En
1871, tout près de Londres, dans un vieux manoir qui date
de l'époque Tudor, un vieux gentlemen prend son thé
dans le jardin de sa vieille et aristocratique demeure en compagnie
de son fils Ralph.
Le
vieux gentlemen est arrivé d'Amérique trente ans
plus tôt et en qualité d'associé d'une banque
dont il a vite acquis la majorité des part, il s'est retrouvé
à la tête d'une fortune. Son fils Ralph, grand, maigre,
mal charpenté, a un visage laid et blafard, spirituel et
charmant pourvu de maigres moustaches et de favoris épars.
Ralph a fait ses études à Oxford où il s'est
distingué. Ses études terminées il a voyagé,
puis s'est trouvé perché sur un haut tabouret de
la banque de son père. Mais très vite il a pris
conscience qu'il est sérieusement malade. Atteint de tuberculose,
il sait que ses jours sont en péril.
Ce
jour là tous deux attendent le retour de Mrs Touchett qui
doit ramener d'Amérique sa nièce Isabel Archer.
La
venue de sa cousine éveille l'intérêt de Ralph.
Isabel Archer qui a 22 ans est née aux Etats Unis, A New
York, et plus précisément à Albany. Lorsque
sa tante vient lui rendre visite et lui propose de l'emmener avec
elle, Isabel n'hésite pas un instant.
Svelte,
longue et légère, les cheveux foncés, presque
,noirs, Isabel est éprise de sa liberté. Elle est
douée d'une imagination remarquablement active. Protégée
dans sa maison d'Albany, Isabel ne connaît rien du monde,
rien des êtres qui l'entourent, elle est le symbole même
de l'innocence.
Elle
n'a pas conscience du mal dont elle n'a qu'une vague connaissance
livresque. L'esprit d'Isabel est façonné par son
éducation puritaine.
Intelligente,
orgueilleuse, droite, Isabel est douée d'une imagination
débordante. La jeune héroïne est pleine d'illusions
et d'espoirs et veut choisir son destin.
Le
vieux monsieur se montre vite plein de gentillesse pour sa nièce.
La demeure de son oncle lui fait l'effet d'un tableau devenu réalité.
L'opulente perfection de Gardencourt, son raffinement flattent
son bon goût.
Ralph
l'observe avec intérêt. Isabel lui paraît intelligente
et généreuse, dotée d'une belle et libre
nature et il se demande : que va-t-elle faire d'elle-même
? La plupart des femmes ne font rien, elles attendent passivement,
dans une attitude plus ou moins gracieuse, qu'un homme croise
leur route et leur offre une destinée ; Isabel lui semble
originale car elle lui donne l'impression d'avoir des projets
personnels.
Un
jeune Bostonien de 40 ans, Caspar Goodwood lui fait une cour incessante.
Caspar est grand, fort et un peu raide ; il est maigre et brun,
pas du tout romantique mais du style beau ténébreux.
Propriétaire de filatures de coton, il possède une
fortune considérable. A Harvard Collège il s'est
fait une réputation de gymnaste et de rameur.
Sa
force virile et son dynamisme excessif épouvantent Isabel
qui se soustrait à son ardeur.
Ralph
a un ami intime, Lord Warburton, un spécimen de gentleman
anglais de 35 ans. Intelligent, noble, d'une modestie presque
juvénile parfois, il est bon et il possède une vaste
fortune. Les Anglais sont le peuple le plus romantique qui soit
et Lord Warburton n'échappe pas à la règle.
Il n'a passé que 26 heures en compagnie d'Isabel lorsqu'il
lui propose de la lier pour la vie.
Lord
Warburton apparaît aux yeux de notre héroïne,
grand, puissant, un " personnage ". Isabel est inquiète,
troublée devant les avances de Lord Warburton et elle se
sent presque agressée, en tout cas dérangée.
Il lui demande une chose que personne encore n'avait eu la présomption
de lui demander, un instinct lui dit de résister.
Lord
Warburton lui plaît énormément et tout en
étant éperdue d'admiration devant la chance qui
lui est offerte, Isabel recule comme un animal sauvage qui entrevoit
une vaste cage.
Isabel
ne veut pas échapper à sa destinée. Epouser
Lord Warburton ce serait obtenir énormément mais
ce serait aussi renoncer à d'autres possibilités.
Bonté, honneur, fortune, une parfait sécurité,
lui semblent également receler un isolement total.
Elle
ne veut pas commencer sa vie en se mariant. Elle sent qu'elle
peut faire autre chose. Tout d'abord elle veut voir l'Europe.
Quinze
jours plus tard, Caspar Goodwood, qui a traversé l'océan
pour lui arracher un semblant de promesse, se heurte au même
refus. Avant de quitter le salon, Caspar lui annonce : je reviendrai
dans deux ans, où que vous soyez.
Au
courant du même mois, Mr Touchett succombe à une
violente attaque de sa vieille maladie. A l'insu de la jeune fille,
Ralph a demandé à son père mourant de partager
son héritage avec sa cousine. Ralph souhaite la rendre
riche afin de mettre Isabel en mesure de réaliser les exigence
de son imagination. Elle se retrouve donc à la tête
de 70 000 livres.
Durant
la maladie de Mr Touchett Isabel fait la connaissance de Mme Merle.
Mme Merle semble charmante, ensorceleuse, Isabel l'aperçoit
mystérieuse, raffinée, elle semble posséder
la grâce naturelle d'une princesse, d'une déesse.
Elle jouit aux yeux d'Isabel d'une sorte de grandeur. Ralph dit
qu'elle est passionnément ambitieuse et que ses succès
tangibles ne répondent en rien à ses manuvres
secrètes. Isabel ne perçoit pas la perversité
sombre et tragique de Mme Merle qui est en réalité
une courtisane, une femme du monde, expatriée, sans illusions
et qui cultive l'art des conventions sociales.
Après
le décès de son oncle, Isabel se rend tout d'abord
à Paris, puis dans le midi et ensuite à Florence.
A
Florence tout est luxe et volupté. Mme Merle présente
Isabel à Osmond, un Américain qui vit avec sa jeune
fille Pansy de 15 ans dans une villa aux murs massifs.
Osmond
voit Isabel comme la représentation charnelle de son goût
esthétique et compare la venue de celle-ci à un
cadeau précieux fait par Mme Merle.
Osmond
qui se définit comme un gentleman pauvre mais honnête
craint par dessus tout le vulgaire. Ses traits accusés
et délicats, frappent notre sensible héroïne
comme des signes de qualité, d'intensité. Original
et excentrique, grand amateur d'art, Gilbert Osmond est rusé
et sa volonté de puissance est infiniment grande. Son côté
impalpable, sollicite l'imagination de la jeune fille qui succombe
à un romantisme naïf et à une sorte de sentiment
quasi maternel. Avide de connaissances et d'émotions esthétiques,
Isabel n'aperçoit pas les ombres qui annoncent les forces
destructrices de la corruption.
Plusieurs
mois se sont écoulés. Isabel a beaucoup voyagé,
elle s'est lassée d'observer le monde. Aujourd'hui elle
semble regretter que la fortune lui ait donné un pouvoir.
" Le pouvoir " qu'elle associe à la figure masculine.
C'est comme si la fortune l'avait privée de sa féminité.
Isabel accepte d'épouser Osmond et s'abandonne à
lui avec une sorte d'humilité : elle ne prend pas, elle
donne et Pansy fait partie des responsabilités qu'elle
peut affronter. Mais Isabel pense pouvoir maintenir sa liberté
dans le même temps qu'elle l'abdique en acceptant le mariage.
Et
on voit l'envoûtement de la jeune fille qui, malgré
son désir de liberté a toujours recherché
l'isolement, la protection, le retranchement de la " rue
vulgaire ".
Son
amour de l'ombre et des maisons obscures ont toujours trahi chez
elle la peur du monde extérieur, de ses dangers et de ses
pièges. Finalement sa conception de l'existence et de la
liberté ont toujours été très romantiques.
Les
trois premières années de son mariage sont entourées
d'une zone d'ombre et le lecteur est libre d'imaginer quel cataclysme
fut pour cette virginale idéaliste la brutale nudité
du voyage de noce. Le lecteur retrouve Isabel trois ans plus tard
à Rome, subtilement transformée, enfermée
dans le sinistre palazzo Roccanera " une forteresse domestique
qui sentait la ruine, les actes d'astuce et de violence "
et il apprend qu'elle a perdu un enfant et qu'elle est malheureuse.
James
s'entend à taire l'essentiel qui, à être trop
dit, se dénature, se dilue. Le non dit (souvent confondu
avec l'interdit) reste enrobé de silence.
L'essentiel
grandit à l'ombre du silence. On ne sait jamais où
en est Isabel de sa progressive découverte d'elle-même.
Le doute, le flou subsistent. James lui laisse son inconscient,
son besoin de se mentir, lui donnant jusqu'au bout, alors même
qu'elle " raisonne ", son maximum d'épaisseur.
Isabel
est devenue une hôtesse parfaite mais sa vie est un échec,
elle est devenue la simple représentation d'Osmond. Ils
forment un couple étrange et leur vie est affreuse.
Quand
Isabel jette à son mari la phrase brûlante et glacée
: " Nous ne vivons pas ensemble de façon convenable
", nous savons qu'au lieu de cacher les indécences
de l'érotisme, ces mots dévoilent une froideur réciproque.
La
nonchalance étudiée d'Osmond le florentin, est trompeuse
comme l'est la bonté dont il avait fait preuve envers Isabel
ou envers sa fille Pansy qu'il finira par cloîtrer dans
un couvent.
Isabel
est restée tragiquement aveugle à la nature du désir
d'Osmond [
] "L'esthète dont la profondeur n'est
que fourberie et dont l'art n'est qu'artifice et ruse " (Henri
Teyssaudier)
Isabel
prend conscience de sa tragique erreur. Elle s'aperçoit
que chez Osmond tout est calcul : la culture, l'intelligence,
les bonnes manières, son goût pour l'art: Il n'y
a chez lui que la recherche du pouvoir que procure l'argent et
la volonté d'appropriation de l'âme d'autrui. Prédateur,
Osmond veut plier Isabel à ses désirs afin que s'estompe
en elle toute originalité intellectuelle, toute velléité
d'indépendance, pour devenir simplement objet de sa volonté
Malgré
sa déception, Isabel se dit que lorsqu'un femme a commis
une erreur, la seule façon d'y remédier consiste
à l'accepter avec une parfaite grandeur d'âme. Pansy
lui est chère. Isabel choisit d'assumer sa situation et
l'acceptation lucide de son douloureux échec, ce sera sa
victoire sur elle-même.
