Née
en 1967 à Kobe, au Japon, Amélie Nothomb est fille de
l'ambassadeur de Belgique à Rome, petite-nièce de l'homme
politique Charles-Ferdinand Nothomb. Elle est issue d'une ancienne
et illustre famille bruxelloise qui apporta autrefois la province
de Luxembourg au Royaume de Belgique. Cette famille a donné
une juste proportion d'hommes politiques et d'écrivains. Son
père, Patrick Nothomb est ambassadeur, baron et écrivain.
Amélie
Nothomb passe ses cinq premières années de sa vie au
Japon, dont elle restera profondément marquée, allant
jusqu'à parler couramment le japonais et à devenir interprète.
Mais son expérience d'expatriée ne s'arrête pas
là puisqu'elle vivra successivement en Chine, à New
York, au Bangladesh, en Birmanie et au Laos avant de débarquer
à 17 ans sur le sol de Belgique, berceau de sa famille où
elle entame une licence de philologie romane à l'Université
Libre de Bruxelles. Elle y obtiendra le même diplôme que
Nietzsche fait-elle remarquer. De cette époque, elle ne cache
nullement garder de douloureux souvenirs ; incomprise et rejetée,
elle se retrouva confrontée à une mentalité qui
lui était inconnue jusque là.
Ce fut
pour elle un choc social et culturel. Elle dira à ce propos
" Ce fut une solitude totale parce-que j'étais incapable
de communique avec les jeunes Occidentaux, je suppose que c'est en
raison de ce malaise que j'ai commencé à écrire
".
Amélie
Nothomb a confié à Philippe Labro lors de son émission
" Ombre et lumière " d'avoir ressenti entre dix et
vingt ans une terrible solitude. Elle dit à ce propos "Le
fond de moi reste seul et a faim même si maintenant je n'ai
plus faim du tout car je suis nourrie de mille manières et
je ne parle pas d'aliments, je parle d'affection et d'amour, maintenant
j'ai ça en abondance et en qualité. J'ai eu faim d'êtres
humains dans la vie et je reste dans la situation d'une affamée
".
On sait
que son père, par son métier l'a nomadisée, l'a
baladée d'un pays à l'autre, sans s'attacher, sans fabriquer
d'affectifs. Dans des pays tels que le Bangladais, la Birmanie ou
le Laos, des pays politiquement isolés elle a côtoyé
des gens certes fascinants, mais l'obstacle de la misère ne
lui permettait pas d'avoir des amis. Elle s'était attachée
au Japon, on lui a arraché le Japon, elle s'était attachée
à la Chine, on lui a arraché la Chine, vient un moment
où l'enfant se dit " il vaut mieux ne pas s'attacher ".
Amélie
Nothomb avoue souffrir d'un monumental sentiment de culpabilité
qui l'entraîne vers l'écriture. Elle dit " La finalité
profonde de mes romans, m'échappera toujours, mais la culpabilité
en est l'un des moteurs ".
Si tous
ses romans ne sont pas forcément autobiographiques elle reconnaît
volontiers que le combustible de l'imagination c'est ce que l'on a
vécu.
"
Mauriac disait que s'il n'avait pas été écrivain
il aurait été assassin, cela pourrait s'appliquer à
vous-même ? ". A cette question Amélie Nothomb répond
elle répond " Complètement, sauf qu'à mon
avis, j'aurais été assassin de moi-même ".
Écrire
c'est pour Amélie Nothomb la plus grande nécessité,
la plus grande jouissance, la plus grande passion de sa vie. Elle
écrit un minimum de quatre heures par jour. Généralement
elle commence au saut du lit qui se situe vers trois ou quatre heures
du matin. Elle dort très peu. Lorsqu'elle se réveille
elle est prise d'un violent besoin d'écrire et pour cela il
lui faut une forte dose d'énergie. Elle boit un demi litre
de thé très fort qui fait exploser son cerveau et lui
donne la force d'écrire. Elle dit qu'elle descend alors dans
son sou-marin intérieur où tout prend une ampleur considérable.
Le moment le plus pénible c'est lorsqu'elle remonte à
la surface.
