Amélie NOTHOMB
" Stupeur et tremblements "

Biographie
Résumé
Commentaires

 


Biographie

Née en 1967 à Kobe, au Japon, Amélie Nothomb est fille de l'ambassadeur de Belgique à Rome, petite-nièce de l'homme politique Charles-Ferdinand Nothomb. Elle est issue d'une ancienne et illustre famille bruxelloise qui apporta autrefois la province de Luxembourg au Royaume de Belgique. Cette famille a donné une juste proportion d'hommes politiques et d'écrivains. Son père, Patrick Nothomb est ambassadeur, baron et écrivain.

Amélie Nothomb passe ses cinq premières années de sa vie au Japon, dont elle restera profondément marquée, allant jusqu'à parler couramment le japonais et à devenir interprète. Mais son expérience d'expatriée ne s'arrête pas là puisqu'elle vivra successivement en Chine, à New York, au Bangladesh, en Birmanie et au Laos avant de débarquer à 17 ans sur le sol de Belgique, berceau de sa famille où elle entame une licence de philologie romane à l'Université Libre de Bruxelles. Elle y obtiendra le même diplôme que Nietzsche fait-elle remarquer. De cette époque, elle ne cache nullement garder de douloureux souvenirs ; incomprise et rejetée, elle se retrouva confrontée à une mentalité qui lui était inconnue jusque là.

Ce fut pour elle un choc social et culturel. Elle dira à ce propos " Ce fut une solitude totale parce-que j'étais incapable de communique avec les jeunes Occidentaux, je suppose que c'est en raison de ce malaise que j'ai commencé à écrire ".

Amélie Nothomb a confié à Philippe Labro lors de son émission " Ombre et lumière " d'avoir ressenti entre dix et vingt ans une terrible solitude. Elle dit à ce propos "Le fond de moi reste seul et a faim même si maintenant je n'ai plus faim du tout car je suis nourrie de mille manières et je ne parle pas d'aliments, je parle d'affection et d'amour, maintenant j'ai ça en abondance et en qualité. J'ai eu faim d'êtres humains dans la vie et je reste dans la situation d'une affamée ".

On sait que son père, par son métier l'a nomadisée, l'a baladée d'un pays à l'autre, sans s'attacher, sans fabriquer d'affectifs. Dans des pays tels que le Bangladais, la Birmanie ou le Laos, des pays politiquement isolés elle a côtoyé des gens certes fascinants, mais l'obstacle de la misère ne lui permettait pas d'avoir des amis. Elle s'était attachée au Japon, on lui a arraché le Japon, elle s'était attachée à la Chine, on lui a arraché la Chine, vient un moment où l'enfant se dit " il vaut mieux ne pas s'attacher ".

Amélie Nothomb avoue souffrir d'un monumental sentiment de culpabilité qui l'entraîne vers l'écriture. Elle dit " La finalité profonde de mes romans, m'échappera toujours, mais la culpabilité en est l'un des moteurs ".

Si tous ses romans ne sont pas forcément autobiographiques elle reconnaît volontiers que le combustible de l'imagination c'est ce que l'on a vécu.

" Mauriac disait que s'il n'avait pas été écrivain il aurait été assassin, cela pourrait s'appliquer à vous-même ? ". A cette question Amélie Nothomb répond elle répond " Complètement, sauf qu'à mon avis, j'aurais été assassin de moi-même ".

Écrire c'est pour Amélie Nothomb la plus grande nécessité, la plus grande jouissance, la plus grande passion de sa vie. Elle écrit un minimum de quatre heures par jour. Généralement elle commence au saut du lit qui se situe vers trois ou quatre heures du matin. Elle dort très peu. Lorsqu'elle se réveille elle est prise d'un violent besoin d'écrire et pour cela il lui faut une forte dose d'énergie. Elle boit un demi litre de thé très fort qui fait exploser son cerveau et lui donne la force d'écrire. Elle dit qu'elle descend alors dans son sou-marin intérieur où tout prend une ampleur considérable. Le moment le plus pénible c'est lorsqu'elle remonte à la surface.

