s'ensuit une " théorie ", selon laquelle le romancier aurait reçu une blessure équivalente à une castration.

En septembre 1862, Henry quitta Newport pour Cambridge et il s'inscrivit à la faculté de droit de Harvard, le " centre pensant du continent ". Le droit était une discipline éminemment " pratique ", miroir de " la vie " et " du monde ". En réalité, c'était le chemin le plus facile pour un homme timide et perspicace qui ne demandait qu'à être " cultivé ".

Après qu'il se fut essayé à la peinture, Balzac lui révéla sa véritable vocation : la littérature. Ses premiers écrits ce furent des contes et articles de critique destinés à des revues. L'Histoire d'une année avait paru dans le numéro de mars 1865 de l'Atlantic Monthly.

Dans la vie nationale, c'était la fin de la guerre de Sécession et la démobilisation de la grande armée des vétérans nordistes, dans la vie privée de Henry James, ce fut l'année de ses débuts officiels d'écrivain. Ce fut l'année où son frère Williams se joignit à une expédition scientifique en Amazonie.

Sa cousine, Mary Temple (Minny) avait commencé à prendre une place importante dans la vie d'Henry. Minny avait 20 ans et était " un être jeune et rayonnant, un éclat merveilleux et éthéré émanait de sa présence ". Elle marchait " à pas longs, légers et semblait glisser ", traits qu'Henry James a attribué à bon nombre de ses héroïnes.

Henry adorait Minny et plus tard il cristallisera ses derniers souvenirs d'elle dans Les ailes de la colombe où il décrira la situation d'une jeune créature brusquement condamnée à mourir. Le jeune Henry était amoureux mais son amour était très intériorisé, c'était un amour interrogateur, inexprimé, inavoué. Il écrira plus tard : le véritable amour est fait de silence. Et un tel silence peut avoir la peur comme composante. Henry James redoutait les femmes, tout en leur vouant un culte.

En 1869, se préparant à partir pour l'Europe, il avait fait ses adieux à sa cousine. Fragile, droite, amaigrie, elle semblait transparente.

L'Angleterre, écrivait-il à sa famille, avait été une " bonne matrone ". La Suisse fut " un homme magnifique ". Il trouva que l'Italie était une " belle nymphe échevelée ", nymphe qu'il allait poursuivre, à des intervalles réguliers, toute sa vie.

Les mois pendant lesquels Henry découvrit l'Europe furent pour Minny des mois de maladie grave. Le 8 mars 1870, les poumons fatigués de Minny avaient exhalé leur dernier souffle.

Dans une lettre à William, Henry écrit " Elle représentait pour moi, d'une certaine manière, quelques-uns des éléments ou des étapes de la vie en liberté - d'abord en tant que femme, mais davantage encore en tant que jeunesse - avec laquelle, vu mon infirmité, je ne peux avoir qu'un rapport indirect. […] Je ne puis me défaire de l'idée qu'au moment où je commence ma vie elle a terminé la sienne.

Elle devint, neuf ans après sa mort, l'héroïne d'Un portrait de femme. Le héros de l'intrigue, Ralph Touchett, meurt de tuberculose (un renversement des rôles). Dans le roman, Henry accorde à son héroïne la chance de voir le monde et de vivre jusqu'au bout ses rêves et sa désillusion.

Henry James retraversa l'Atlantique au printemps 1870 impatient de retrouver la maison familiale. L'année passée en Europe avait fait son œuvre. Henry pouvait établir des comparaisons entre l'Ancien et le Nouveau Monde, analyser les contrastes, écrire des nouvelles inspirées par ses voyages.

La vie littéraire, dans cette Amérique affairée, paraissait à Henry une vie d'oisiveté. Ses compatriotes créaient des industries et construisaient des voies ferrées. Son refrain était que la littérature, en tant que profession, était incompatible avec l'environnement américain.

" La situation d'un Américain qui a mordu profondément dans la pomme de l'Europe " et qui a ensuite été forcé de détacher ses lèvres du fruit, écrit-il, est très particulière et très intéressante. "

Henry trouva des changements très nets dans le climat de Quincy Street. Il était toujours le fils préféré de sa mère, l'ange " de l'ancien temps, mais Quincy Street s'était accoutumée à son absence. Le fils aîné, resté à la maison, se trouvait dans une position des plus confortables.