La lectrice
la plus importante demeure sa soeur qui lui fait la cuisine et lit
tous ses manuscrits. Elle avoue en avoir déjà écrit
quarante (dont dix sont publiés). Elle a également un
frère qui l'a souvent traitée de nulle. Elle avoue d'ailleurs
" Je suis nulle pour tout, sauf pour l'écriture. Il y
a en moi une incapacité terrible de faire face au quotidien
; Le seul moyen pour que quelque chose sorte de moi, le seul moyen
de me connecter au reste du monde, pour établir une communication
minimale reste l'écriture ". Elle avoue l'ivresse, la
joie profonde que celle-ci lui procure, même si elle avoue que
les vraies amours sont difficiles.
Elle
se dit également très loin de la sérénité
et qu'elle aimerait savoir ce que c'est que ce sentiment là,
car il y a des moment où elle se torture.
Obsédée
par l'abandon, elle se dit abandonnique. Elle a eu des parents merveilleux,
mais elle avait plus faim que les autres. Elle voulait davantage d'affection.
Elle avoue " Je me réveille tous les matins en me disant
que je n'ai rien et qu'il va falloir me donner beaucoup de mal pour
avoir quelque chose ". Elle dit n'avoir jamais su comment séduire
les autres et que l'accumulation de tous ses manques ont probablement
fait son énergie.
Dans
le passé elle a été anorexique et elle ne pesait
plus que 32 Kg. Elle entretient avec ses lecteurs une abondante correspondance.
On lui reproche ses excentricités : elle aime se coiffer de
chapeaux rigolos, se maquiller avec des rouges à lèvre
écarlates, elle n'hésite pas à dévorer
des aliments pourris, et ceci en direct à la télé.
A propos
de son succès elle dit " C'est agréable mais ce
ne serait pas une tragédie de le perdre, en revanche perdre
l'écriture, l'amour, la vie de ceux à qui je tiens très
fort m'angoisse et il me semble que aussi longtemps que je suis réveillée
je risque moins de perdre ces choses et qu'il peut m'arriver moins
de catastrophes ". C'est pourquoi elle dort si peu, elle craint
de perdre le contrôle.
Elle
a confié à François Haget qui la questionnait,
qu'elle ne sait même pas ce que c'est qu'un ordinateur. Elle
écrit sur des petits cahiers à petits carreaux, ensuite
elle retape avec une petite machine qui n'a même pas le traitement
de texte.
Elle
avoue avoir subi deux vols dans son appartement mais, dit-elle, les
voleurs n'ont pas emportés ses manuscrits ; " Sans doute
mes manuscrits n'ont pas une apparence sérieuse. Ce sont des
cahiers d'écolier écrits à la plume et avec une
écriture ridicule ".
Les critiques
définissent parfois ses romans de sadiques, masochistes, pervers
et cruels. Mais, dit-elle, ses romans ne décrivent que ce qu'elle
observe dans la réalité des relations humaines.
Aujourd'hui
elle tient le rôle de coqueluche des médias et de star
des lycéens. Ce tourbillon noir à visage lunaire symbolise
à lui seul le tumulte et le succès d'une rentrée.
" Depuis le surgissement du jeune Modiano à la fin des
années 60 on n'avait pas vu un pareil assaut de talent "
(Le Point du 3 novembre 2000).
Amélie
Nothomb est également l'auteur de : L'hygiène
de l'assassin (1992), Le
sabotage amoureux (1993), Les
combustibles (1994), Mercure,
Péplum, Les Catalinaires (1995), Métaphysique
des tubes (2000), Cosmétique
de l'ennemi (2001), Robert
des noms propres (2002).
Amélie
Nothomb a été définitivement consacrée
en 1999 alors que Stupeur et Tremblements
a été couronné du Grand Prix de l'Académie
Française et s'est vendu à 385 000 exemplaires. Ses
romans sont depuis traduits en 23 langues.
Elle
a également obtenu par deux fois le prix du jury Jean Giono,
le prix Alain Fournier et, très connue en Italie, il premio
Chianciano.
Résumé
(Afin
de mieux préserver le style de l'auteur et de restituer l'originalité
et la vivacité de son ton, la précision de son vocabulaire,
ce texte a été conçu à partir d'extraits
du roman. Ce résumé n'est qu'un fugitif aperçu
du talent de Amélie Nothomb et ne prétend en aucun cas
se substituer à la lecture du texte intégral qui seul
rend hommage à l'écrivain ).
"Le 8 janvier 1990 je fus engagée par la compagnie Yumimoto.