La lectrice la plus importante demeure sa soeur qui lui fait la cuisine et lit tous ses manuscrits. Elle avoue en avoir déjà écrit quarante (dont dix sont publiés). Elle a également un frère qui l'a souvent traitée de nulle. Elle avoue d'ailleurs " Je suis nulle pour tout, sauf pour l'écriture. Il y a en moi une incapacité terrible de faire face au quotidien ; Le seul moyen pour que quelque chose sorte de moi, le seul moyen de me connecter au reste du monde, pour établir une communication minimale reste l'écriture ". Elle avoue l'ivresse, la joie profonde que celle-ci lui procure, même si elle avoue que les vraies amours sont difficiles.

Elle se dit également très loin de la sérénité et qu'elle aimerait savoir ce que c'est que ce sentiment là, car il y a des moment où elle se torture.

Obsédée par l'abandon, elle se dit abandonnique. Elle a eu des parents merveilleux, mais elle avait plus faim que les autres. Elle voulait davantage d'affection. Elle avoue " Je me réveille tous les matins en me disant que je n'ai rien et qu'il va falloir me donner beaucoup de mal pour avoir quelque chose ". Elle dit n'avoir jamais su comment séduire les autres et que l'accumulation de tous ses manques ont probablement fait son énergie.

Dans le passé elle a été anorexique et elle ne pesait plus que 32 Kg. Elle entretient avec ses lecteurs une abondante correspondance. On lui reproche ses excentricités : elle aime se coiffer de chapeaux rigolos, se maquiller avec des rouges à lèvre écarlates, elle n'hésite pas à dévorer des aliments pourris, et ceci en direct à la télé.

A propos de son succès elle dit " C'est agréable mais ce ne serait pas une tragédie de le perdre, en revanche perdre l'écriture, l'amour, la vie de ceux à qui je tiens très fort m'angoisse et il me semble que aussi longtemps que je suis réveillée je risque moins de perdre ces choses et qu'il peut m'arriver moins de catastrophes ". C'est pourquoi elle dort si peu, elle craint de perdre le contrôle.

Elle a confié à François Haget qui la questionnait, qu'elle ne sait même pas ce que c'est qu'un ordinateur. Elle écrit sur des petits cahiers à petits carreaux, ensuite elle retape avec une petite machine qui n'a même pas le traitement de texte.

Elle avoue avoir subi deux vols dans son appartement mais, dit-elle, les voleurs n'ont pas emportés ses manuscrits ; " Sans doute mes manuscrits n'ont pas une apparence sérieuse. Ce sont des cahiers d'écolier écrits à la plume et avec une écriture ridicule ".

Les critiques définissent parfois ses romans de sadiques, masochistes, pervers et cruels. Mais, dit-elle, ses romans ne décrivent que ce qu'elle observe dans la réalité des relations humaines.

Aujourd'hui elle tient le rôle de coqueluche des médias et de star des lycéens. Ce tourbillon noir à visage lunaire symbolise à lui seul le tumulte et le succès d'une rentrée. " Depuis le surgissement du jeune Modiano à la fin des années 60 on n'avait pas vu un pareil assaut de talent " (Le Point du 3 novembre 2000).

Amélie Nothomb est également l'auteur de : L'hygiène de l'assassin (1992), Le sabotage amoureux (1993), Les combustibles (1994), Mercure, Péplum, Les Catalinaires (1995), Métaphysique des tubes (2000), Cosmétique de l'ennemi (2001), Robert des noms propres (2002).

Amélie Nothomb a été définitivement consacrée en 1999 alors que Stupeur et Tremblements a été couronné du Grand Prix de l'Académie Française et s'est vendu à 385 000 exemplaires. Ses romans sont depuis traduits en 23 langues.

Elle a également obtenu par deux fois le prix du jury Jean Giono, le prix Alain Fournier et, très connue en Italie, il premio Chianciano.

Résumé

(Afin de mieux préserver le style de l'auteur et de restituer l'originalité et la vivacité de son ton, la précision de son vocabulaire, ce texte a été conçu à partir d'extraits du roman. Ce résumé n'est qu'un fugitif aperçu du talent de Amélie Nothomb et ne prétend en aucun cas se substituer à la lecture du texte intégral qui seul rend hommage à l'écrivain ).


"Le 8 janvier 1990 je fus engagée par la compagnie Yumimoto.

Yumimoto était l'une des plus grandes compagnies de l'univers. Monsieur Heneda en dirigeait la section Import-Export, qui achetait et vendait tout ce qui existait à travers la planète entière.

Le catalogue Import-export de Yumimoto était la version titanesque de celui de Prévert : depuis l'emmenthal finlandais jusqu'à la soude singapourienne en passant par la fibre optique canadienne, le pneu français et le jute togolais, rien n'y échappait. L'argent chez Yumimoto dépassait l'entendement humain.