En 1872 Henry s'embarqua à nouveau pour L'Europe accompagné de sa sœur Alice et sa tante Kate. Comme beaucoup d'autres femmes du XIXe siècle, Alice était délicate, impressionnable, inquiète et dépressive. De mystérieux malaise nerveux, allant de " migraines " intermittentes et d'une fragilité victorienne bienséante à des crises d'hystérie violentes et à des épisodes psychotiques étranges, dominaient la vie de nombreuses Américaines. Dans leur ensemble, ces indispositions, avec leurs origines personnelles distinctes, peuvent être considérées comme une réponse collective à la transformation de la vie américaine de la fin du XIXè siècle, en particulier aux changements dans la situation sociale et le rôle des femmes. Alice sembla réagir aux changements sociaux et aux conflits personnels par des conflits dramatiques qui firent rage dans son corps et son esprit.

La famille James se rendit à Londres, en Suisse, à Venise, Paris, Rome, Florence.

Henry James avait eu une éducation intellectuelle, esthétique, des plus puritaines. L'imagination chez lui pouvait suppléer aux aventures. Les jeux du sexe et du monde ne s'étalaient pas dans tous les salons. C'est pourquoi on peut se demander, aujourd'hui, si James est allé jusqu'au bout de la tendresse que lui inspiraient les hommes - mais, ce que l'on sait c'est que dans l'ordre de sa vie, l'homosexualité devait être aussi effrayante que les femmes.

Pour James, le sexe était effrayant, parce que la passion l'était. Il considérait qu'elle pouvait affaiblir sa virilité. Henry avait reçu en héritage le contrôle de soi, le sentiment de culpabilité, l'anxiété, qu'il avait pu surmonter, comme ses œuvres en témoignent, en faisant des conditions de l'être et des vérités de la " vie sensible " l'objet de ses investigations.

Les femmes furent reléguées loin de Henry et il n'eut jamais l'instinct de choisir et de saisir ni l'audace de poursuivre : observer lui suffisait.

A Paris, James rencontra Tourgueniev et Flaubert, les frères Goncourt, Emile Zola, Alphonse Daudet. James les estimait mais ne pouvait entièrement admettre le " naturalisme ". " Ces messieurs, écrivait-il à Child, semblent avoir perdu tout sentiment de quoi que ce soit dans la nature hormis des organes génitaux ".

En 1876, Londres devint son home. Pour James, Londres était " le plus complet abrégé du monde ". L'espèce humaine y était mieux représentée que nulle part ailleurs.

C'était pour un romancier un véritable royaume. James allait devenir l'historien des " privilégié ". Il s'appelait " le touriste sentimental " ou encore " l'étranger observateur ", n'ayant nul désir d'abandonner son statut d'étranger, même lorsqu'il se serait plus étroitement mêlé à la vie anglaise.

En 1878, il écrivit à Londres son Daisy Miller. Le roman fut publié par le magazine anglais Cornhill Magazine, après quoi le monde considéra Henry James comme " un (suffisamment) grand homme ". La nouvelle devint " l'enfant le plus florissant " de toutes les créations de James. Sans s'en rendre compte, il avait écrit un petit chef-d'œuvre.

Daisy fut en vogue pendant longtemps : elle s'imposa comme un personnage de référence - et " une Daisy Miller " devint une locution souvent employée pour désigner une charmante jeune dame américaine faisant irruption dans un environnement européen. James avait découvert la " jeune fille américaine " comme un phénomène social, comme un fait, un archétype.

Les jeunes femme devinrent soudain le grand sujet de James ; et il les révélera dans leurs plus beaux atours comme dans toutes les nuances de leur timidité ou de leur insolence, de leur incertitude ou de leurs triomphes - au moment de leur rencontre avec l'Europe et de leur refus de renoncer à leur héritage américain d'innocence et d'ignorance. Abordant une civilisation ancienne comme celle de l'Europe, ces nouvelles venues représentaient un ordre social davantage fondé sur la fortune que sur la noblesse ; et la manière jamesienne de les décrire était empreinte d'affection, même s'il exerçait à leurs dépens une délicate ironie.