Ainsi
le mariage se transforme en " acte sacré ", le
seul " acte sacré " de la vie d'Isabel qui finit
par l'associer à une véritable pulsion de vie, à
un enrichissement de la conscience.
Malgré
tout son amour de la clarté, Isabel a toujours eu une répugnance
instinctive à soulever les rideaux et à fouiller
les coins obscurs. Et ce n'est que lorsqu'elle surprend Mme Merle
aux côtés d'Osmond, dans une position de laisser-aller
familier, qu'elle découvre l'intimité qui les lie.
Par-delà la déception de son mariage elle se trouve
confrontée à une réalité blessante.
Elle s'aperçoit que finalement, son choix d'Osmond, sa
propre liberté n'étaient que dérisoires démarches
provoquées. A partir de cette vision, Isabel se rend compte
qu'elle a été la victime d'une conspiration soigneusement
menée. Mme Merle a été la maîtresse
d'Osmond, Pansy est leur enfant et le mariage a été
arrangé par l'oiseau de malheur pour que Pansy puisse un
jour hériter de la fortune d'Isabel.
La
désillusion d'Isabel et la transformation tragique de sa
personnalité lui révèlent ce qu'elle s'est
refusé à accepter : la liberté qui était
la sienne ne l'a pas protégée des manipulations
d'autrui.
Mais
sa vision idéaliste du moi est maintenue même après
la révélation de la trahison et la perception de
la perte de l'innocence. Isabel se veut intègre.
Lorsqu'elle
apprend que Ralph est mourant, déchirée, elle part
pour Gardencourt contre l'avis de son époux qui indique
clairement à Isabel qu'il entend qu'elle assume pleinement
le rôle d'épouse qu'elle a librement choisi. Mais
Isabel désobéira à son époux pour
assister aux derniers instants de son cousin Ralph en Angleterre
et ce départ représente son premier et dernier acte
de rébellion par lequel elle affirme la liberté
qui lui était si chère.
L'amusement
que Ralph a cru s'offrir avec l'argent légué par
son père n'a finalement été qu'un un sujet
cruel aussi bien pour Isabel que pour lui qui en a également
souffert, car il aime secrètement sa cousine. Ralph n'a
commis qu'un immense péché en s'imaginant pouvoir
diriger le destin de la jeune fille afin qu'elle puisse être
à la hauteur de son imagination. Sans s'en rendre compte,
Ralph à mis Isabel moralement en péril.
Son
renoncement, son amour frustré pour Isabel ne peut se résoudre
que dans la mort, dans l'aveu final d'une véritable adoration.
Jacques
Bensani a écrit : Isabel, tout comme James lui même,
n'est plus capable d'imaginer à quel usage concret pourrait
employer son désir d'être libre Le roman se termine
à l'image de la vie. Après le décès
de Ralph, Isabel retourne chez son mari, le sens du devoir et
son intégrité intérieure l'emportent. Caspar
Goodwood qui ne cesse de la poursuivre doit se résigner
à l'attendre indéfiniment.
Si
elle revient ce n'est pas tant pour se soumettre à l'autorité
de son époux ou pour accompagner le destin de Pansy, mais
pour honorer son contrat.
Après
s'être vue comme un esprit libre, après avoir connu
la trahison et l'épreuve de la vie, après avoir
connu la trahison de son amie, Isabel ne peut recouvrer une liberté
véritable qu'au prix d'un rejet des valeurs symboliques
qui représentent lord Warburton ou Caspar Goodwood vers
lesquels elle aurait pu trouver refuge.
Mariée
de sa propre volonté à un homme moralement corrompu,
Isabel redevient libre en assumant la situation dont elle est
responsable. Sa décision de revenir à Rome s'inscrit
dans cette prise de conscience des liens sacrés qui l'unissent
à Osmond et dans la logique de l'évolution psychologique
d'Isabel.
Le
dénouement ne peut être heureux car l'auteur voit
dans la responsabilité librement assumée de ses
actes, la véritable liberté de l'individu.
En
d'autres termes la souffrance psychologique est le prix à
payer pour que l'individu puisse vibrer.
La
nature du roman auquel elle appartient (le roman réaliste)
détermine le retour d'Isabel vers Osmond. Le véritable
sujet du livre c'est l'éveil de la conscience d'Isabel.
Cette
croissance se fait dans la souffrance par l'invasion du mal, par
la découverte de la réalité de la nature
humaine puis par l'exaltation de la vérité qui s'apparente
à " une exquise jouissance masochiste, une flamme
de pure conscience " (Jean jacques Mayoux).
Tous
les personnages de Henry James ont peur du sexe. " Tout succès
charnel aboutit en effet à une dissipation de la conscience,
tandis que tout échec accepté et surmonté,
toute absence reconnue et explorée, tous les états
de manque cultivés, mènent à une intensité
prolongée : telle est la formule du monde jamésien
(Jean Jacques Mayoux).
Dans
les récits de Henry James, ce qui importe n'est pas tellement
l'intrigue mais la richesse psychologique de ses personnages.
Ce sont leurs pensées intimes, la fluidité de leurs
consciences qui fascinent l'auteur. Avec ce résumé,
fait à partir d'extraits du roman, je ne prétend
en aucun cas restituer le talent de Henry James et ai conscience
de son aspect fondamentalement réducteur.Cet abrégé
ne se veut qu'un faible et bien humble aperçu de ce que
le roman peut offrir.
Le
manoir qui datait de l'époque Tudor, se dressait sur une
petite colline, dominant une rivière qui n'était
autre que la Tamise, à quelques quarante miles de Londres.
Ponctuée de pignons, la longue façade de brique
rouge, dont le temps et les intempéries avaient déployé
toutes les fantaisies pictoriales pour en embellir et en affiner
la teinte, présentait à la pelouse ses plaques de
lierre, ses faisceaux de cheminées et ses fenêtres
emmitouflées dans les plantes grimpantes.
Le
vieux gentlemen qui prenait son thé, assis près
de la table basse, était arrivé d'Amérique
trente ans plus tôt ; il avait apporté avec lui,
dominant tout son bagage, sa physionomie américaine.
Daniel
Tracy Touchett, natif de Rutland, dans l'Est du Vermont s'était
installé en Angleterre 30 ans plus tôt en qualité
d'associé d'une banque dont, une dizaine d'années
plus tard, il avait acquis la majorité des parts. Une simplicité
rustique nuançait le léger sourire éclairant
ses yeux pleins d'humour.
Son
fils Ralph était près de lui: grand, maigre, frêle
et mal charpenté, il avait un visage laid et blafard, spirituel
et charmant pourvu de maigres moustaches et de favoris épars.
Sa
famille l'avait envoyé à Oxford où il s'était
distingué. Après avoir quitté ses études
il avait voyagé puis s'était trouvé perché
sur un haut tabouret de la banque de son père qu'il aimait
et admirait. Dix huit mois plus tard il avait pris conscience
qu'il était sérieusement malade.
Ce
jour là tous deux attendaient le retour de Mrs Touchett
qui à intervalles réguliers, rendait visite à
son pays natal. Lors de son dernier séjour à Albany
elle y avait retrouvé sa nièce Isabel Archer, la
fille de sa sur et s'était proposée de l'escorter
et de lui faire connaître le monde en l'emmenant avec elle
en Angleterre.
La
venue de sa cousine, qui n'était manifestement pas insipide
semblait éveiller l'intérêt de Ralph.
Miss
Isabel Archer était née aux Etats Unis, à
New York, à Albany. Lorsque sa tante était venue
lui rendre visite et lui avait proposé de l'emmener avec
elle en Europe, elle avait compris qu'un changement allait se
produire dans sa vie. Maintenant elle désirait laisser
le passé derrière elle et en son for intérieur
elle rêvait de prendre un nouveau départ.
Miss
Archer tenait beaucoup à sa liberté. Svelte, longue
et légère, ses cheveux foncés, presque noirs
faisaient l'envie de bien de femmes et ses yeux gris clairs, un
peu durs peut-être lorsqu'elle était grave, offraient
une gamme charmante de concessions.
Isabel
était douée d'une imagination remarquablement active.
Aux yeux de ses contemporains elle passait pour extraordinairement
profonde. Mais les profondeurs secrètes de l'âme
de cette jeune fille étaient un lieu peu fréquentés.
Le
vieux monsieur se montra plein de gentillesse pour sa nièce.
La
demeure de son oncle lui fit l'effet d'un tableau devenu réalité.
Aucun de ses raffinements n'était perdu pour elle et l'opulente
perfection de Gardencourt lui révélait un monde
et comblait chez elle un besoin. Cet ensemble flattait le bon
goût qui jouait un rôle primordial dans la genèse
de ses émotions.
Ralph
pensait beaucoup à sa cousine, sans cesse présente
à son esprit. A une période où ses propres
pensées lui étaient un fardeau, l'arrivée
soudaine d'Isabel, généreusement offerte par le
destin et qui ne promettait rien, avait rafraîchi ses idées
; elle leur avait donné des ailes et un objectif. Ralph
se demandait s'il entretenait de " l'amour " pour cette
jeune fille primesautière venue d'Albany mais, tout bien
considéré, il concluait par la négative.
Isabel était intelligente et généreuse, dotée
d'une belle et libre nature, mais qu'allait-elle faire d'elle-même
? La plupart des femmes ne faisaient rien; elles attendaient passivement,
dans des attitudes plus ou moins gracieuses, qu'un homme croisât
leur route et leur offrît une destinée. Isabel était
originale parce-qu'elle donnait l'impression d'avoir des projets
personnels.
Isabel
aimait qu'on la trouvât intelligente, mais détestait
passer pour pédante, si bien qu'elle lisait en secret et
malgré son excellente mémoire, se gardait de toute
allusion ostentatoire. Son immense curiosité de la vie
tenait perpétuellement en alerte son regard étonné.
Son
désir d'avoir bonne opinion d'elle-même était
insatiable. Il fallait appartenir à l'élite, être
conscient de son excellent équilibre, évoluer au
royaume de la lumière, de la sagesse naturelle, de l'impulsion
heureuse et de l'inspiration élégante et durable.
Sa vie serait toujours en harmonie avec l'impression la plus plaisante
qu'elle pourrait produire ; elle serait ce qu'elle semblait être
et semblerait être ce qu'elle était.
Un
jeune Bostonien, Caspar Goodwood la tenait pour la plus belle
jeune femme de son époque et lui faisait une cour incessante.
Goodwood était grand, fort et un peu raide ; il était
maigre et brun ; pas du tout romantique mais du style beau ténébreux.