Bientôt je me rendis compte que les jours passaient et je ne servais à rien. Aucune des compétences pour lesquelles on m'avait engagée ne m'avait servi. Je ne comprenais toujours pas quel était mon rôle dans cette entreprise ; cela m'indifférait. J'étais enchantée de ma collègue, mademoiselle Mori qui était ma supérieure directe. Elle était svelte et gracieuse à ravir, malgré la raideur nippone à laquelle elle devait sacrifier. Mais ce qui me pétrifiait, c'était la splendeur de son visage : posé sur sa silhouette immense, il était destiné à dominer le monde.

Monsieur Saito qui était le supérieur de Mademoiselle Mori ne me demandait rien, sauf de lui apporter des tasses de café. Rien n'était plus normal, quand on débutait dans une compagnie nippone, que de commencer par l'ôchakumi - " la fonction de l'honorable thé ". Je pris ce rôle d'autant plus au sérieux que c'était le seul qui m'était dévolu. Cette humble tâche se révéla le premier instrument de ma perte.

Un matin, monsieur Omochi, qui était le supérieur de monsieur Saito reçut une importante délégation d'une firme amie. Je servis chaque tasse avec une humilité appuyée, psalmodiant les plus raffinées des formules d'usage, baissant les yeux et m'inclinant. S'il existait un ordre du mérite de l'ôchakumi, il eût dû m'être discerné.

Plusieurs heures après la délégation s'en alla. La voix tonitruante de l'énorme monsieur Omochi cria en appelant monsieur Saito qui un peu plus tard me convoqua à mon tour. Il me parla avec une colère qui le rendait bègue :

- vous avez profondément indisposé la délégation de la firme amie ! Vous avez servi le café avec des formules qui suggéraient que vous parliez le japonais à la perfection ! Vous avez crée une ambiance exécrable dans la réunion de ce matin : comment nos partenaires auraient pu se sentir en confiance, avec une Blanche qui comprenait leur langue ? A partir de maintenant vous ne parlez plus japonais.

Présenter ma démission eût été le plus logique. Pourtant, je ne pouvais me résoudre à cette idée.

Aux yeux d'un Occidental, ce n'eût rien eu d'infamant ; aux yeux d'un Japonais, c'eût été perdre la face. J'avais signé un contrat d'un an. Partir après si peu de temps m'eût couverte d'opprobre, à leurs yeux comme aux miens.

J'avais toujours éprouvé le désir de vivre dans ce pays auquel je vouais un culte depuis les premiers souvenirs idylliques que j'avais gardés de ma petite enfance. Je m'étais donné du mal pour entrer dans cette compagnie : j'avais étudié la langue tokyoïte des affaires, j'avais passé des test. Je resterais.

A l'âge de cinq ans, j'avais quitté les montagnes nippones pour le désert chinois. Ce premier exil m'avait tant marquée que je me sentais capable de tout accepter afin d'être réincorporée à ce pays dont je m'étais si longtemps crue originaire.

Il fallait donc que j'aie l'air de m'occuper sans pour autant sembler comprendre un mot de ce qui se disait autour de moi. Désormais je servais les diverses tasses de thé et de café sans l'ombre d'une formule de politesse et sans répondre aux remerciements des cadres. Ceux-ci n'étaient pas au courant de mes nouvelles instructions et s'étonnaient que l'aimable geisha blanche se soit transformée en une carpe grossière comme une Yankee.

Un jour monsieur Tenchi, qui dirigeait la section des produits laitiers me demanda :

- Vous êtes belge, n'est-ce pas ? J'ai un projet très intéressant avec votre pays ; Accepteriez-vous de vous livrer pour moi à une étude ?

Je le regardai comme on regarde le Messie. Il m'expliqua qu'une coopérative belge avait développé un nouveau procédé pour enlever les matières grasses du beurre. Il m'expliqua qu'il avait besoin d'un rapport complet, les plus détaillé possible, sur ce nouveau beurre allégé. Monsieur Tenshi me donnait carte blanche, ce qui, au Japon, est exceptionnel. Et il avait pris cette initiative sans demander l'avis de personne : c'était un gros risque pour lui.