En 1878 paraissait dans l'Atlantic Monthly le roman Les Européens.

A Londres James évolua dans le grand monde où il examine avec curiosité certains Anglais qui, comblés par la fortune pendant toute leur existence, se trouvent confinés, de par leur richesse même, à une sorte d'élégance passive ou aux formalités condescendantes de l'amateurisme et du conformisme.

Si James était à ce moment là un auteur dont on parlait beaucoup, un lion de la littérature, ses revenus n'étaient pas à la hauteur de sa réputation. Mais il avait suffisamment d'argent pour vivre à l'aise et voyager et il était parfaitement serein.

James avait décidé depuis longtemps de ne pas se marier. Mais parmi ses amis, trois vieilles dames de la haute société londonienne qui avaient beaucoup vécu et beaucoup appris, tenaient une position de choix dans l'existence de célibataire de Henry James ; une place plus importante que celle des femmes plus jeunes qu'il rencontrait régulièrement. Très intelligentes, drôles, impérieuses et exigeantes, elles étaient aux yeux de James des êtres du plus grand intérêt. Mrs Kemble, Mrs Procter, Mrs Duncan Steward se le disputaient.

Il avait - cela est sûr - de jeunes amis : mais ici encore tout était froideur et réserve.

Envers le jeune Oscar Wilde, il affectait le mépris ; envers l'ardent inverti John Addington Symonds, seulement l'ironie légère. Il se moquait facilement de la sexualité débridée d'un Zola ou d'un Daudet. A ses yeux, le naturalisme français était " sale " et on y parlait trop de bordel.

James attirait les femmes de tous âges parce qu'il était naturellement distingué et parce qu'il " possédait une opacité qui piquait leur intérêt et leur curiosité ". Mr Nadal écrivit " Il semblait considérer les femmes un peu comme les femmes se considèrent elles-mêmes. Les attributs sexuels des femmes, qui sont pour la plupart des hommes le premier et le plus important des attraits, n'étaient pas, pour James leur attrait primordial ". C'est ce qui lui permit de les peindre dans ses romans d'une manière à la fois détachée et intime ".

Son frère Williams épousa en juillet 1878 Alice Howe Gibbens, une Bostonienne trapue, robuste, brune, fraîche et pratique qui, comme les James avait vécu en Europe. Henry était manifestement jaloux de la jeune épouse pour des raisons complexes.

En se mariant, après dix ans de dépression et d'hypocondrie, Williams abordait enfin sa carrière de philosophe et de psychologue. Henry l'esthète demeurait un problème pour son frère. L'hédonisme de Henry et son côté androgyne suggéraient une homosexualité latente qui troublait profondément William. Ce que celui-ci ne pouvait saisir, c'est qu'en " investissant " sa libido en lui, le frère aîné, Henry avait probablement écarté l'identification possible avec le monde homosexuel.

Après avoir placé la moitié de leur " vie " jumelés, les deux frères se livraient un combat pour conquérir leur identité. Henry aima Williams jusqu'à sa mort, malgré leurs rivalités, leurs querelles et leurs différends chroniques. Le romancier paraissait prêt à accepter le côté féminin de sa personnalité d'artiste.

Fin avril 1880 Henry James s'installa à Florence et là il commença Un portrait de femme.

Novembre 1881 James retourna à Quincy Street pour les fêtes de Noël et la famille fut réunie pour un bref moment. Le 29 janvier sa mère mourut à l'âge de 71 ans. A la fin de la même année son père les quitta à son tour laissant une fortune estimée à 95 000 dollars.

Avec Les Bostoniennes, Henry James écrivit le plus important roman américain de cette décennie-là. Le Century Magazine le publia pendant treize mois mais ce feuilleton passa dans un silence impressionnant. Aujourd'hui le livre présente un intérêt historique et les mouvements de libération des femmes de notre siècle ont donné au roman un intérêt nouveau.