Yumimoto
était l'une des plus grandes compagnies de l'univers. Monsieur
Heneda en dirigeait la section Import-Export, qui achetait et vendait
tout ce qui existait à travers la planète entière.
Le catalogue
Import-export de Yumimoto était la version titanesque de celui
de Prévert : depuis l'emmenthal finlandais jusqu'à la
soude singapourienne en passant par la fibre optique canadienne, le
pneu français et le jute togolais, rien n'y échappait.
L'argent chez Yumimoto dépassait l'entendement humain.
Bientôt
je me rendis compte que les jours passaient et je ne servais à
rien. Aucune des compétences pour lesquelles on m'avait engagée
ne m'avait servi. Je ne comprenais toujours pas quel était
mon rôle dans cette entreprise ; cela m'indifférait.
J'étais enchantée de ma collègue, mademoiselle
Mori qui était ma supérieure directe. Elle était
svelte et gracieuse à ravir, malgré la raideur nippone
à laquelle elle devait sacrifier. Mais ce qui me pétrifiait,
c'était la splendeur de son visage : posé sur sa silhouette
immense, il était destiné à dominer le monde.
Monsieur
Saito qui était le supérieur de Mademoiselle Mori ne
me demandait rien, sauf de lui apporter des tasses de café.
Rien n'était plus normal, quand on débutait dans une
compagnie nippone, que de commencer par l'ôchakumi - "
la fonction de l'honorable thé ". Je pris ce rôle
d'autant plus au sérieux que c'était le seul qui m'était
dévolu. Cette humble tâche se révéla le
premier instrument de ma perte.
Un matin,
monsieur Omochi, qui était le supérieur de monsieur
Saito reçut une importante délégation d'une firme
amie. Je servis chaque tasse avec une humilité appuyée,
psalmodiant les plus raffinées des formules d'usage, baissant
les yeux et m'inclinant. S'il existait un ordre du mérite de
l'ôchakumi, il eût dû m'être discerné.
Plusieurs
heures après la délégation s'en alla. La voix
tonitruante de l'énorme monsieur Omochi cria en appelant monsieur
Saito qui un peu plus tard me convoqua à mon tour. Il me parla
avec une colère qui le rendait bègue :
- vous
avez profondément indisposé la délégation
de la firme amie ! Vous avez servi le café avec des formules
qui suggéraient que vous parliez le japonais à la perfection
! Vous avez crée une ambiance exécrable dans la réunion
de ce matin : comment nos partenaires auraient pu se sentir en confiance,
avec une Blanche qui comprenait leur langue ? A partir de maintenant
vous ne parlez plus japonais.
Présenter
ma démission eût été le plus logique. Pourtant,
je ne pouvais me résoudre à cette idée.
Aux yeux
d'un Occidental, ce n'eût rien eu d'infamant ; aux yeux d'un
Japonais, c'eût été perdre la face. J'avais signé
un contrat d'un an. Partir après si peu de temps m'eût
couverte d'opprobre, à leurs yeux comme aux miens.
J'avais
toujours éprouvé le désir de vivre dans ce pays
auquel je vouais un culte depuis les premiers souvenirs idylliques
que j'avais gardés de ma petite enfance. Je m'étais
donné du mal pour entrer dans cette compagnie : j'avais étudié
la langue tokyoïte des affaires, j'avais passé des test.
Je resterais.
A l'âge
de cinq ans, j'avais quitté les montagnes nippones pour le
désert chinois. Ce premier exil m'avait tant marquée
que je me sentais capable de tout accepter afin d'être réincorporée
à ce pays dont je m'étais si longtemps crue originaire.
Il fallait
donc que j'aie l'air de m'occuper sans pour autant sembler comprendre
un mot de ce qui se disait autour de moi. Désormais je servais
les diverses tasses de thé et de café sans l'ombre d'une
formule de politesse et sans répondre aux remerciements des
cadres. Ceux-ci n'étaient pas au courant de mes nouvelles instructions
et s'étonnaient que l'aimable geisha blanche se soit transformée
en une carpe grossière comme une Yankee.
Un jour
monsieur Tenchi, qui dirigeait la section des produits laitiers me
demanda :
- Vous
êtes belge, n'est-ce pas ? J'ai un projet très intéressant
avec votre pays ; Accepteriez-vous de vous livrer pour moi à
une étude ?