Je ressentis d'emblée pour monsieur Tenshi un dévouement sans bornes : j'étais prête à me battre pour lui jusqu'au bout, comme un samouraï. Je me jetai dans le combat du beurre allégé. J'emportai du travail chez moi. Le lendemain, j'arrivai chez Yumimoto avec deux heures d'avance pour dactylographier le rapport et le remettre à monsieur Tenshi qui me félicita avec toute la chaleur que lui permettaient sa politesse et sa réserve respectueuses.

Nous nous quittâmes en haute estime mutuelle. J'envisageai l'avenir avec confiance. Bientôt, c'en serait fini des brimades absurdes de monsieur Saito, de la photocopieuse et de l'interdiction de parler ma deuxième langue.

Un drame éclata quelques jours plus tard. Monsieur Tenshi et moi reçûmes des hurlements insensés. Mon compagnon d'infortune et moi nous fîmes traiter de tous les noms : nous étions des traîtres, des nullités, des serpents, des fourbes et - sommet de l'injure - des individualistes . 3

Monsieur Tenshi baissait la tête et courbait régulièrement les épaules. Son visage exprimait la soumission et la honte. Toute la mortification du monde résonnait dans sa voix :
- Je vous en supplie, ne lui en veuillez pas, elle est occidentale, elle est jeune, elle n'a aucune expérience. J'ai commis une faute indéfendable. Ma honte est immense. Si grands soient mes torts, je dois cependant souligner l'excellence du rapport d'Amélie-san, et la formidable rapidité avec laquelle elle l'a rédigé.

Plus tard, dans le couloir, j'entendis encore les hurlements de la montagne de chair et le silence contrit de la victime. Monsieur Tenshi me confia que c'était Fubuki qui nous avait dénoncés. Je ne pouvais le croire.

- Mademoiselle Mori a souffert des années pour obtenir le poste qu'elle a aujourd'hui. Sans doute a-t-elle trouvé intolérable que vous ayez une telle promotion après dix semaines dans la compagnie Yumimoto.

Le lendemain matin, mademoiselle Mori m'annonça ma nouvelle affectation à la comptabilité. La tâche me parut facile. Elle était d'un ennui absolu, cela me permettait d'occuper mon esprit à autre chose. Ainsi, en consignant les factures, je relevais souvent la tête pour rêver en admirant le beau visage de ma dénonciatrice.

Les semaines s'écoulaient et je devenais de plus en plus calme. J'appelais cela la sérénité facturière. Comme il était bon de vivre sans orgueil et sans intelligence. J'hibernais.

Cette sublime jachère de ma personne eût peut-être duré jusqu'à la fin des temps si je n'avais commis ce qu'il convient d'appeler des gaffes. Je m'étais donné du mal pour prouver à mes supérieurs que ma bonne volonté ne m'empêchait pas d'être un désastre.

On me confia une deuxième tâche qui révéla mes déficiences en comptabilité. Je m'aperçus que j'étais incapable, au dernier degré, et malgré des efforts acharnés, d'effectuer ces opérations. Ainsi douze heures ne me suffisaient pas à boucler ce dont Fubuki se jouait en 3 minutes cinquante secondes.

Des jours passèrent encore. J'étais en enfer : je recevais sans cesse des trombes avec virgules et décimales en pleine figure. Ils se muaient dans mon cerveau en un magma opaque et je ne pouvais plus les distinguer les uns des autres. Un oculiste me certifia que ce n'était pas ma vue qui était en cause. Les chiffres, dont j'avais toujours admiré la calme beauté pythagorique, devinrent mes ennemis.

J'étais le Sisyphe de la comptabilité et, tel le héros mythique, je ne me désespérais jamais, je recommençais les opérations inexorables pour la centième fois, la millième fois. Il n'était pas rare qu'entre deux additions je relève la tête pour contempler celle qui m'avait mise aux galères. Sa beauté me stupéfiait.

Finalement j'avais quitté mes fonctions de comptable depuis un peu plus de deux semaines lorsque le drame éclata.

Un beau jour nous entendîmes au loin le tonnerre dans la montagne : c'était monsieur Omochi qui hurlait. Le grondement se rapprocha. La porte de la section comptabilité céda comme un barrage vétuste sous la pression de la masse de chair du vice-président qui déboula parmi nous.

-Fubuki-san !

