Cet
ouvrage n'est pas écrit sous forme de journal, mais c'est une
longue évocation rétrospective : ayant reçu de ses étudiants
et collègues un livre d'hommage à l'occasion de son soixantième
anniversaire, un vieux professeur de philologie constate qu'il
y manque une expérience vécue dans sa jeunesse, celle précisément
qui fut déterminante pour sa vie entière.
Dans
ce récit à la première personne, le " je " est celui de Roland,
le jeune homme de 19 ans que le narrateur était à une époque
désormais lointaine et qu'il s'efforce, aujourd'hui, de retrouver.
L'étudiant d'alors, tout en essayant d'analyser à quoi est dû
le magnétisme de son professeur de philologie, se laisse vite
gagner par un sentiment passionné, où se mêlent un enthousiasme
juvénile et une admiration presque filiale, et qui grandit de
jour en jour jusqu'à friser l'idolâtrie.
Face
à cette demande affective le professeur a un comportement tout
à fait imprévisible. Tantôt il le laisse avec tendresse s'approcher
de lui, parfois il le repousse avec irritation. Cette continuelle
" douche froide " est ressentie par le disciple de façon très
douloureuse. Elle le pousse naturellement à interpréter toutes
les réactions de cet homme qui, sans conteste, est pour lui
une figure paternelle. Et la conclusion à laquelle il aboutit
toujours est qu'il est rejeté. L'angoisse profonde qu'il éprouve
alors peut être comprise comme un mécanisme de défense contre
la colère suscitée par l'injustice. Mais en même temps il aime
son purgatoire. Le rapport passionné qu'il tente d'instaurer
avec son " maître ", en dépit de son désespoir et de sa souffrance,
se nourrit donc, en grande partie, de la fameuse Hassliebe,
ce sentiment ambivalent fait d'amour et de haine, si caractéristique
des adolescents. Il y a d'ailleurs quelque chose d'enfantin
et de touchant dans les efforts que le jeune homme déploie pour
s'identifier à un être pour qui il éprouve un désir presque
fusionnel.
Malgré
l'état de détresse et d'extrême confusion psychique où il se
trouve, le héros commence peu à peu à concevoir des soupçons
- et le lecteur avec lui, sur cet homme solitaire et énigmatique
qui se dérobe perpétuellement. Et, en même temps que la souffrance,
grandit aussi la certitude que cet homme cache un secret. Ce
secret sera révélé à la fin de l'œuvre, à huis clos, au crépuscule,
dans la pénombre et donc, on pense ici inévitablement à la cure
psychanalytique - de façon que l'échange se fasse exclusivement
par la parole.
Cette
œuvre très forte et très émouvante, où l'attachement passionné
et douloureux d'un être jeune pour un être d'âge mûr est montré
à travers un double regard, celui du narrateur présent (qui
a vieilli) et celui de l'acteur passé (avec son regard jeune
et naïf).
Résumé
"
Voici, précieusement relié et solennellement apporté, le premier
exemplaire de ce livre d'hommage qu'à l'occasion de mon soixantième
anniversaire et du trentième de mon professorat les philologues
m'ont consacré. Tout mon développement, degré par degré, est
là reconstitué jusqu'à l'heure actuelle.
Et
cependant ce livre ignore tout de mon avènement à la vie intellectuelle
: c'est pourquoi il m'a fallu sourire. Tout y est vrai, il n'y
a que l'essentiel qui y fasse défaut. Il me décrit, mais sans
parvenir jusqu'à mon être. Il parle de moi sans révéler ce que
je suis.
L'index
comprend deux cent noms : il n'y manque que celui d'où partit
toute l'impulsion créatrice, le nom de l'homme qui a décidé
de mon destin et qui, maintenant, avec une double puissance,
m'oblige à évoquer ma jeunesse.