Je le
regardai comme on regarde le Messie. Il m'expliqua qu'une coopérative
belge avait développé un nouveau procédé
pour enlever les matières grasses du beurre. Il m'expliqua
qu'il avait besoin d'un rapport complet, les plus détaillé
possible, sur ce nouveau beurre allégé. Monsieur Tenshi
me donnait carte blanche, ce qui, au Japon, est exceptionnel. Et il
avait pris cette initiative sans demander l'avis de personne : c'était
un gros risque pour lui.
Je ressentis
d'emblée pour monsieur Tenshi un dévouement sans bornes
: j'étais prête à me battre pour lui jusqu'au
bout, comme un samouraï. Je me jetai dans le combat du beurre
allégé. J'emportai du travail chez moi. Le lendemain,
j'arrivai chez Yumimoto avec deux heures d'avance pour dactylographier
le rapport et le remettre à monsieur Tenshi qui me félicita
avec toute la chaleur que lui permettaient sa politesse et sa réserve
respectueuses.
Nous
nous quittâmes en haute estime mutuelle. J'envisageai l'avenir
avec confiance. Bientôt, c'en serait fini des brimades absurdes
de monsieur Saito, de la photocopieuse et de l'interdiction de parler
ma deuxième langue.
Un drame
éclata quelques jours plus tard. Monsieur Tenshi et moi reçûmes
des hurlements insensés. Mon compagnon d'infortune et moi nous
fîmes traiter de tous les noms : nous étions des traîtres,
des nullités, des serpents, des fourbes et - sommet de l'injure
- des individualistes . 3
Monsieur
Tenshi baissait la tête et courbait régulièrement
les épaules. Son visage exprimait la soumission et la honte.
Toute la mortification du monde résonnait dans sa voix :
- Je vous en supplie, ne lui en veuillez pas, elle est occidentale,
elle est jeune, elle n'a aucune expérience. J'ai commis une
faute indéfendable. Ma honte est immense. Si grands soient
mes torts, je dois cependant souligner l'excellence du rapport d'Amélie-san,
et la formidable rapidité avec laquelle elle l'a rédigé.
Plus
tard, dans le couloir, j'entendis encore les hurlements de la montagne
de chair et le silence contrit de la victime. Monsieur Tenshi me confia
que c'était Fubuki qui nous avait dénoncés. Je
ne pouvais le croire.
- Mademoiselle
Mori a souffert des années pour obtenir le poste qu'elle a
aujourd'hui. Sans doute a-t-elle trouvé intolérable
que vous ayez une telle promotion après dix semaines dans la
compagnie Yumimoto.
Le lendemain
matin, mademoiselle Mori m'annonça ma nouvelle affectation
à la comptabilité. La tâche me parut facile. Elle
était d'un ennui absolu, cela me permettait d'occuper mon esprit
à autre chose. Ainsi, en consignant les factures, je relevais
souvent la tête pour rêver en admirant le beau visage
de ma dénonciatrice.
Les semaines
s'écoulaient et je devenais de plus en plus calme. J'appelais
cela la sérénité facturière. Comme il
était bon de vivre sans orgueil et sans intelligence. J'hibernais.
Cette
sublime jachère de ma personne eût peut-être duré
jusqu'à la fin des temps si je n'avais commis ce qu'il convient
d'appeler des gaffes. Je m'étais donné du mal pour prouver
à mes supérieurs que ma bonne volonté ne m'empêchait
pas d'être un désastre.
On me
confia une deuxième tâche qui révéla mes
déficiences en comptabilité. Je m'aperçus que
j'étais incapable, au dernier degré, et malgré
des efforts acharnés, d'effectuer ces opérations. Ainsi
douze heures ne me suffisaient pas à boucler ce dont Fubuki
se jouait en 3 minutes cinquante secondes.
Des jours
passèrent encore. J'étais en enfer : je recevais sans
cesse des trombes avec virgules et décimales en pleine figure.
Ils se muaient dans mon cerveau en un magma opaque et je ne pouvais
plus les distinguer les uns des autres. Un oculiste me certifia que
ce n'était pas ma vue qui était en cause. Les chiffres,
dont j'avais toujours admiré la calme beauté pythagorique,
devinrent mes ennemis.