Et nous sûmes qui serait immolé en sacrifice à l'appétit d'idole carthaginoise de l'obèse. Ce ne fut pas dans son bureau qui lui passa le savon du millénaire : ce fut sur place, devant la quarantaine de membres de la section comptabilité. On ne pouvait imaginer sort plus humiliant pour n'importe quel être humain, à plus forte raison pour n'importe quel Nippon, à plus forte raison pour l'orgueilleuse et sublime mademoiselle Mori, que cette destitution publique. Le monstre voulait qu'elle perdît la face, c'était clair.

Fubuki ne remuait pas un cil ; Elle était plus splendide que jamais. Quel crime avait pu commettre Fubuki pour mériter pareil châtiment ? Je ne le sus jamais. J'aurais dû chronométrer l'engueulade. Le tortionnaire avait du coffre. J'avais même l'impression qu'avec la durée, ses cris gagnaient en intensité.

Ce qui prouvait, s'il en était encore besoin, la nature hormonale de la scène : semblable au jouisseur qui voit ses forces ressourcées ou découplées par le spectacle de sa propre rage sexuelle, le vice-président devenait de plus en plus brutal, ses hurlements dégageaient de plus en plus d'énergie dont l'impact physique terrassait de plus en plus la malheureuse.

Une éternité plus tard, soit que le monstre fût lassé du jouet, soit que ce tonifiant exercice lui eût donné faim pour un double sandwich futon-mayonnaise, il s'en alla. Silence de mort dans la section comptabilité.

Quand elle eût la force de se lever, Fubuki fila sans prononcer un mot. Je n'avais aucune hésitation quant à l'endroit où elle avait couru : où vont les femmes violées. Là où l'eau coule, là où l'on peut vomir, là où il y a le moins de monde possible. Ce fut là que je commis ma gaffe.

Mons sang ne fit qu'un tour : il fallait que j'aille la réconforter. Je courus aux toilettes. Elle était en train de pleurer devant un lavabo. Lorsqu'elle me vit, elle marcha vers moi, avec Hiroshima dans l'œil droit et Nagasaki dans l'œil gauche. J'ai une certitude : c'est que si elle avait eu le droit de me tuer, elle n'eût pas hésité.

Fubuki avait eu la force de ne pas pleurer devant nous, et moi, futée, j'étais allée la regarder sangloter dans sa retraite. C'était comme si j'avais cherché à consommer sa honte jusqu'à la lie.

Le lendemain elle m'annonça d'une voix posée.

- j'ai une nouvelle affectation pour vous. Suivez-moi.

Et elle m'entraîna bel et bien aux toilettes où elle déclara :
- Voici votre nouveau poste. Il va de soi que votre service s'étend aussi aux toilettes des messieurs.
-
Récapitulons. Petite, je voulais devenir Dieu. Très vite, je compris que c'était trop demander et je mis un peu d'eau bénite dans mon vin de messe : je serais Jésus. J'eus rapidement conscience de mon excès d'ambition et acceptai de " faire " martyre quand je serai grande.

Adulte, je me résolus à être moins mégalomane et à travailler comme interprète dans une société japonaise. Hélas, c'était trop bien pour moi et je dus descendre un échelon pour devenir comptable. Mais il n'y avait pas de frein à ma foudroyante chute sociale. Je fus donc mutée au poste de rien dut tout. Malheureusement - j'aurai dû m'en douter - rien du tout, c'était encore trop bien pour moi. Et ce fut alors que je reçus mon affectation ultime : nettoyeuse de chiotte.

J'imagine que n'importe qui, à ma place, eût démissionné. N'importe qui, sauf un Nippon. Démissionner c'était perdre la face. Nettoyer de chiottes, aux yeux d'un Japonais, ce n'était pas honorable, mais ce n'était pas perdre la face.

De deux maux il faut choisir le moindre. Je tiendrai le coup. Je me conduirais comme une Nippone l'eût fait.

Pendant sept mois, je fus postée aux toilettes de la compagnie Yumimoto. Commença donc une vie nouvelle. Si bizarre que cela puisse paraître, je n'eus pas l'impression de toucher le fond.

Les mois passèrent. Chaque jour, le temps perdait de sa consistance. Ma mémoire commençait à fonctionner comme une chasse d'eau. Je la tirais le soir. Une brosse mentale éliminait les dernières traces de souillure.

Comme l'a remarqué le commun des mortels, les toilettes sont un endroit propice aux méditations. Pour moi qui y étais devenue carmélite, ce fut l'occasion de réfléchir. Et j'y compris une grande chose : c'est qu'au Japon, l'existence, c'est l'entreprise.