Il n'était pas homme à s'incliner devant une défaite.
Propriétaire
de filatures de coton bien connues du Massachusetts, le père
de Caspar Godwood avait amassé une fortune considérable.
Caspar avait reçu la meilleure part de son instruction
à Harvard Collège où il s'était fait
une réputation de gymnaste et de rameur.
Isabel
était inquiète à l'idée que Caspar
Goodwood pourrait se présenter à Gardencourt, comme
son amie Henrietta Stackpole l'en avait avisée. Cet état
d'alerte pesait sur elle et semblait alourdir l'air, comme si
un changement de temps se préparait.
Ralph
n'était pas grand marcheur mais flânait souvent à
travers le domaine avec sa cousine.
Lorsqu'ils
revenaient à la maison, les jeunes gens y trouvaient généralement
le thé servi sur la pelouse. Un jour, survint un visiteur.
Après
une promenade sur la rivière, les deux jeune gens aperçurent
Lord Warburton assis sous les arbres près de Mrs. Touchett.
Une brève entrevue avait suffi à Isabel pour découvrir
qu'il lui plaisait.
Lord
Warburton, ami de Ralph était un spécimen de gentleman
anglais, c'était un nouvel aristocrate, réformateur
radical et contempteur des vieux usages. Il avait sillonné
les Etats-Unis et en savait plus long qu'Isabel sur l'Amérique.
On ne pouvait se méprendre sur la qualité de son
intelligence, de sa culture et de l'envergure universelle de ses
connaissances.
Sa
noblesse résultait du mélange d'une riche expérience
- si aisément acquise ! - et d'une modestie presque juvénile
parfois, dont la saveur douce, salubre et presque tacite, ne perdait
rien à l'adjonction d'une nuance de bonté sur laquelle
on pouvait compter.
Un
après-midi un domestique avait tendu une lettre à
Isabel. L'enveloppe avait été timbrée à
Londres et l'adresse, tracée d'une écriture familière
la frappa aussi vivement que l'aurait fait la voix ou le visage
de l'expéditeur.
"
Chère Miss Archer, je suis venu en Angleterre pour la seule
raison que vous y êtes ; je n'ai pu rester là-bas
après que vous soyez partie : je détestais ce pays
car vous n'y étiez plus. Ne puis-je venir vous voir une
demi heure ? C'est pour l'instant le vu le plus cher de
votre fidèle Caspar Godwood. "
Il
semblait à Isabel que sa façon de se dresser devant
elle l'indisposait par sa force et son dynamisme excessif, par
la raideur de sa présence. Car Caspar Godwood dégageait
une énergie qui était le fond de sa nature. La perspective
d'une liberté réduite déplaisait particulièrement
à Isabel et l'empressement avec lequel elle avait accepté
l'invitation de sa tante était une sorte d'instinct qui
pouvait l'aider à se soustraire à cette ardeur.
Le
lendemain, elle se promenait dans le parc lorsque Lord Warburton
l'avait rejointe. Il semblait animé d'une intention précise.
Les Anglais sont le peuple le plus romantique qui soit et Lord
Warburton s'apprêtait à en fournir une démonstration.
Il n'avait passé que 26 heures en sa compagnie et déjà
lui proposait de la lier pour la vie. Isabel semblait inquiète,
troublée devant les avances de Lod Warburton. Elle avait
éprouvé devant lui la forte impression qu'il était
un " personnage " et l'admiration éventuelle
d'un personnage lui faisait l'effet d'une agression qui n'était
pas loin d'un affront mais était à coup sûr
un dérangement. Lord Warburton semblait surgir devant elle,
grand, puissant, comme une collection d'attributs et de pouvoirs
et semblait lui demander une chose que personne encore n'avait
eu la présomption de lui demander.
Un
instinct lui disait de résister
Isabel
comprit qu'elle avait pris pour lui une importance très
grande, encore que mystérieuse mais, tout en étant
éperdue d'admiration devant la chance qui s'offrait, elle
s'arrangeait pour reculer dans son ombre la plus épaisse,
comme un animal sauvage, prisonnier d'une vaste cage.
Lord
Warburton lui offrait une occasion rare mais Isabel avait beaucoup
trop d'amitié pour pouvoir l'épouser. Et elle se
confia à Mr. Touchett " Il me plaît énormément,
je le dis sans ambages, mais, pour l'instant je n'ai pas envie
d'épouser qui que ce soit ".
Isabel
ne voulait pas échapper à sa destinée. Epouser
Lord Warburton ce serait obtenir énormément mais
ce serait aussi renoncer à d'autres possibilités.
Elle ne voulait pas se dérober, se détacher de la
vie. Des dangers et des bonheurs courants, de ce que la plupart
connaissent, de ce dont ils souffrent.
En
repoussant Lors Warburton elle renonçait à la paix,
la bonté, l'honneur, la fortune, une parfait sécurité
et un isolement total.
La
semaine suivante il fut convenu qu'Isabel et Henrietta se rendraient
à Londres sous l'escorte de Ralph qui les conduisit dans
un hôtel tranquille dans une rue perpendiculaire à
Picadilly, à l'hôtel Pratt. Pour sa part, Ralph prit
ses quartiers à Winchester Square où il disposait
d'une " tanière ", chère à son
cur.
Isabel
s'était confiée à Ralph :
-
Je ne veux pas commencer ma vie en me mariant. Une femme peut
faire d'autres choses. Je ne veux pas me marier avant d'avoir
vu l'Europe.
Ils
avaient échangé un regard qui débordait,
chez l'un et l'autre mais surtout chez Ralph, de sentiments trop
imprécis pour être exprimés à travers
les mots. Ralph s'était contenté de dire :
-
Je n'ai pas la prétention de vous donner des conseils et
me contente de vous observer avec le plus profond intérêt.
Vous avez révélé une grande chose : le monde
vous intéresse et vous voulez vous y jeter.
Plus
tard, guidée par son indépendance de jeune Américaine,
Isabel avait décidé de rentrer seule à l'hôtel.
Vers neuf heures le coup discret du garçon d'étage
résonna à la porte et fut suivi de la présentation
d'une carte annonçant la visite de Caspar Godwood.
Caspar
Godwood faisait l'impression d'un homme naturellement bardé
d'acier et armé de pied en cap pour l'attaque, y compris
pour évaluer en lui les effets des coups et des souffrances
possibles. Mais un homme fort ne peut qu'aimer d'autant plus fort.
Isabel
lui avait demandé de partir, mais au risque de se rendre
odieux, il occupait le terrain.
Elle
représentait pour lui une nécessité qu'il
avait trop bercée pour y renoncer facilement et il avait
traversé l'océan pour lui arracher un semblant de
promesse. Mais Isabel était déterminée.
-
S'il est une chose au monde dont je sois éprise, c'est
de mon indépendance.
- Je suis tout disposé à attendre deux ans pendant
lesquels vous ferez ce qui vous plaira. Mais je reviendrai dans
deux ans où que vous soyez - dit-il avant de quitter le
salon et refermer la porte derrière lui.
Isabel
tremblait de la tête aux pieds. Vibrer, lui était
facile et elle résonnait à présent comme
une harpe que l'on vient de pincer, et s'abandonna au contentement
d'avoir refusé en 15 jours deux ardents soupirants.
L'amour
de la liberté était jusqu'à présent
presque exclusivement théorique et elle n'avait guère
été en mesure de lui donner libre carrière.
Mais elle avait goûté les délices, si ce n'est
de la bataille, au moins de la victoire, et accompli ce qui était
le plus conforme à son plan.
Le
lendemain Ralph avait reçu un télégramme
lui annonçant que son père venait d'avoir une violente
attaque de sa vieille maladie.
A
Gardencourt une vieille amie de Mrs. Touchett les attendait. Elle
s'appelait Madame Merle. Isabel eût l'impression de se trouver
face à une femme admirablement accomplie.
L'état
du malade avait empiré en 24 heures et il semblai que la
fin était proche. Le lendemain, cependant, il reprit plus
longuement connaissance alors que Ralph était seul près
de lui. Le vieux monsieur se mit à parler :
-
Ta cousine te plaît-elle ? -
- Je porte un immense intérêt à ma cousine
mais pas le genre d'intérêt que vous souhaitez. Je
n'ai que quelques années à vivre mais j'espère
vivre assez pour voir ce qu'elle fera d'elle-même. J'aimerai
faire en sorte qu'il soit en son pouvoir d'accomplir certains
de ses désirs. Elle veut voir le monde, par exemple. J'aimerai
garnir sa bourse. Isabel est pauvre. J'aimerais la rendre riche.
Une
trace de l'acuité voilée avec laquelle, sa vie durant,
Daniel Touchett avait toujours écouté une proposition
d'ordre financier, s'attardait sur le visage de l'homme d'affaires
que celui du moribond n'avait pas totalement effacé.
Ralph
continua :
-
vous m'avez dit que j'aurai assez d'agent pour deux. Partagez
mon héritage en deux parts égales et donnez lui
le second.
-
Je voudrais que ce soit une simple clause du testament, sans aucune
mention de ma personne. Je voudrais la voir courir le vent en
poupe.
-
- Je ne sais, répondit Mr Touchett, s'il est juste de tant
faciliter les choses à quelqu'un, et je ne vois pas quel
bienfait tu va en tirer.
Ralph,
tout en lissant doucement ses oreillers, lui répondit
-
j'en tirerai le bienfait dont je vous ai parlé tout à
l'heure : satisfaire mon désir de mettre Isabel en mesure
de réaliser les exigences de son imagination.
Isabel
et Madame Merle furent amenées à se retrouver fréquemment
pendant la maladie de leur hôte.
Madame
Merle n'avait ni mari, ni enfant, ni fortune, ni situation et,
ainsi qu'elle le disait elle-même, pas même les vestiges
d'une beauté qu'elle n'avait jamais eue.
-
Je suis née avant la Révolution française,
disait-elle, j'appartiens à l'Ancien Régime du Vieux
Monde. Depuis que l'on ma emmenée en Europe, j'y ai toujours
vécu.
Et
elle se mit à parler de Florence, où vivait Mr Osmond,
un ami et où Mrs Touchett habitait un palazzo médiéval
; de Rome où elle-même avait un petit pied-à-terre
orné de quelques beaux damas anciens. Madame Merle avait
fait plusieurs fois allusion au manque d'harmonie de sa relation
avec Ralph.
Elle
avait traversé de graves évènements et connu
des gens importants mais jamais elle n'avait joué un grand
rôle, elle connaissait trop bien la société
pour nourrir de sottes illusions sur la place qu'elle y occupait.