J'étais
le Sisyphe de la comptabilité et, tel le héros mythique,
je ne me désespérais jamais, je recommençais
les opérations inexorables pour la centième fois, la
millième fois. Il n'était pas rare qu'entre deux additions
je relève la tête pour contempler celle qui m'avait mise
aux galères. Sa beauté me stupéfiait.
Finalement
j'avais quitté mes fonctions de comptable depuis un peu plus
de deux semaines lorsque le drame éclata.
Un beau
jour nous entendîmes au loin le tonnerre dans la montagne :
c'était monsieur Omochi qui hurlait. Le grondement se rapprocha.
La porte de la section comptabilité céda comme un barrage
vétuste sous la pression de la masse de chair du vice-président
qui déboula parmi nous.
-Fubuki-san
!
Et nous
sûmes qui serait immolé en sacrifice à l'appétit
d'idole carthaginoise de l'obèse. Ce ne fut pas dans son bureau
qui lui passa le savon du millénaire : ce fut sur place, devant
la quarantaine de membres de la section comptabilité. On ne
pouvait imaginer sort plus humiliant pour n'importe quel être
humain, à plus forte raison pour n'importe quel Nippon, à
plus forte raison pour l'orgueilleuse et sublime mademoiselle Mori,
que cette destitution publique. Le monstre voulait qu'elle perdît
la face, c'était clair.
Fubuki
ne remuait pas un cil ; Elle était plus splendide que jamais.
Quel crime avait pu commettre Fubuki pour mériter pareil châtiment
? Je ne le sus jamais. J'aurais dû chronométrer l'engueulade.
Le tortionnaire avait du coffre. J'avais même l'impression qu'avec
la durée, ses cris gagnaient en intensité.
Ce qui
prouvait, s'il en était encore besoin, la nature hormonale
de la scène : semblable au jouisseur qui voit ses forces ressourcées
ou découplées par le spectacle de sa propre rage sexuelle,
le vice-président devenait de plus en plus brutal, ses hurlements
dégageaient de plus en plus d'énergie dont l'impact
physique terrassait de plus en plus la malheureuse.
Une éternité
plus tard, soit que le monstre fût lassé du jouet, soit
que ce tonifiant exercice lui eût donné faim pour un
double sandwich futon-mayonnaise, il s'en alla. Silence de mort dans
la section comptabilité.
Quand
elle eût la force de se lever, Fubuki fila sans prononcer un
mot. Je n'avais aucune hésitation quant à l'endroit
où elle avait couru : où vont les femmes violées.
Là où l'eau coule, là où l'on peut vomir,
là où il y a le moins de monde possible. Ce fut là
que je commis ma gaffe.
Mons
sang ne fit qu'un tour : il fallait que j'aille la réconforter.
Je courus aux toilettes. Elle était en train de pleurer devant
un lavabo. Lorsqu'elle me vit, elle marcha vers moi, avec Hiroshima
dans l'il droit et Nagasaki dans l'il gauche. J'ai une
certitude : c'est que si elle avait eu le droit de me tuer, elle n'eût
pas hésité.
Fubuki
avait eu la force de ne pas pleurer devant nous, et moi, futée,
j'étais allée la regarder sangloter dans sa retraite.
C'était comme si j'avais cherché à consommer
sa honte jusqu'à la lie.
Le lendemain
elle m'annonça d'une voix posée.
- j'ai
une nouvelle affectation pour vous. Suivez-moi.
Et elle
m'entraîna bel et bien aux toilettes où elle déclara
:
- Voici votre nouveau poste. Il va de soi que votre service s'étend
aussi aux toilettes des messieurs.
-
Récapitulons. Petite, je voulais devenir Dieu. Très
vite, je compris que c'était trop demander et je mis un peu
d'eau bénite dans mon vin de messe : je serais Jésus.
J'eus rapidement conscience de mon excès d'ambition et acceptai
de " faire " martyre quand je serai grande.
Adulte,
je me résolus à être moins mégalomane et
à travailler comme interprète dans une société
japonaise. Hélas, c'était trop bien pour moi et je dus
descendre un échelon pour devenir comptable. Mais il n'y avait
pas de frein à ma foudroyante chute sociale. Je fus donc mutée
au poste de rien dut tout. Malheureusement - j'aurai dû m'en
douter - rien du tout, c'était encore trop bien pour moi. Et
ce fut alors que je reçus mon affectation ultime : nettoyeuse
de chiotte.