Le Japon est le pays où le taux de suicide est le plus élevé, comme chacun sait. Pour ma part, ce qui m'étonne, c'est que le suicide n'y soit pas plus fréquent. Le pire, c'est de penser qu'à l'échelle mondiale ces gens sont des privilégiés.

Décembre arriva, mois de ma démission car j'approchais au terme de mon contrat. Je sollicitai une entrevue avec ma supérieure.

- Nous approchons au terme de mon contrat et je voulais vous annoncer, avec tous les regrets dont je suis capable, que je ne pourrai le reconduire. La compagnie Yumimoto m'a donné de grandes et multiples occasions de faire mes preuves. Je lui en serai éternellement reconnaissante. Hélas, je n'ai pas pu me monter à la hauteur de l'honneur qui m'était accordé. Parce-que je n'en avais pas les capacités intellectuelles. C'est l'infériorité du cerveau occidental par rapport au cerveau nippon.

J'étais heureuse de fournir à Fubuki enfin un moment de volupté. Il fallait que je lui donne accès au paroxysme et à l'extase. Dans l'ancien protocole nippon, il est stipulé que l'on s'adressera à l'Empereur avec " stupeur et tremblements ".

J'ai toujours adoré cette formule qui correspond si bien au jeu des acteurs dans les films de samouraïs, quand ils s'adressent à leur chef, la voix traumatisée par un respect surhumain.
Je pris donc le masque de la stupeur et je commençai à trembler.

Lorsqu'elle me posa la question :

-Franchement, quel métier pourriez-vous exercer plus tard ?

Je bégayais :

- Croyez-vous que l'on voudra de moi au ramassage des ordures ?

Quelques jours plus tard, je retournai en Europe. Le 14 janvier 1991, je commençais à écrire un manuscrit dont le titre était Hygiène de l'assassin.

Le temps, conformément à sa vieille habitude passa.

En 1992, mon premier roman fut publié ?

En 1993, je reçus une lettre de Tokyo. Le texte en était ainsi libellé :

" Amélie-san,

Félicitations.

Mori Fubuki ".

Ce mot avait de quoi me faire plaisir. Mais il comportait un détail qui me ravit au plus haut point : il était écrit en japonais."

Commentaires

Hiver 1990. Amélie Nothomb a terminé ses études de philologie romanes à Bruxelles. Elle s'en retourne au Japon, pays qu'elle connaît bien pour y être née, afin d'y travailler. Elle entre alors dans la compagnie Yumimoto pour un contrat d'un an. Le Japon et l'Occident, deux mondes qui se font face, l'ouverture d'esprit du second se brise contre les règles et la rationalité de la pensée nippone.

" Tout est vrai à 100 %. C'est une histoire pour laquelle il ne m'a fallu aucune imagination. J'ai réellement travaillé là, en 1990, c'était l'une des plus grosses sociétés japonaises. Oui ce livre est un petit règlement de compte avec la culture d'entreprise à la japonaise mais nullement contre le Japon. "

Au 44 étage du gigantesque immeuble qui domine la ville avec ses immenses baies vitrées, Amélie découvrira les côtés obscurs du pays qu'elle aime. Les contradictions du Japon s'incarnent dans le caractère de sa supérieure directe, Fubuki, idole et bourreau de la jeune femme belge. Amélie va tomber sous son charme et va accepter toutes les humiliations auxquelles elle va la soumettre.

Tout au long du roman, l'analyse que fait Amélie Nothomb du Japon est sans pitié, rien n'en sort indemne. On voit comment les rapports entre hommes et femmes, la condition féminine, le travail, le foyer, jusqu'au temps libre dédié aux loisirs, tout est réglé par un rigide formalisme, qui s'oppose à toute manifestation individuelle. On remarque vite l'extrême rigidité mentale qui régit la recherche de la perfection et de la productivité.

Amélie commence son apprentissage de martyre auprès de la multinationale japonaise. Le chois ne pouvait être plus approprié : les japonais en fait lorsqu'il s'agit du travail ne plaisantent pas.

Mettez de côté vos fantaisies touristiques à base de sushi, ikebana et geisha ; les bureau du soleil levant sont un enfer en version bonsaï où l'on souffre en silence parmi les hystéries, les jalousies et une hiératique obéissance.