Elle était bonne musicienne et le soir lorsqu'elle s'asseyait
au piano, ses auditeurs renonçaient à se priver
du charme de sa conversation. Elle jouissait aux yeux d'Isabel
d'une sorte de grandeur.
Ralph
disait qu'elle avait été passionnément ambitieuse
et que ses succès tangibles ne répondaient pas,
et de loin, à ses manuvres secrètes. Elle
s'était parfaitement entraînée sans avoir
remporté aucun prix. Elle était toujours la simple
Madame Merle, veuve d'un négociant suisse, dotée
d'un petit revenu et de beaucoup de relations, qui séjournait
chez quantité d'amis et était presque universellement
appréciée que les futilités moelleuses d'un
roman nouvellement sorti.
Un
après-midi Ralph vint annoncer à Isabel que son
père venait de mourir. Et elle se trouva à la tête
de 70 000 livres. L'acquisition du pouvoir rendait Isabel sérieuse,
elle le scrutait avec une tendre férocité mais n'était
pas impatiente de l'exercer.
En
compagnie de sa tante elle se rendit tout d'abord à Paris
et vers la mi-février elle reprit la route du Midi. Ralph
venait de passer à San Remo, sur la Riviera italienne un
hiver morne et ensoleillé, sous l'abri mouvant d'une ombrelle
blanche. Isabel avait choisi, pour le moment, de rester avec sa
tante car, en dépit d'accès d'originalité,
elle avait beaucoup de considération pour les usages réputés
convenables et parce qu'une jeune fille sans parenté manifeste
évoquait pour elle une fleur sans feuillage.
Isabel
avait confié à Ralph :
-
Une grande fortune est synonyme de liberté et j'ai peur
de la liberté. Je ne suis pas sûre que le manque
de moyens ne soit un plus grand bonheur.
Mais
avant de quitter San Remo Isabel s'était habituée
à se sentir riche.
Quelques
six mois après la mort de Mr Touchett, Isabel habitait
chez sa tante un palazzo historique, dans une rue étroite
de Florence dont le nom rappelait les querelles des factions médiévales.
Vivre dans un endroit pareil, c'était pour Isabel tenir
tout le jour contre son oreille une conque venue des mers d'antan.
Imprécise, éternelle, sa rumeur tenait son imagination
en éveil.
On
ne pouvait envisager de vivre en Italie sans se lier d'amitié
avec Gilbert Osmond, l'homme qui en savait le plus sur le pays
car il était artiste jusqu'au bout des ongles.
Madame
Merle lui avait parlé de son ami à Gardencourt,
au cours de leurs interminables entretiens cur à
cur. Isabel se demandait qu'elle était la nature
du lien qui unissait ces esprits supérieurs.
Isabel
avait interrogé Ralph à son sujet :
-
Si je le connais ? Oh oui ! Pas très bien, mais tout compte
fait, suffisamment. C'est un Américain mal défini
et inexpliqué qui vit en Italie depuis une trentaine d'années.
Pour le peu que j'en sais, il pourrait être un prince travesti
- il en aurait assez l'allure, d'ailleurs - un prince qui aurait
abdiqué lors d'un accès de dégoût et
se morfondrait depuis, dans un état d'écurement.
Il habitait Rome autrefois. Il a l'horreur de la vulgarité,
c'est sa grande spécialité. Il vit de ses revenus,
dont je doute qu'ils soient vulgairement considérables.
Lui-même se définit comme un gentleman pauvre mais
honnête. Il s'est marié jeune et a perdu sa femme
; je crois qu'il a une fille. Il a aussi une sur mariée
à un nobliau des environs.
Un
doux après-midi de printemps toscan, Isabelle avait rendu
visite à Mr Osmond. Mr Osmond vint à sa rencontre
et la présenta à sa fille Pansy sortie depuis peu
du couvent.
-
C'est une petite sainte du ciel ! s'écria Gilbert Osmond
avec emphase. Elle est tout mon bonheur !
Il
semblât à Isabel qu'une parfaite simplicité
n'était pas l'apanage de cette famille. Même la jeune
pensionnaire dans sa robe guindée, avec son air soumis
et ses mains jointes, se tenait comme si elle se préparait
à sa première communion ; même la fille minuscule
de Mr Osmond avait un apprêt qui n'était pas tout
à fait naturel.
Néanmoins
Isabel se disait que cette " nouvelle connaissance "
allait peut-être se révéler hors du commun.
Elle n'avait jamais rencontré quelqu'un dont la texture
fût si fine.
La
singularité de Mr Osmond, d'abord physique, s'étendait
ensuite au domaine de l'impalpable. Il était original sans
être excentrique. Ses traits accusés et délicats,
frappaient notre sensible héroïne comme des signes
de qualité, d'intensité.
Il
semblait exigeant, critique et probablement irritable, dominé
de façon excessive par sa sensibilité ce qui l'avait
conduit à vivre replié sur lui-même, dans
un monde choisi, raréfié, artificiel où seuls
comptaient l'art, l'histoire et la beauté.
Sa
maison regorgeait d'objets étonnants. Le décor dégageait
un charme extraordinaire.
Sous
une atmosphère presque solennelle à force d'immobilité,
le vaste paysage, tout de grâce classique, déployait
en une harmonie splendide ses cultures soignées comme des
jardins, la noblesse de ses lignes, sa vallée fertile,
ses collines délicatement sculptées et son habitat
disséminé par touches émouvantes d'humanité.
Gilbert
Osmond alla revoir Isabel au palazzo Crescentini cinq fois en
une quinzaine de jours. Isabel semblait être à l'origine
de cette attraction. Erudit et critique en matière de délicatesse,
Mr Osmond était naturellement curieux de cette apparition
exceptionnelle. Mrs Touchett n'était guère satisfaite
à l'idée qu'il s'était mis en tête
d'épouser sa nièce.
De
la part d'Isabel, une telle alliance semblerait relever d'un esprit
de contradiction presque morbide. Mrs Touchett se rappelait trop
bien que la jeune fille avait refusé la demande d'un pair
d'Angleterre et que cette même jeune fille pût se
contenter d'un obscur dilettante américain, d'un veuf entre
deux âges, pourvu d'une fille mystérieuse et d'un
revenu incertain, ne répondait en rien à la conception
que Mrs Touchett se faisait de la réussite.
Un
jour, Osmond amena sa fille avec lui et Isabel eut plaisir à
renouer connaissance avec l'enfant dont les façons lui
rappelèrent l'ingénue chère au théâtre
français. Pansy avait l'air d'une feuille blanche, la jeune
fille idéale des romans étrangers. Isabel espérait
qu'un texte édifiant couvrirait cette belle page lisse.
Plusieurs
mois s'étaient écoulés. Lors d'un pèlerinage
à Rome, Isabel y avait rencontré Lord Warburton
et Caspar Godwood. Mais leur présence ne l'avait pas retenue.
Pendant plusieurs mois Isabel avait sillonné l'espace selon
son expression, examiné une bonne partie de l'humanité
et s'estimait à présent très différente
de la jeune fille frivole venue d'Albany qui deux ans plus tôt
commençait à prendre la mesure de l'Europe sur le
gazon de Gardencourt.
Elle
avait vécu à Paris, Athènes, Constantinople,
en Egypte. Isabel se sentait à présent plus âgée,
et de ce fait plus précieuse, tel un objet rare dans la
collection d'un amateur d'antiquités. Debout près
de la fenêtre elle ne regardait pas le passé, mais
elle était occupée de l'heure imminente et menaçante.
Lorsque son regard se détourna du jardin, Caspar Godwood
se tenait devant elle, droit, fort, résistant.
Il
avait l'air d'un homme qui après un voyage éprouvant,
s'accorde un moment de silence pour reprendre son souffle.
Isabel
semblait avoir peur de son visiteur et elle avait honte de cette
peur.
-
Je suis venu parce-que je voulais vous voir encore une fois comme
vous êtes, une fois mariée vous serez différente.
J'aimerai mieux vous savoir morte que mariée à un
autre. Qui est Mr Gilbert Osmond ?
Il
y avait en lui une souffrance muette qui irritait Isabel.
-
Qui est-il ? répondit-elle, rien ni personne, si ce n'est
un homme très bon et très honorable. Il n'est pas
dans les affaires, il n'est pas riche et ne présente aucun
trait particulier qui lui vaudrait la renommée. Mais je
ne vous ai pas trompé ! J'étais parfaitement libre
!
- Je quitterai Florence demain, dit-il d'une voix ferme.
Cinq
minutes après son départ, elle fondait en larmes.
Ralph
arriva deux jours plus tard mais il ne manifesta pas ouvertement
qu'il savait. Elle avait été impressionnée
par la mine de son cousin en le voyant entrer au salon, elle avait
oublié qu'il paraissait si souffrant. Meurtri et ravagé,
mais toujours sensible et ironique, son visage faisait l'effet
d'une lanterne allumée, rafistolée avec du papier
et vacillante. Sa dégaine baroque l'aidait peut-être
à affirmer plus que jamais son rôle de malade humoriste,
de malade dont les infirmités mêmes participaient
de la comédie universelle.
Un
matin, au retour de sa promenade, Isabel avait trouvé Ralph
assis dans la pénombre du jardin, il semblait ruminer de
sombre idées.
-
Je pensais à vous, lui dit-il, je suis à peine revenu
de ma stupeur. Vous êtes la dernière personne dont
j'attendais qu'elle se fît prendre. Vous avez dû énormément
changer. Il y a un an vous mettiez votre liberté au-dessus
de tout. Tout ce que vous vouliez c'était la vie. Vous
allez être mise en cage maintenant.
-
Je l'ai vue la vie, dit Isabel. J'admets qu'elle ne m'apparaît
pas aujourd'hui comme une étendue pleine d'attraits. Je
me suis rendue compte qu'on ne peut réaliser une si vaste
entreprise. Il faut choisir un terrain et le cultiver.
-
Je m'étais offert une vision charmante de votre avenir,
fit observer Ralph, vous n'étiez pas sensée descendre
si facilement, si vite. A mes yeux vous paraissiez planer très
haut dans l'azur. Tout à coup, quelqu'un jette en l'air
un bouton de rose fané, touchée de plein fouet,
vous tombez au sol. Cela me blesse comme si j'étais moi-même
tombé. Je vous aime sans espoir, conclut vivement Ralph
en se forçant à sourire et sentant qu'il venait
d'en dire plus long qu'il n'avait l'intention.