J'imagine
que n'importe qui, à ma place, eût démissionné.
N'importe qui, sauf un Nippon. Démissionner c'était
perdre la face. Nettoyer de chiottes, aux yeux d'un Japonais, ce n'était
pas honorable, mais ce n'était pas perdre la face.
De deux
maux il faut choisir le moindre. Je tiendrai le coup. Je me conduirais
comme une Nippone l'eût fait.
Pendant
sept mois, je fus postée aux toilettes de la compagnie Yumimoto.
Commença donc une vie nouvelle. Si bizarre que cela puisse
paraître, je n'eus pas l'impression de toucher le fond.
Les mois
passèrent. Chaque jour, le temps perdait de sa consistance.
Ma mémoire commençait à fonctionner comme une
chasse d'eau. Je la tirais le soir. Une brosse mentale éliminait
les dernières traces de souillure.
Comme
l'a remarqué le commun des mortels, les toilettes sont un endroit
propice aux méditations. Pour moi qui y étais devenue
carmélite, ce fut l'occasion de réfléchir. Et
j'y compris une grande chose : c'est qu'au Japon, l'existence, c'est
l'entreprise.
Le Japon
est le pays où le taux de suicide est le plus élevé,
comme chacun sait. Pour ma part, ce qui m'étonne, c'est que
le suicide n'y soit pas plus fréquent. Le pire, c'est de penser
qu'à l'échelle mondiale ces gens sont des privilégiés.
Décembre
arriva, mois de ma démission car j'approchais au terme de mon
contrat. Je sollicitai une entrevue avec ma supérieure.
- Nous
approchons au terme de mon contrat et je voulais vous annoncer, avec
tous les regrets dont je suis capable, que je ne pourrai le reconduire.
La compagnie Yumimoto m'a donné de grandes et multiples occasions
de faire mes preuves. Je lui en serai éternellement reconnaissante.
Hélas, je n'ai pas pu me monter à la hauteur de l'honneur
qui m'était accordé. Parce-que je n'en avais pas les
capacités intellectuelles. C'est l'infériorité
du cerveau occidental par rapport au cerveau nippon.
J'étais
heureuse de fournir à Fubuki enfin un moment de volupté.
Il fallait que je lui donne accès au paroxysme et à
l'extase. Dans l'ancien protocole nippon, il est stipulé que
l'on s'adressera à l'Empereur avec " stupeur et tremblements
".
J'ai
toujours adoré cette formule qui correspond si bien au jeu
des acteurs dans les films de samouraïs, quand ils s'adressent
à leur chef, la voix traumatisée par un respect surhumain.
Je pris donc le masque de la stupeur et je commençai à
trembler.
Lorsqu'elle
me posa la question :
-Franchement,
quel métier pourriez-vous exercer plus tard ?
Je bégayais
:
- Croyez-vous
que l'on voudra de moi au ramassage des ordures ?
Quelques
jours plus tard, je retournai en Europe. Le 14 janvier 1991, je commençais
à écrire un manuscrit dont le titre était Hygiène
de l'assassin.
Le temps,
conformément à sa vieille habitude passa.
En 1992,
mon premier roman fut publié ?
En 1993,
je reçus une lettre de Tokyo. Le texte en était ainsi
libellé :
"
Amélie-san,
Félicitations.
Mori
Fubuki ".
Ce mot
avait de quoi me faire plaisir. Mais il comportait un détail
qui me ravit au plus haut point : il était écrit en
japonais."
Hiver
1990. Amélie Nothomb a terminé ses études de
philologie romanes à Bruxelles. Elle s'en retourne au Japon,
pays qu'elle connaît bien pour y être née, afin
d'y travailler. Elle entre alors dans la compagnie Yumimoto pour un
contrat d'un an. Le Japon et l'Occident, deux mondes qui se font face,
l'ouverture d'esprit du second se brise contre les règles et
la rationalité de la pensée nippone.
"
Tout est vrai à 100 %. C'est une histoire pour laquelle il
ne m'a fallu aucune imagination. J'ai réellement travaillé
là, en 1990, c'était l'une des plus grosses sociétés
japonaises. Oui ce livre est un petit règlement de compte avec
la culture d'entreprise à la japonaise mais nullement contre
le Japon. "
Au 44
étage du gigantesque immeuble qui domine la ville avec ses
immenses baies vitrées, Amélie découvrira les
côtés obscurs du pays qu'elle aime. Les contradictions
du Japon s'incarnent dans le caractère de sa supérieure
directe, Fubuki, idole et bourreau de la jeune femme belge. Amélie
va tomber sous son charme et va accepter toutes les humiliations auxquelles
elle va la soumettre.