Fils
de proviseur, je haïssais depuis l'enfance la philologie. Entouré
de livres de tous côtés, je méprisais les livres ; toujours
poussé par mon père vers les choses de l'esprit, je me révoltais
contre toute forme de culture transmise par l'écriture.
A
Berlin où l'on m'avait envoyé faire des études, j'appris avec
une rapidité étonnante, la vanité et la fainéantise des piliers
de café. Les conquêtes féminines m'intéressaient plus que tout.
Jamais jeune homme ne gaspilla son temps plus sottement que
je ne le fis ces mois-là. Il est fort probable que je serais
tombé complètement dans la fainéantise noire ou dans l'abêtissement
si un hasard ne m'avait pas retenu sur la pente de la chute
intérieure.
Mon
père ayant compris que je perdais mon temps à Berlin m'envoya
dans une petite ville de province, située dans l'Allemagne centrale.
Comparée à Berlin, cette ville semblait plongée dans l'engourdissement.
Le
premier jour je visitai les lieux lorsque je poussai par hasard
la porte d'une salle de cours. Un groupe de jeunes gens passionnément
attentifs se serraient autour d'un homme qui leur parlait, assis
de biais sur une table. Et il ne me fallut que peu de minutes
pour que moi-même je sentisse la force fascinante de son discours
agir magnétiquement.
Jamais
encore je n'avais entendu un être humain parler avec tant d'enthousiasme
et d'une façon si véritablement captivante ; pour la première
fois j'assistais à ce que les Romains appelaient raptus, c'est
à dire à l'envol d'un esprit au-dessus de lui-même.
Passionné
comme je l'étais, et capable seulement de saisir les choses
d'une manière passionnée, dans l'élan fougueux de tous mes sens,
je venais pour la première fois de me sentir conquis par un
maître, par un homme ; je venais de subir l'ascendant d'une
puissance devant laquelle c'était un devoir et une volupté de
s'incliner.
C'est
à cette époque que je me vouai tout entier à l'étude, comme
par une sorte de vœu monastique, ignorant en vérité la haute
ivresse que la science me réservait et ne me doutais pas que,
dans ce monde supérieur de l'esprit aussi, l'aventure et le
risque sont toujours à la portée d'un être impétueux.
Dans la maison du professeur, une vieille petite femme, s'occupait
avec les soins touchants d'une mère des étudiants de passage,
je lui louai une gentille petite chambrette. Aussitôt installé,
je tirai de ma malle le Shakespeare que par hasard j'avais apporté.
Ma curiosité avait été enflammée jusqu'à la passion par le discours
du professeur et je lus l'œuvre du poète anglais comme je ne
l'avais jamais fait auparavant. Tout à coup, je découvrais dans
ce texte un univers ; les mots se précipitaient sur moi, comme
s'ils me cherchaient depuis des siècles ; le vers courait, en
m'entraînant, comme une vague de feu, jusqu'au plus profond
de mes veines, de sorte que je sentais à la tempe cette étrange
sorte de vertige éprouvé en rêvant qu'on vole au-dessus de la
terre.
Je
passai les deux semaines qui suivirent dans une fureur passionnée
de lire et d'apprendre. Ce qui enflammait de telle sorte mon
zèle, c'était surtout la vanité de produire sur mon maître une
impression avantageuse, de ne pas décevoir sa confiance, d'obtenir
de lui un sourire d'approbation et de l'attacher à moi, comme
j'étais attaché à lui.
Sentait-il
lui-même ce qu'il était pour moi, ou bien s'était-il mis à aimer
cette fougue de mon être ? Toujours est-il que mon maître me
distingua bientôt d'une manière particulière, en me manifestant
un intérêt visible.
La
première fois que je fus invité à sa table et que je le vis
avec sa femme, j'eus le singulier soupçon que la communauté
de vie qu'il y avait entre eux était tout à fait bizarre ; et
plus je pénétrai dans le cercle intime de cette maison, plus
ce sentiment devint troublant pour moi. Une absence complète
de tout sentiment d'affection ou de désaffection les enveloppait
et les rendait impénétrables d'une manière si étrange.