-
Quel genre d'homme auriez-vous souhaité que j'épouse
? demanda-t-elle tout à coup. Votre mère ne m'a
jamais pardonné que je me satisfasse d'un homme démuni
de tous les avantages que détient votre ami Lord Warburton
: fortune, titres, privilèges, châteaux, terres,
position, réputation, relations prestigieuses. C'est l'absence
totale de tout ce fatras qui me séduit. Mr Osmond est simplement
un homme solitaire, très cultivé et très
honnête, il n'est pas un propriétaire fabuleux.
Ralph
avait écouté avec attention et son esprit s'employait
à s'accommoder du poids de l'impression d'ensemble : celle
de son ardente bonne foi.
Elle
se mariait selon sa seule inclination. Après avoir "
vu la vie " pendant deux ans, elle était déjà
fatiguée, non pas de vivre mais d'observer. Tout avait
été absorbé par un besoin plus primitif qui
simplifiait la situation. Elle pouvait s'abandonner à lui
avec une sorte d'humilité et l'épouser avec une
sorte d'orgueil : elle ne prenait pas seulement, elle donnait.
Pansy
représentait déjà une partie des services
qu'elle pourrait rendre, une partie des responsabilités
qu'elle pourrait affronter.
Vers
la fin d'un après-midi de l'automne 1876 le jeune Edward
Rosier était venu demander à Madame Merle d'intercéder
pour lui auprès de Mr Osmond car il était épris
de Pansy.
Isabelle
Osmond recevait tous les jeudis au cur de Rome, une bâtisse
élevée, sombre et massive qui dominait une piazzetta
ensoleillée, non loin du palazzo Farnese.
Ned
Rosier trouvait de mauvais augure que la jeune fille qu'il souhaitait
épouser fût enfermée dans une sorte de forteresse
domestique.
Dans
le salon Mr Rosier croisa Mrs Osmond. Vêtue de velours noir,
elle était imposante et merveilleuse et irradiait la douceur.
Les années ne l'avaient effleurée que pour l'embellir,
elle avait perdu un peu de son ardente vivacité, elle avait
plus qu'avant l'air d'être capable d'attendre.
Dans
le salon, Pansy, petite demoiselle sérieuse dans sa petite
robe empesée, ressemblait tout simplement à une
infante de Velasquez. Cela suffisait à Edward Rosier qui
la trouvait délicieusement surannée.
Madame
Merle avait fait savoir à Mr Rosier que Mr Osmond n'était
pas favorable à sa demande en mariage. Alors qu'il n'avait
pas l'intention de doter sa fille, il nourrissait à son
égard de grandes espérances.
Quelques
jours plus tard lord Warburton avait fait son apparition.
Il
semblait s'être alourdi pendant ces années et semblait
vieilli, il était là, solide et raisonnable et affichait
la résignation d'une nature saine et virile, chez laquelle
les blessures sentimentales jamais ne s'envenimeraient.
Depuis
le mariage de sa cousine, Ralph l'avait vue moins qu'auparavant.
Il voyait que la jeune fille libre et passionnée était
devenue quelqu'un d'autre : une jeune femme censée représenter
quelque chose. Et ce quelque chose était Gilbert Osmond.
Ralph était un homme intelligent et décela in petto
que Osmond vivait exclusivement pour le monde. Du matin au soir
il vivait l'il braqué sur les variations de son succès.
Tout était pose chez Osmond, mais pose si subtilement étudiée
qu'on la prenait pour de la spontanéité.
Un
simple fait maintenait Ralph en vie : il n'en savait pas encore
assez sur la personne qui l'intéressait le plus au monde.
Pendant
ce temps Isabel avait disposé de trois ans pour réfléchir
à la théorie de Mrs Touchett selon qui Madame Merle
était l'auteur du mariage de Gilbert Osmond. Isabel avait
toujours supposé pour sa part qu'il était l'uvre
de la nature, de la providence, du destin ou encore de l'éternel
mystère des choses. Pour Isabel il n'y avait ni piège
ni complot, elle avait regardé, réfléchi
et choisi.
Mais
à présent, plus rien n'était clair dans l'esprit
d'Isabel, envahi par le regret confus et les appréhensions
complexes. Entre Isabel et Osmond un abîme s'était
creusé et sa méfiance profonde à l'égard
de son mari, voilà qui assombrissait le monde.
Isabel
l'avait aimé anxieusement et ardemment, elle s'était
donnée avec un élan maternel avec le bonheur de
la femme qui se sent et se sait donatrice, celle qui arrive le
main pleines.
Au
fond son argent avait été un fardeau. Ce qu'Osmond
avait mis en cause était sa personnalité tout entière.
La belle intelligence d'Osmond lui accordait ni air ni lumière.
Sous sa culture, son intelligence, son aménité,
sous son urbanité, son aisance et sa connaissance de la
vie se dissimulait l'égotisme, lové comme un serpent
sur une berge fleurie. Il n'était ni violent, ni cruel
; elle croyait simplement qu'il la haïssait. Son véritable
crime, elle finit par le percevoir, était d'avoir un cerveau
bien à elle. L'esprit d'Isabel aurait dû appartenir
à celui de son mari, dépendre du sien comme un jardinet
de fleurs d'agrément dépend d'un parc aux cerfs.
Il ne désirait pas que sa femme fût stupide mais
il entendait que cette intelligence s'employât exclusivement
à son bénéfice.
Il
faisaient un couple étrange et leur vie était affreuse.
Et
cependant Isabel s'était dit que lorsqu'une femme a commis
une erreur, la seule façon d'y remédier consiste
à l'accepter avec une parfaite grandeur d'âme ! Que
chacun doit remplir son devoir là où il le trouve
et le chercher de son mieux. Pansy lui était chère
; de la part de la jeune fille plus que d'une affection, il s'agissait
d'une foi ardente et contraignante.
Le
séjour de Ralph à Rome irritait Osmond et Isabel
était consciente que l'intérêt qu'elle portait
à son cousin exaspérait la rage de son mari. Isabel
croyait que Ralph allait mourir et cette crainte lui inspirait
pour son cousin une tendresse à ce jour inconnue. Isabel
ne se plaignait pas de son mari, son nom n'était jamais
évoqué entre eux. Ralph lui faisait sentir la beauté
du monde, et ce qui aurait pu être.
Lorsque
Ralph lui annonçât son départ Isabel se sentit
désemparée.
-
vous avez été mon meilleur ami, lui dit-elle
- C'était pour vous que je voulais
.que je voulais
vivre. Mais je vous suis inutile
C'est
alors que le sentiment poignant qu'elle ne le reverrait plus la
submergea.
-
Si vous m'envoyez chercher, je viendrai, dit-elle enfin.
Et
Ralph avait quitté palazzo Roccanera.
Quelques
jours plus tard Pansy annonçait à Isabel qu'elle
rentrait au couvent
-
Papa dit que c'est excellent pour une jeune fille de faire de
temps en temps une petite retraite. Je pense que Papa a raison
; j'ai tellement pratiqué le monde cet hiver !
Isabel
comprit que son mari voulait soustraire Pansy à son influence.
La
comtesse Gemini, la sur d'Osmond lui fit un aveu :
-
Ma première belle-sur n'a pas eu d'enfant. C'est
seulement après sa mort que Pansy est arrivée. Osmond
est son père, quant à sa véritable mère
.
Quand il vous a épousée, il n'était plus
l'amant de l'autre femme, la dame s'était retirée
pour des raisons personnelles car elle avait toujours, elle aussi,
intensément vénéré les apparences.
Isabel
avait compris qu'il s'agissait de madame Merle.
-
Pourquoi a-t-elle voulu qu'il m'épouse, demanda Isabel
après un silence.
- Ah ! ma chère, c'est là qu'est sa supériorité
! Parce que vous aviez de l'argent et parce qu'elle croyait que
vous seriez bonne pour Pansy. Son échec personnel a été
si affreux qu'elle est déterminée à ce que
sa fille le compense.
Il
y avait un train pour Turin et Paris ce soir là. Après
avoir rendu visite à Pansy Isabel avait décidé
de se rendre à Gardencourt où Ralph était
mourant.
L'arrivée
à Gardencourt fût encore plus discrète que
la première.
-
Pauvre Isabel lui dit Ralph, vous vouliez connaître la vie
par vous-même mais cela ne vous a pas été
accordé ; vous avez été punie de l'avoir
désiré. Vous avez été broyée
par le conformisme. Allez-vous retourner vers lui ?
-
Je ne sais pas, je ne veux rien dire. Je resterai ici aussi longtemps
que je le pourrai. Je veux que vous soyez heureux, que vous ne
pensiez à rien de triste ; que vous sentiez que je suis
près de vous et que je vous aime.
Isabel
ne quitta pas tout de suite Gardencourt après la mort de
son cousin. Elle se disait que la charité la plus élémentaire
voulait qu'elle restât un peu avec sa tante. C'était
une chance pour elle de disposer d'une si bonne solution ; sinon
elle aurait pu éprouver le besoin impérieux d'en
trouver une. Sa mission était accomplie ; elle avait fait
ce pourquoi elle avait quitté son mari.
Elle
se disait qu'elle avait, dans une ville étrangère
un mari qui comptait les jours de son absence, dans un cas semblable
il fallait un excellent motif. Il n'était pas le meilleur
des maris mais cela ne changeait rien à l'affaire. Le mariage
en soi impliquait certaines obligations tout à fait indépendantes
de la quantité de plaisir que l'on en retirait. Elle pensait
à son mari avec une sorte de frémissement spirituel.
L'image était d'un froid pénétrant et Isabel
se réfugiat dans l'ombre profonde de Gardencourt.
Isabel
s'était laissé choir sur le siège rustique
sous les grands chênes lorsque Caspar Goodwood l'avait rejointe.
Il ne disait rien ; elle le sentait seulement près d'elle,
à côté d'elle sur le banc, et tourné
vers elle de façon pressante. Il lui semblait que personne
ne s'était jamais trouvé si près d'elle.
Elle éprouvait face à lui une sensation qu'il ne
lui avait jamais inspirée, celle d'un danger.
-
Aujourd'hui je sais et je peux vous aider, dit-il enfin. Vous
êtes la plus malheureuse des femmes et votre mari est un
monstre, un criminel. Vous avez peur de retourner là-bas.
Vous êtes seule. C'est pour cela que je veux que vous pensiez
à moi. Pourquoi subir l'atroce convention ? Je suis là
; je suis solide comme un roc.
Isabel
poussa un long gémissement, comme un être qui souffre,
c'était comme s'il pesait de tout son poids sur une blessure.
Elle
croyait à ce moment précis que s'abandonner dans
ses bras serait l'approche de sa mort. Un court instant, cette
conviction devint extase en laquelle elle sombra.
-
Si vous m'aimez, si vous avez pitié de moi, laissez-moi
!