Tout
au long du roman, l'analyse que fait Amélie Nothomb du Japon
est sans pitié, rien n'en sort indemne. On voit comment les
rapports entre hommes et femmes, la condition féminine, le
travail, le foyer, jusqu'au temps libre dédié aux loisirs,
tout est réglé par un rigide formalisme, qui s'oppose
à toute manifestation individuelle. On remarque vite l'extrême
rigidité mentale qui régit la recherche de la perfection
et de la productivité.
Amélie
commence son apprentissage de martyre auprès de la multinationale
japonaise. Le chois ne pouvait être plus approprié :
les japonais en fait lorsqu'il s'agit du travail ne plaisantent pas.
Mettez
de côté vos fantaisies touristiques à base de
sushi, ikebana et geisha ; les bureau du soleil levant sont un enfer
en version bonsaï où l'on souffre en silence parmi les
hystéries, les jalousies et une hiératique obéissance.
Ce roman
possède la qualité de montrer de l'intérieur
un versant peu connu des entreprises japonaises. Il met en évidence
la fermeture et la xénophobie envers les usages occidentaux,
et l'aveugle soumission à un idéal de travail basé
sur une conception de l'honneur, profondément différent
de celui des autres pays. Cette étude montre comment le Japon
a toujours refusé les possibilités de changements provenant
de l'extérieur, et traînant derrière lui le poids
d'une façon de penser qui est celle de Shogoun.
Initialement
employée comme interprète, la pauvre Amélie devient
la protagoniste d'une fulgurante chute sociale. Trop intelligente,
ironique pour les standards nippons, Amélie est une victime
des mécanismes pervers de l'entreprise à la japonaise.
On voit
vite comment à cause de ses continuelles gaffes et d'une personnalité
un peu trop marquée pour ce fourmilier japonais, on lui confie
des tâches de plus en plus humiliantes, à partir du service
du thé, puis à l'ajournement des calendriers des bureaux.
Finalement Amélie se retrouve aux toilettes où elle
est chargée de recharger le papier hygiénique et de
toutes les activités qui procurent du bien être aux employés
de Yumimoto.
Mais
Amélie ne se donne pas pour vaincue, car elle est douée
d'un humour gratifiant et d'une fervente imagination. Jour après
jour Amélie découvre que les activités simples
peuvent remplir l'âme et en contemplant la beauté de
Fubuki, sa tortionnaire, elle révèle une vocation naturelle
pour la méditation. La vertigineuse chute d'Amélie,
sa descente aux enfers semble adoucie par la contemplation de la belle
et orgueilleuse Fubuki. Certains critiques on reproché à
ce propos la gratuité (quoique voilée) d'élucubrations
lesbo-masochistes qui alourdissent une écriture par ailleurs
nerveuse et pleine de bon sens. Le rapport Amélie-Fubuki rappelle
le film Furyio (d'ailleurs cité dans le roman) et les écrits
de Yukio Mishima.
Lorsque
l'auteur raconte les pires sévices qui lui inflige l'entreprise,
elle continue d'aimer ce pays, ce monde qui n'est pas le sien et qu'elle
voudrait qui soit son monde. Amélie aime le côté
obscur du Japon qui est une composante de son altière beauté
et fait tout ce qui lui est possible pour s'insérer dans le
monde japonais si inadapté à sa nature occidentale et
spontanée, imparfaite, qui aime défier ses limites.
Elle aime à ce point ce pays qu'elle se lance dans son infini
en se jetant mentalement dans le paysage qu'elle admire depuis la
baie vitrée.
Stupeur
et tremblements est un divertissement qui utilise
savamment des annotations autobiographiques et les invectives amusantes
contre les coutumes japonaises et se moque de l'obsession de la productivité
et le politiquement correct qui n'est pas seulement l'apanage des
bureaux nippons.
Nous
pouvons admirer la vivacité de son ton, la férocité
de son impertinence, la précision du vocabulaire, l'originalité
des sujets et une autodérision constante.