Ce roman possède la qualité de montrer de l'intérieur un versant peu connu des entreprises japonaises. Il met en évidence la fermeture et la xénophobie envers les usages occidentaux, et l'aveugle soumission à un idéal de travail basé sur une conception de l'honneur, profondément différent de celui des autres pays. Cette étude montre comment le Japon a toujours refusé les possibilités de changements provenant de l'extérieur, et traînant derrière lui le poids d'une façon de penser qui est celle de Shogoun.

Initialement employée comme interprète, la pauvre Amélie devient la protagoniste d'une fulgurante chute sociale. Trop intelligente, ironique pour les standards nippons, Amélie est une victime des mécanismes pervers de l'entreprise à la japonaise.

On voit vite comment à cause de ses continuelles gaffes et d'une personnalité un peu trop marquée pour ce fourmilier japonais, on lui confie des tâches de plus en plus humiliantes, à partir du service du thé, puis à l'ajournement des calendriers des bureaux. Finalement Amélie se retrouve aux toilettes où elle est chargée de recharger le papier hygiénique et de toutes les activités qui procurent du bien être aux employés de Yumimoto.

Mais Amélie ne se donne pas pour vaincue, car elle est douée d'un humour gratifiant et d'une fervente imagination. Jour après jour Amélie découvre que les activités simples peuvent remplir l'âme et en contemplant la beauté de Fubuki, sa tortionnaire, elle révèle une vocation naturelle pour la méditation. La vertigineuse chute d'Amélie, sa descente aux enfers semble adoucie par la contemplation de la belle et orgueilleuse Fubuki. Certains critiques on reproché à ce propos la gratuité (quoique voilée) d'élucubrations lesbo-masochistes qui alourdissent une écriture par ailleurs nerveuse et pleine de bon sens. Le rapport Amélie-Fubuki rappelle le film Furyio (d'ailleurs cité dans le roman) et les écrits de Yukio Mishima.

Lorsque l'auteur raconte les pires sévices qui lui inflige l'entreprise, elle continue d'aimer ce pays, ce monde qui n'est pas le sien et qu'elle voudrait qui soit son monde. Amélie aime le côté obscur du Japon qui est une composante de son altière beauté et fait tout ce qui lui est possible pour s'insérer dans le monde japonais si inadapté à sa nature occidentale et spontanée, imparfaite, qui aime défier ses limites. Elle aime à ce point ce pays qu'elle se lance dans son infini en se jetant mentalement dans le paysage qu'elle admire depuis la baie vitrée.

Stupeur et tremblements est un divertissement qui utilise savamment des annotations autobiographiques et les invectives amusantes contre les coutumes japonaises et se moque de l'obsession de la productivité et le politiquement correct qui n'est pas seulement l'apanage des bureaux nippons.

Nous pouvons admirer la vivacité de son ton, la férocité de son impertinence, la précision du vocabulaire, l'originalité des sujets et une autodérision constante.

Adaptation cinématographique

Stupeur et Tremblements est un film français d’Alain Corneau sorti en 2003, basé sur le livre éponyme d’Amélie Nothomb. Le film étant en langue réelle, les dialogues se déroulent intégralement en japonais (seule la voix off est en français). Sylvie Testud a appris le texte en japonais, langue qu'elle ignorait totalement, durant les trois mois qui précédaient le tournage grâce à une méthode de mémorisation phonétique. Le résultat semble relativement correct, mais est souvent incompréhensible pour un japonophone ou Japonais

César du cinéma 2004 (France)
Remporté : César de la meilleure actrice (Sylvie Testud)
Nominé : César du meilleur scénario original ou adaptation (Alain Corneau)

Festival international du film de Karlovy Vary 2003 (République tchèque)
Remporté : Meilleure actrice (Sylvie Testud, ex-æquo avec Giovanna Mezzogiorno pour La Fenêtre d'en face)
Remporté : Mention spéciale (Alain Corneau)
Nominé : Globe de cristal - Grand prix (Alain Corneau)

Sylvie Testud : Amélie
Kaori Tsuji : Fubuki
Taro Suwa : Monsieur Saito
Bison Katayama : Monsieur Omochi
Yasunari Kondo : Monsieur Tenshi
Sokyu Fujita : Monsieur Haneda
Gen Shimaoka : Monsieur Unaji
Heileigh Gomes : Amélie enfant
Eri Sakai : Fubuki enfant

 


 

 

 


 

 

 
 
 

Retour à la page d'accueil

Retour à l'index de littérature