Dans
l'ombre, il darda sur elle un regard furieux puis subitement,
elle sentit ses bras autour d'elle et ses lèvres sur les
siennes. Tel un éclair foudroyant, son baiser se propagea,
s'étendit, puis demeura suspendu ; fait extraordinaire,
aussi longtemps qu'elle le reçut, elle sentit que tous
les aspects de sa rude virilité qui l'avaient rebutée,
les traits agressifs de son visage, de sa silhouette et de sa
présence, affirmaient intensément leur identité,
et se confondaient avec cet acte de possession. Ainsi, dit-on,
les naufragés suivent entre deux eaux une traînée
d'images avant de sombrer. Mais lorsque l'obscurité tomba,
elle était libre. Sans un regard autour d'elle, Isabel
s'élança.
Deux
jours plus tard Caspar Goodwood frappait à la porte de
Winple Street, dont Henrietta Stackpole occupait un appartement.
-
Elle est arrivée hier et a passé la nuit chez moi.
Mais elle est partie pour Rome ce matin. Ecoutez-moi Mr Goodwood,
dit-elle, contentez-vous d'attendre.
Il
leva les yeux vers les siens pour y lire, le cur révulsé,
qu'elle voulait simplement dire combien il était jeune.
Commentaires
Qui
est vraiment Isabelle Archer ? Dans ses Carnets James avoue avoir
laissé son héroïne " en l'air ",
sans l'avoir " conduite au bout de la situation ". Ce
portrait, comme la vie, demeure inachevé. A nous d'y mettre,
selon notre pente, la touche finale.
"
On ne sait le tout de rien ", dit James dans la Préface
qu'il donna, longtemps après, au Portrait. Ne pas tout
dire, ménager le mystère, cela fait partie de l'écriture
d'Henry James.
Isabelle
Archer est le personnage grâce auquel James exprimera sa
profonde répugnance pour l'idée d'un être
existant par lui-même. " Vous ne trouverez jamais un
homme ou une femme isolés: Chacun de nous est un faisceau
de réciprocités. Qu'est-ce que nous appelons notre
personnalité ? Où commence-t-elle ? Où finit-elle
? " demande un des personnages du roman et c'est là
une des questions cruciales du livre.
Et
cependant, James n'a pas ménagé Isabelle. Il la
voit fraîche, ignorante, " impatiente de vivre ",
" trop peu habituée à souffrir ", puérile,
vaniteuse, soucieuse des apparences. Ainsi James écrit-il
" sa plus grande terreur était de paraître étroite
d'esprit ; la seconde, qui ne lui cédait que peu, de l'être
réellement ".
Isabelle
apparaît comme une Emma Bovary aux aspirations intellectuelles,
que les ambitions de l'esprit maintiennent loin des égarements
de la chair.
Tout
comme Emma, elle aime " les effets romantiques ", vit
calfeutrée dans le romanesque, rêve de fantômes,
de palais où l'on assassine. Et c'est justement à
la confrontation entre le romanesque et le réel que James
la destine.
Aux
" chemins fleuris " où lord Warburton eût
pu la promener toute sa vie, elle préfère le dénouement
d'Osmond, où elle se mire complaisamment, à cause
du rôle qu'il lui permettra de jouer. Ce qui est positif
l'irrite. La vision qu'elle a de Goodwood " trop d'une pièce
", aux " traits trop droits " et " trop raides
" montre combien le trop rebute Isabelle.
De
même ce qui provoque la gourmandise spirituelle d'Isabelle,
ce n'est pas ce que les autres apportent, mais l'empreinte qu'elle
peut laisser grâce à ses propres dons. Désir
de puissance ? Masochismes ? Isabel semble se réjouir d'être
utilisée, mais en même temps trouve, dans l'utilisation
même que l'autre fait d'elle, prétexte sadique à
se réserver.
Craintive,
réfugiée dans une virginale tour d'ivoire d'où
elle refuse se prétendants, Isabel refuse de se perdre
et le personnage de Goodwood est là pour témoigner
de sa peur. Le silence est total sur les premiers moments d'Isabel
et Osmond. Les trois premières années de son mariage
sont entourées d'une zone d'ombre et le lecteur est libre
d'imaginer quel cataclysme fut pour cette virginale idéaliste
la brutale nudité du voyage de noce. Pourquoi ce sombre
intervalle ?
e
lecteur retrouve Isabel trois ans plus tard à Rome, subtilement
transformée, enfermée dans le sinistre palazzo Roccanera
" une forteresse domestique qui sentait la ruine, les actes
d'astuce et de violence " et il apprend qu'elle a perdu un
enfant et qu'elle est malheureuse.
James
s'entend à taire l'essentiel qui, à être trop
dit, se dénature, se dilue. Le non dit (souvent confondu
avec l'interdit) reste enrobé de silence.
Un
portrait de femme s'imposa comme une grande uvre d'art,
l'un des romans de langue anglaise les mieux écrits, par
son évocation des milieux américains et européens,
le rythme mesuré de la narration, et la profondeur psychologique
des personnages.
Dans
une Europe où on lisait Flaubert, Tourgueniev, Tolstoï
et Zola, il introduisait une héroïne typiquement américaine
- une femme moderne dont le destin ne reposait pas nécessairement
sur le mariage et le sexe, mais sur sa liberté.
Grâce
à ses dons d'observation, Henry James atteint à
une maîtrise impeccable, à la plus pure virtuosité
formelle. L'art qu'il possède au suprême degré
de s'identifier à ses héroïnes - surtout quand
elles appartiennent à son milieu social - fait d'Isabel
Archer une figure particulièrement attachantes.
Observateur
passionné du " grand théâtre obscur ",
James scrute davantage l'âme, le psychisme de ses personnages
et ce sont les révolutions intérieures, la fluidité
des consciences qui le fascinent. Il analyse le comportement humain
sous sa forme la plus complexe et la plus mystérieuse.
On pourrait presque parler de narcissisme psychologique cher à
Poe ou Oscar Wilde.
"
Dépeindre la vie de gens n'est rien, tant que l'on n'a
pas décrit leurs perceptions, et plus encore la croissance,
le changement, les intensités variables de celles-ci, tout
ce dont leur vie est faite. "
Dans
l'univers de ses romans, la conception morale est beaucoup plus
importante que l'action. Tout dépend non de ce que la personne
fait, mais de ce qu'il (ou plus souvent, elle) voit dans la vie,
les autres, la traditions, l'art, la nature, les possibilités
d'absorption ou de réflexion de l'esprit.
Henry
James ne peint pas la vie. Il l'explore.
L'univers
doré constitue le terrain de chasse littéraire de
James. Sous le jeux complexe des relations civilisées,
on découvre les sombres abysses humains explorés
avec passion. L'argent fait un véritable gâchis de
l'amitié, le vernis des plus huppés ne tient pas
sous la corruption. " La vraie richesse est de pouvoir répondre
aux aspirations de son imagination ".
Henry
James n'appartient pas à ce qui flattent le public. A beaucoup
la beauté de James semble glacée et sans substance
à force de perfection.
Biographie
Henry James naquit le 15 avril 1843 à New York au 21, Washington
Place, près de Green Street.
Son
grand-père, un émigré protestant irlandais,
arrivé aux Etats Unis juste après la révolution,
avait amassé une telle fortune dans le Nouveau Monde qu'il
épargna à deux générations de ses
descendants la " honte de faire du commerce ".
Son
père, visionnaire, admirateur du mystique suédois
Swedenborg, détracteur de la société, iconoclaste,
patriarche et homme d'esprit, fut une des personnalités
les plus attachantes de son temps. Gravement brûlé
à l'âge de 13 ans, il avait perdu la jambe droite
amputée au-dessus du genou.
Sa
mère Mary Robertson Walsh était issue d'une famille
aisée, aussi résolument presbytérienne que
les James d'Albany.
Il
y eût toujours, sous l'il observateur du jeune Henry
la présence de l'image d'une relation ambiguë et inversée
: celle d'un père fort, viril et pourtant faible, féminin
par son côté tendre et accommodant, qui cédait
à ses enfants et une mère forte, résolue,
mais déraisonnable et inconséquente.
L'effet
du spectacle qu'offrait la relation de ses parents sur le jeune
Henry ne s'atténua nullement avec l'âge. Il crut
même que les hommes tirent leur force de la femme qu'ils
épousent, et que de leur côté les femmes peuvent
priver les hommes à la fois de leurs forces et de leur
vie.
Mary
James était courageuse et, lorsqu'elle mourut, la source
sacrée à laquelle son époux avait puisé
vie et force fut tarie.
Peur
et adoration des femmes : le thème de l'amour s'organise
en entrelacs impressionnants dans l'uvre de Henry James.
Et l'amour, dans la plupart des ses romans, est revêtu d'une
puissance funeste.
Les
James eurent cinq enfants : Williams, Garth Wilkinson, Henry,
Robertson et Alice. La rivalité fraternelle entre Henry
et son frère aîné Williams créa toujours
des conflits psychiques latents.
Henry
craignait que l'affirmation de soi puisse compromettre l'amour,
et se trouvait prisonnier entre son désir de conserver
l'affection de son frère et le besoin de revendiquer sa
propre place dans la constellation familiale.
Pour
fuir les frustrations de son enfance, le jeune Henry trouvait
refuge dans les livres, l'imagination et l'écriture.
L'éducation
des enfants James fut irrégulière et volontairement
éclectique, marquée par un changement perpétuel
de maîtres, d'écoles, d'études et de résidences
suivant l'idéal pédagogique de leur père
qui voulait former des intelligences libres et dépourvues
de préjugés.
L'enfance
de Henry James se déroula dans un monde riche et composite
enveloppé d'une sécurité apparente et "
baignant dans un ordre social impeccable ".
Henry
avait 6 ans quand la découverte de l'or en Californie bouleversa
le pays ; mais au moment où les chariots bâclés
se dirigeaient vers l'Ouest, les James gardaient les yeux tourné
vers l'Europe.
Après
un séjour de 5 ans en Europe, la famille alla s'établir,
en 1860, en Nouvelle Angleterre où elle demeura pendant
la guerre civile. Bien qu'il ne considéra jamais la Nouvelle
Angleterre comme sa patrie, Henry James en assimila cependant
cet aspect du puritanisme qu'est l'introspection, la connaissance
des " lois naturelles " de l'âme et de tout ce
qui, dans la tradition puritaine constitue " la servitude
de la vie humaine ".
Une
lésion à la colonne vertébrale empêcha
le jeune Henry de prendre part à la guerre civile et rejoindre
les troupes de Lincoln. Henry James parlera d'une " blessure
horrible, bien qu'obscure ". James ne donne aucune indication
sur la nature de sa blessure. Il semble avoir noyé dans
le vague toute la question de sa non-participation à la
guerre de Sécession.