Henry James avait connu Constance Fenimore Woolson, une femme délicate et élégante de 39 ans. James oublia sa réserve habituelle : il fit tout pour charmer l'Américaine.

Elle devint dans la vie de James l'une de ces amies qu'il considérait comme une " ressource personnelle " et envers qui il demeura, à sa manière distante, toujours fidèle. Constance qui était écrivain, était une vieille fille sourde d'une oreille et " intense " selon l'expression de James.

Le 24 janvier 1894, alors que l'aube d'hiver se levait sur les petits canaux et la lagune, la vie confinée et solitaire de Constance Fenimore Woolson s'était achevée. Elle avait décidé de mettre fin à ses jours en se jetant de la fenêtre située au second étage dans la calle qui longe la casa Semilecolo à Venise.

Henry James éprouva un grand choc de cette mort étrange. Son geste avait été, partiellement, la conséquence de son amour frustré pour James ? La promesse d'une visite annuelle était un mince soutien pour une vieille fille d'un certain âge vivant dans un monde à peu près privé de sons.

Minny Temple était morte alors que James avait 27 ans, et qu'il se trouvait au seuil de sa carrière littéraire. Constance avait mis fin à ses jours alors qu'il avait 51 an et qu'il était déjà célèbre. Dans Les ailes de la colombe, James introduira les deux femmes dont il avait dû affronter la mort au début et à la fin de ses années de maturité - Minny, la flamme dansante, qui avait tout donné sans rien demander et qui était sienne pour l'éternité, et Fenimore, la profonde et tranquille femme de caractère qui, malgré son dévouement et " les intensités de sa fidélité ", n'avait rien cédé et avait ébranlé l'autel le plus intime de son être.

A 50 ans James avait eu sa première attaque de goutte. L'époque victorienne s'achevait. Maussade, misanthrope, mélancolique, maladif et morose, James avait essayé depuis 1890 de devenir un auteur dramatique et le théâtre ne lui avait pas réussi.

A l'aube du siècle nouveau, Henry James fait la connaissance du sculpteur américain, d'origine norvégienne, Hendrik Christian Andersen. Ils devaient se rencontrer qu'une demi-douzaine de fois et à de très longs intervalles. Chaque rencontre raviva leur affection et l'élément constant de la correspondance du romancier avec Andersen révèle les accents de la passion et de la possession et le cri réitéré qui arrache à James l'absence de l'autre.

En 1911, alors que James a 68 ans et Hendrik 39, la lassitude des propos que tient un vieil homme révèle son ultime tentative de s'accrocher à un désir sans espoir.

On peut estimer que, dans la vie d'un écrivain qui a résisté tant d'années à la sexualité et exalté les aspects intellectuels et sensibles des relations humaines plutôt que leur aspect physique, la question de savoir si leur relation a été charnelle, n'a pas d'importance. Une chose cependant est claire. Le " lourdaud " Andersen " a inspiré à Henry James des sentiments proches de l'amour - un amour proche à celui que Fenimore nourrissait à son égard.

Les Ambassadeurs furent conçus comme " la description d'une brève et intéressante période d'environ six mois dans l'histoire d'un homme qui n'est plus très jeune ".

James acheva son livre en huit mois. Aucun résumé succinct ne peut faire sentir tout ce que la comédie des Ambassadeurs a de brillant et d'intelligent, ni la délicatesse ironique de ses scènes et de ses conversations, ni les moyens que James met en œuvre avec le savoir-faire de sa maturité pour disséquer L'Amérique et l'Europe et réinventer son mythe international.

Le roman exprime le mythe fondamental de la vie de Henry James. L'écrivain était persuadé depuis longtemps que l'Europe avait été un choix sage, car les Etats Unis ne pouvaient lui donner la liberté qu'il avait trouvée à l'étranger. L'Amérique n'était que contrainte et puritanisme. Dans le symbolisme de l'ouvrage, les deux patries de James - l'Europe bienfaisante, l'Amérique exigeante - occupent une place prépondérante.