Dans
les années vingt, les critiques tendirent à établir
une relation entre l'accident et son célibat, entre sa
volonté manifeste d'éviter toute relation poussée
avec les femmes et l'absence de toute sexualité franche
dans ses uvres. Il s'ensuit une " théorie ",
selon laquelle le romancier aurait reçu une blessure équivalente
à une castration.
En
septembre 1862, Henry quitta Newport pour Cambridge et il s'inscrivit
à la faculté de droit de Harvard, le " centre
pensant du continent ". Le droit était une discipline
éminemment " pratique ", miroir de " la
vie " et " du monde ". En réalité,
c'était le chemin le plus facile pour un homme timide et
perspicace qui ne demandait qu'à être " cultivé
".
Après
qu'il se fut essayé à la peinture, Balzac lui révéla
sa véritable vocation : la littérature. Ses premiers
écrits ce furent des contes et articles de critique destinés
à des revues. L'Histoire d'une année avait paru
dans le numéro de mars 1865 de l'Atlantic Monthly.
Dans
la vie nationale, c'était la fin de la guerre de Sécession
et la démobilisation de la grande armée des vétérans
nordistes, dans la vie privée de Henry James, ce fut l'année
de ses débuts officiels d'écrivain. Ce fut l'année
où son frère Williams se joignit à une expédition
scientifique en Amazonie.
Sa
cousine, Mary Temple (Minny) avait commencé à prendre
une place importante dans la vie d'Henry. Minny avait 20 ans et
était " un être jeune et rayonnant, un éclat
merveilleux et éthéré émanait de sa
présence ". Elle marchait " à pas longs,
légers et semblait glisser ", traits qu'Henry James
a attribué à bon nombre de ses héroïnes.
Henry
adorait Minny et plus tard il cristallisera ses derniers souvenirs
d'elle dans Les ailes de la colombe où il décrira
la situation d'une jeune créature brusquement condamnée
à mourir. Le jeune Henry était amoureux mais son
amour était très intériorisé, c'était
un amour interrogateur, inexprimé, inavoué. Il écrira
plus tard : le véritable amour est fait de silence. Et
un tel silence peut avoir la peur comme composante. Henry James
redoutait les femmes, tout en leur vouant un culte.
En
1869, se préparant à partir pour l'Europe, il avait
fait ses adieux à sa cousine. Fragile, droite, amaigrie,
elle semblait transparente.
L'Angleterre,
écrivait-il à sa famille, avait été
une " bonne matrone ". La Suisse fut " un homme
magnifique ". Il trouva que l'Italie était une "
belle nymphe échevelée ", nymphe qu'il allait
poursuivre, à des intervalles réguliers, toute sa
vie.
Les
mois pendant lesquels Henry découvrit l'Europe furent pour
Minny des mois de maladie grave. Le 8 mars 1870, les poumons fatigués
de Minny avaient exhalé leur dernier souffle.
Dans
une lettre à William, Henry écrit " Elle représentait
pour moi, d'une certaine manière, quelques-uns des éléments
ou des étapes de la vie en liberté - d'abord en
tant que femme, mais davantage encore en tant que jeunesse - avec
laquelle, vu mon infirmité, je ne peux avoir qu'un rapport
indirect. [
] Je ne puis me défaire de l'idée
qu'au moment où je commence ma vie elle a terminé
la sienne.
Elle
devint, neuf ans après sa mort, l'héroïne d'Un
portrait de femme. Le héros de l'intrigue, Ralph Touchett,
meurt de tuberculose (un renversement des rôles). Dans le
roman, Henry accorde à son héroïne la chance
de voir le monde et de vivre jusqu'au bout ses rêves et
sa désillusion.
Henry
James retraversa l'Atlantique au printemps 1870 impatient de retrouver
la maison familiale. L'année passée en Europe avait
fait son uvre. Henry pouvait établir des comparaisons
entre l'Ancien et le Nouveau Monde, analyser les contrastes, écrire
des nouvelles inspirées par ses voyages.
La
vie littéraire, dans cette Amérique affairée,
paraissait à Henry une vie d'oisiveté. Ses compatriotes
créaient des industries et construisaient des voies ferrées.
Son refrain était que la littérature, en tant que
profession, était incompatible avec l'environnement américain.
"
La situation d'un Américain qui a mordu profondément
dans la pomme de l'Europe " et qui a ensuite été
forcé de détacher ses lèvres du fruit, écrit-il,
est très particulière et très intéressante.
"
Henry
trouva des changements très nets dans le climat de Quincy
Street. Il était toujours le fils préféré
de sa mère, l'ange " de l'ancien temps, mais Quincy
Street s'était accoutumée à son absence.
Le fils aîné, resté à la maison, se
trouvait dans une position des plus confortables.
En
1872 Henry s'embarqua à nouveau pour L'Europe accompagné
de sa sur Alice et sa tante Kate. Comme beaucoup d'autres
femmes du XIXe siècle, Alice était délicate,
impressionnable, inquiète et dépressive. De mystérieux
malaise nerveux, allant de " migraines " intermittentes
et d'une fragilité victorienne bienséante à
des crises d'hystérie violentes et à des épisodes
psychotiques étranges, dominaient la vie de nombreuses
Américaines. Dans leur ensemble, ces indispositions, avec
leurs origines personnelles distinctes, peuvent être considérées
comme une réponse collective à la transformation
de la vie américaine de la fin du XIXè siècle,
en particulier aux changements dans la situation sociale et le
rôle des femmes. Alice sembla réagir aux changements
sociaux et aux conflits personnels par des conflits dramatiques
qui firent rage dans son corps et son esprit.
La
famille James se rendit à Londres, en Suisse, à
Venise, Paris, Rome, Florence.
Henry
James avait eu une éducation intellectuelle, esthétique,
des plus puritaines. L'imagination chez lui pouvait suppléer
aux aventures. Les jeux du sexe et du monde ne s'étalaient
pas dans tous les salons. C'est pourquoi on peut se demander,
aujourd'hui, si James est allé jusqu'au bout de la tendresse
que lui inspiraient les hommes - mais, ce que l'on sait c'est
que dans l'ordre de sa vie, l'homosexualité devait être
aussi effrayante que les femmes.
Pour
James, le sexe était effrayant, parce que la passion l'était.
Il considérait qu'elle pouvait affaiblir sa virilité.
Henry avait reçu en héritage le contrôle de
soi, le sentiment de culpabilité, l'anxiété,
qu'il avait pu surmonter, comme ses uvres en témoignent,
en faisant des conditions de l'être et des vérités
de la " vie sensible " l'objet de ses investigations.
Les
femmes furent reléguées loin de Henry et il n'eut
jamais l'instinct de choisir et de saisir ni l'audace de poursuivre
: observer lui suffisait.
A
Paris, James rencontra Tourgueniev et Flaubert, les frères
Goncourt, Emile Zola, Alphonse Daudet. James les estimait mais
ne pouvait entièrement admettre le " naturalisme ".
" Ces messieurs, écrivait-il à Child, semblent
avoir perdu tout sentiment de quoi que ce soit dans la nature
hormis des organes génitaux ".
En
1876, Londres devint son home. Pour James, Londres était
" le plus complet abrégé du monde ". L'espèce
humaine y était mieux représentée que nulle
part ailleurs.
C'était
pour un romancier un véritable royaume. James allait devenir
l'historien des " privilégié ". Il s'appelait
" le touriste sentimental " ou encore " l'étranger
observateur ", n'ayant nul désir d'abandonner son
statut d'étranger, même lorsqu'il se serait plus
étroitement mêlé à la vie anglaise.
En
1878, il écrivit à Londres son Daisy Miller. Le
roman fut publié par le magazine anglais Cornhill Magazine,
après quoi le monde considéra Henry James comme
" un (suffisamment) grand homme ". La nouvelle devint
" l'enfant le plus florissant " de toutes les créations
de James. Sans s'en rendre compte, il avait écrit un petit
chef-d'uvre.
Daisy
fut en vogue pendant longtemps : elle s'imposa comme un personnage
de référence - et " une Daisy Miller "
devint une locution souvent employée pour désigner
une charmante jeune dame américaine faisant irruption dans
un environnement européen. James avait découvert
la " jeune fille américaine " comme un phénomène
social, comme un fait, un archétype.
Les
jeunes femme devinrent soudain le grand sujet de James ; et il
les révélera dans leurs plus beaux atours comme
dans toutes les nuances de leur timidité ou de leur insolence,
de leur incertitude ou de leurs triomphes - au moment de leur
rencontre avec l'Europe et de leur refus de renoncer à
leur héritage américain d'innocence et d'ignorance.
Abordant une civilisation ancienne comme celle de l'Europe, ces
nouvelles venues représentaient un ordre social davantage
fondé sur la fortune que sur la noblesse ; et la manière
jamesienne de les décrire était empreinte d'affection,
même s'il exerçait à leurs dépens une
délicate ironie.
En
1878 paraissait dans l'Atlantic Monthly le roman Les Européens.
A
Londres James évolua dans le grand monde où il examine
avec curiosité certains Anglais qui, comblés par
la fortune pendant toute leur existence, se trouvent confinés,
de par leur richesse même, à une sorte d'élégance
passive ou aux formalités condescendantes de l'amateurisme
et du conformisme.
Si
James était à ce moment là un auteur dont
on parlait beaucoup, un lion de la littérature, ses revenus
n'étaient pas à la hauteur de sa réputation.
Mais il avait suffisamment d'argent pour vivre à l'aise
et voyager et il était parfaitement serein.
James
avait décidé depuis longtemps de ne pas se marier.
Mais parmi ses amis, trois vieilles dames de la haute société
londonienne qui avaient beaucoup vécu et beaucoup appris,
tenaient une position de choix dans l'existence de célibataire
de Henry James ; une place plus importante que celle des femmes
plus jeunes qu'il rencontrait régulièrement. Très
intelligentes, drôles, impérieuses et exigeantes,
elles étaient aux yeux de James des êtres du plus
grand intérêt. Mrs Kemble, Mrs Procter, Mrs Duncan
Steward se le disputaient.
Il
avait - cela est sûr - de jeunes amis : mais ici encore
tout était froideur et réserve.
Envers
le jeune Oscar Wilde, il affectait le mépris ; envers l'ardent
inverti John Addington Symonds, seulement l'ironie légère.
Il se moquait facilement de la sexualité débridée
d'un Zola ou d'un Daudet. A ses yeux, le naturalisme français
était " sale " et on y parlait trop de bordel.