En 1903, Henry James a soixante ans. Il est devenu quelqu'un, un oracle, une légende. Il avait sauté deux décennies de la vie de son pays et durant l'automne 1903, pour James le mal du pays était devenu un défi. " Il faut que j'y aille avant que je ne sois trop vieux et, surtout, avant que je ne me sente vieux ".

Quatre décennies s'étaient écoulées depuis la guerre de Sécession ; mais la vieille douleur enfouie, l'angoisse de la lutte fratricide demeuraient. Le fait que Henry ait pénétré après une absence de trois décennies dans l'orbite de son frère aîné raviva la lutte pour le pouvoir , depuis longtemps enfouie, mais qui les avait opposés dès leur prime enfance, à Washington Square. Pendant leur jeunesse, ils avaient été semblables à Jacob et Esaü. Employant la langue du mythe, Henry parlait maintenant de son retour comme d'une " reconquête de mes droits naturels ".

Il avait cru que l'Amérique le rejetait ; il constatait maintenant que, même si elle se moquait de lui, elle l'aimait.

Balzac avait " interprété l'univers aussi puissamment et à voix aussi haute que possible dans la France de son temps ", disait James. Lui-même s'était attelé à une tâche semblable : il avait interprété l'Amérique et les Américains dans le monde - le monde européen -, les rendant en quelque sorte à la civilisation dont ils s'étaient détachés.

William James s'éteignit en 1910. Henry était maintenant le seul survivant de cette branche de la famille James qui avait donné à l'Amérique deux hommes remarquables : il était le dernier héritier ; il était la voix de la catastrophe ; à lui était échu le mot de la fin.

Début 1913, vieux, fatigué, Henry James continuait à participer aux mouvements de la vie et rien ne le montre mieux que ses derniers écrits. La Graine plus fine, son recueil de nouvelles et La tour d'ivoire, contenaient des sujets nouveaux issus de ses deux voyages en Amérique.

Deux journaux retracent l'ultime maladie de James.

l fut tout d'abord troublé dans sa " perception des lieux " et commença à croire qu'il avait perdu la raison et que ses visiteurs s'en apercevaient. Apparemment sa seconde attaque avait causé quelque dommage au cerveau.

Faisant la navette, dans sa mémoire embrouillée, entre les lieux de ses pèlerinages - l'Irlande de son père et de son grand-père et les villes de Londres, Rome, Edimbourg, qu'il avait explorées - il avait l'impression de se trouver dans deux endroits à la fois. La mémoire devenait réalité, et la réalité de sa chambre de malade faisait irruption dans sa mémoire. Et la terreur d'être pris pour un fou dérivait de la terreur qu'inspirait la mort.

Le 28 février, il s'éteignit. Pas une ombre sur son visage, pas un muscle contracté.

Le corps fut incinéré à Golders Green. Mrs. James (sa belle-sœur) emporta les cendres en Amérique. Elle les y introduisit en fraude : on était en pleine guerre et elle ne voulait pas prendre des risques. L'urne fut enterrée à côté des tombes de la mère et de la sœur de Henry.

Balayé par la guerre, James fut l'une des sommités littéraires oubliées des années 1920. Cependant, lorsque vint la seconde guerre mondiale, on se souvint de lui et on le lut et, au milieu du XXe siècle, ses livres furent réimprimés en grand nombre.

Son influence se fit sentir un peu partout ; le " mouvement moderne " tout entier, de Joyce à Virginia Woolf, a découlé de son exploration du monde subjectif.

Ses lettres, écrites dans son style de mandarin expansif, sont parvenue jusqu'à nous et son considérées comme des sommets de l'art épistolaire.

Bibliographie :

Henry James : une vie - Léon Edel - Editions Seuil -
Alice James - Jean Strouse - Editions biographie des femmes
 The Portrait of Lady - Henry James - John Bennet - Editions Messene
 Henry James - Un portrait de femme - Editions Stock - Préface de Diane de Margerie -
Portrait de femme - Editions 10/18, domaine étranger.


En 1996 Jane Campion adapte le roman de Henry James et choisit comme interprètes : Nicole Kidman, John Malkovitch, Barbara Hershey, Mary-Louise Parker, Martin Donovan, Shelley Winters, Shelley Duvall, Viggo Mortensen...

 

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