James
attirait les femmes de tous âges parce qu'il était
naturellement distingué et parce qu'il " possédait
une opacité qui piquait leur intérêt et leur
curiosité ". Mr Nadal écrivit " Il semblait
considérer les femmes un peu comme les femmes se considèrent
elles-mêmes. Les attributs sexuels des femmes, qui sont
pour la plupart des hommes le premier et le plus important des
attraits, n'étaient pas, pour James leur attrait primordial
". C'est ce qui lui permit de les peindre dans ses romans
d'une manière à la fois détachée et
intime ".
Son
frère Williams épousa en juillet 1878 Alice Howe
Gibbens, une Bostonienne trapue, robuste, brune, fraîche
et pratique qui, comme les James avait vécu en Europe.
Henry était manifestement jaloux de la jeune épouse
pour des raisons complexes.
En
se mariant, après dix ans de dépression et d'hypocondrie,
Williams abordait enfin sa carrière de philosophe et de
psychologue. Henry l'esthète demeurait un problème
pour son frère. L'hédonisme de Henry et son côté
androgyne suggéraient une homosexualité latente
qui troublait profondément William. Ce que celui-ci ne
pouvait saisir, c'est qu'en " investissant " sa libido
en lui, le frère aîné, Henry avait probablement
écarté l'identification possible avec le monde homosexuel.
Après
avoir placé la moitié de leur " vie "
jumelés, les deux frères se livraient un combat
pour conquérir leur identité. Henry aima Williams
jusqu'à sa mort, malgré leurs rivalités,
leurs querelles et leurs différends chroniques. Le romancier
paraissait prêt à accepter le côté féminin
de sa personnalité d'artiste.
Fin
avril 1880 Henry James s'installa à Florence et là
il commença Un portrait de femme.
Novembre
1881 James retourna à Quincy Street pour les fêtes
de Noël et la famille fut réunie pour un bref moment.
Le 29 janvier sa mère mourut à l'âge de 71
ans. A la fin de la même année son père les
quitta à son tour laissant une fortune estimée à
95 000 dollars.
Avec
Les Bostoniennes, Henry James écrivit le plus important
roman américain de cette décennie-là. Le
Century Magazine le publia pendant treize mois mais ce feuilleton
passa dans un silence impressionnant. Aujourd'hui le livre présente
un intérêt historique et les mouvements de libération
des femmes de notre siècle ont donné au roman un
intérêt nouveau.
Henry
James avait connu Constance Fenimore Woolson, une femme délicate
et élégante de 39 ans. James oublia sa réserve
habituelle : il fit tout pour charmer l'Américaine.
Elle
devint dans la vie de James l'une de ces amies qu'il considérait
comme une " ressource personnelle " et envers qui il
demeura, à sa manière distante, toujours fidèle.
Constance qui était écrivain, était une vieille
fille sourde d'une oreille et " intense " selon l'expression
de James.
Le
24 janvier 1894, alors que l'aube d'hiver se levait sur les petits
canaux et la lagune, la vie confinée et solitaire de Constance
Fenimore Woolson s'était achevée. Elle avait décidé
de mettre fin à ses jours en se jetant de la fenêtre
située au second étage dans la calle qui longe la
casa Semilecolo à Venise.
Henry
James éprouva un grand choc de cette mort étrange.
Son geste avait été, partiellement, la conséquence
de son amour frustré pour James ? La promesse d'une visite
annuelle était un mince soutien pour une vieille fille
d'un certain âge vivant dans un monde à peu près
privé de sons.
Minny
Temple était morte alors que James avait 27 ans, et qu'il
se trouvait au seuil de sa carrière littéraire.
Constance avait mis fin à ses jours alors qu'il avait 51
an et qu'il était déjà célèbre.
Dans Les ailes de la colombe, James introduira les deux femmes
dont il avait dû affronter la mort au début et à
la fin de ses années de maturité - Minny, la flamme
dansante, qui avait tout donné sans rien demander et qui
était sienne pour l'éternité, et Fenimore,
la profonde et tranquille femme de caractère qui, malgré
son dévouement et " les intensités de sa fidélité
", n'avait rien cédé et avait ébranlé
l'autel le plus intime de son être.
A
50 ans James avait eu sa première attaque de goutte. L'époque
victorienne s'achevait. Maussade, misanthrope, mélancolique,
maladif et morose, James avait essayé depuis 1890 de devenir
un auteur dramatique et le théâtre ne lui avait pas
réussi.
A
l'aube du siècle nouveau, Henry James fait la connaissance
du sculpteur américain, d'origine norvégienne, Hendrik
Christian Andersen. Ils devaient se rencontrer qu'une demi-douzaine
de fois et à de très longs intervalles. Chaque rencontre
raviva leur affection et l'élément constant de la
correspondance du romancier avec Andersen révèle
les accents de la passion et de la possession et le cri réitéré
qui arrache à James l'absence de l'autre.
En
1911, alors que James a 68 ans et Hendrik 39, la lassitude des
propos que tient un vieil homme révèle son ultime
tentative de s'accrocher à un désir sans espoir.
On
peut estimer que, dans la vie d'un écrivain qui a résisté
tant d'années à la sexualité et exalté
les aspects intellectuels et sensibles des relations humaines
plutôt que leur aspect physique, la question de savoir si
leur relation a été charnelle, n'a pas d'importance.
Une chose cependant est claire. Le " lourdaud " Andersen
" a inspiré à Henry James des sentiments proches
de l'amour - un amour proche à celui que Fenimore nourrissait
à son égard.
Les
Ambassadeurs furent conçus comme " la description
d'une brève et intéressante période d'environ
six mois dans l'histoire d'un homme qui n'est plus très
jeune ".
James
acheva son livre en huit mois. Aucun résumé succinct
ne peut faire sentir tout ce que la comédie des Ambassadeurs
a de brillant et d'intelligent, ni la délicatesse ironique
de ses scènes et de ses conversations, ni les moyens que
James met en uvre avec le savoir-faire de sa maturité
pour disséquer L'Amérique et l'Europe et réinventer
son mythe international.
Le
roman exprime le mythe fondamental de la vie de Henry James. L'écrivain
était persuadé depuis longtemps que l'Europe avait
été un choix sage, car les Etats Unis ne pouvaient
lui donner la liberté qu'il avait trouvée à
l'étranger. L'Amérique n'était que contrainte
et puritanisme. Dans le symbolisme de l'ouvrage, les deux patries
de James - l'Europe bienfaisante, l'Amérique exigeante
- occupent une place prépondérante.
En
1903, Henry James a soixante ans. Il est devenu quelqu'un, un
oracle, une légende. Il avait sauté deux décennies
de la vie de son pays et durant l'automne 1903, pour James le
mal du pays était devenu un défi. " Il faut
que j'y aille avant que je ne sois trop vieux et, surtout, avant
que je ne me sente vieux ".
Quatre
décennies s'étaient écoulées depuis
la guerre de Sécession ; mais la vieille douleur enfouie,
l'angoisse de la lutte fratricide demeuraient. Le fait que Henry
ait pénétré après une absence de trois
décennies dans l'orbite de son frère aîné
raviva la lutte pour le pouvoir , depuis longtemps enfouie, mais
qui les avait opposés dès leur prime enfance, à
Washington Square. Pendant leur jeunesse, ils avaient été
semblables à Jacob et Esaü. Employant la langue du
mythe, Henry parlait maintenant de son retour comme d'une "
reconquête de mes droits naturels ".
Il
avait cru que l'Amérique le rejetait ; il constatait maintenant
que, même si elle se moquait de lui, elle l'aimait.
Balzac
avait " interprété l'univers aussi puissamment
et à voix aussi haute que possible dans la France de son
temps ", disait James. Lui-même s'était attelé
à une tâche semblable : il avait interprété
l'Amérique et les Américains dans le monde - le
monde européen -, les rendant en quelque sorte à
la civilisation dont ils s'étaient détachés.
William
James s'éteignit en 1910. Henry était maintenant
le seul survivant de cette branche de la famille James qui avait
donné à l'Amérique deux hommes remarquables
: il était le dernier héritier ; il était
la voix de la catastrophe ; à lui était échu
le mot de la fin.
Début
1913, vieux, fatigué, Henry James continuait à participer
aux mouvements de la vie et rien ne le montre mieux que ses derniers
écrits. La Graine plus fine, son recueil de nouvelles et
La tour d'ivoire, contenaient des sujets nouveaux issus de ses
deux voyages en Amérique.
Deux
journaux retracent l'ultime maladie de James.
l
fut tout d'abord troublé dans sa " perception des
lieux " et commença à croire qu'il avait perdu
la raison et que ses visiteurs s'en apercevaient. Apparemment
sa seconde attaque avait causé quelque dommage au cerveau.
Faisant
la navette, dans sa mémoire embrouillée, entre les
lieux de ses pèlerinages - l'Irlande de son père
et de son grand-père et les villes de Londres, Rome, Edimbourg,
qu'il avait explorées - il avait l'impression de se trouver
dans deux endroits à la fois. La mémoire devenait
réalité, et la réalité de sa chambre
de malade faisait irruption dans sa mémoire. Et la terreur
d'être pris pour un fou dérivait de la terreur qu'inspirait
la mort.
Le
28 février, il s'éteignit. Pas une ombre sur son
visage, pas un muscle contracté.
Le
corps fut incinéré à Golders Green. Mrs.
James (sa belle-sur) emporta les cendres en Amérique.
Elle les y introduisit en fraude : on était en pleine guerre
et elle ne voulait pas prendre des risques. L'urne fut enterrée
à côté des tombes de la mère et de
la sur de Henry.
Balayé
par la guerre, James fut l'une des sommités littéraires
oubliées des années 1920. Cependant, lorsque vint
la seconde guerre mondiale, on se souvint de lui et on le lut
et, au milieu du XXe siècle, ses livres furent réimprimés
en grand nombre.
Son
influence se fit sentir un peu partout ; le " mouvement moderne
" tout entier, de Joyce à Virginia Woolf, a découlé
de son exploration du monde subjectif.
Ses
lettres, écrites dans son style de mandarin expansif, sont
parvenue jusqu'à nous et son considérées
comme des sommets de l'art épistolaire.
Bibliographie
:
Henry
James : une vie - Léon Edel - Editions Seuil -
Alice James - Jean Strouse - Editions biographie des femmes
The Portrait of Lady - Henry James - John Bennet - Editions
Messene
Henry James - Un portrait de femme - Editions Stock - Préface
de Diane de Margerie -
Portrait de femme - Editions 10/18, domaine étranger.