Je
voyais qu'elle était entièrement exclue du monde intellectuel
du professeur. Pour la première fois je pressentis combien de
choses secrètes cache la façade d'un mariage.
J'observais
sa femme et, cette nature faite d'agilité et de brillante sensualité
qu'était la sienne formait une opposition si troublante avec
la forme de vie de mon maître que je me demandais avec étonnement
ce qui avait bien pu unir ces deux êtres essentiellement dissemblables.
Combien
j'ai souffert à cause de cet homme aussi changeant que la température,
passant brusquement du chaud au froid, qui inconsciemment m'enflammait
pour me glacer aussitôt, et qui par sa fougue exaltait tout
mon être, pour me fouetter ensuite soudain d'une remarque ironique
! Oui, j'avais le sentiment cruel que plus je m'approchais de
lui, plus il me repoussait avec dureté et même avec inquiétude.
Rien ne devait, rien ne pouvait le pénétrer, pénétrer son secret.
Car (j'en avais de plus en plus vivement conscience) un secret,
un étrange et redoutable secret se dissimulait au cœur enfoui
de sa magique attraction.
J'appris
par mes camarades qu'assez fréquemment pendant la nuit il disparaissait
: un étudiant l'avait rencontré à quatre heures du matin dans
une rue de Berlin, un autre dans un cabaret d'une ville étrangère.
Il partait soudain, et revenait ensuite sans que personne sût
où il était allé. Je me consumais en hypothèses confuses, qui
n'étaient pas dépourvues de jalousie ; et même un peu de haine
et de colère surgit en moi à l'égard de sa taciturnité, qui
me laissait en dehors de sa véritable vie, comme un mendiant
sous le froid glacial, moi qui brûlais d'y participer.
Ensemble
nous avions entrepris d'écrire son livre. Le professeur dictait,
j'écrivais. Tout entier voué à cette tâche qui me dérobait peu
à peu toute la vue du monde extérieur, je ne vivais qu'intérieurement,
dans l'obscurité de la maison, dans la présence enveloppante
et enfiévrée de cet homme.
Chaque
fois que je me sentais blessé par lui, je me réfugiais auprès
de sa femme. Elle me disait " Vous êtes véritablement un enfant,
un nigaud d'enfant qui ne remarque rien, ne voit rien et ne
sait rien. Mais il vaut mieux qu'il en soit ainsi, sinon vous
seriez encore plus troublé.
A
l'intérieur d'un cauchemar sans issue, je luttais de toutes
mes forces pour trouver une explication et pour sortir de la
confusion mystérieuse de ces sentiments contradictoires.
Quatre
mois s'étaient passés de la sorte. Le semestre courait vers
sa fin. Ce soir-là la première partie de son ouvrage fut terminée.
Les pupilles de mon maître qui d'habitude n'avaient de couleur
que par intermittence, se remplirent de ce bleu clair et plein
d'âme que seules, entre tous les éléments, peuvent former la
profondeur de l'eau et la profondeur du sentiment humain.
"
Je sais, fit alors sa voix, que sans vous je n'aurais point
commencé ce travail : jamais je ne l'oublierai. Vous avez donné
à ma lassitude l'élan sauveur, vous avez sauvé ce qui reste
encore de ma vie perdue et dispersée, vous, vous seul ! Personne
n'a pour moi fait davantage, personne ne m'a aidé si fidèlement.
Il m'attira doucement vers la table et prit la bouteille préparée.
Il y avait deux verres. Mais la bouteille était bouchée et nous
n'avions pas de tire-bouchon.
Je
sortis pour aller à la cuisine en chercher un. Lorsque je fus
dans le couloir qui n'était pas éclairé, je heurtais dans l'obscurité
quelque chose de doux, qui céda aussitôt : c'était la femme
de mon maître, qui, manifestement, avait écouté à la porte.
Tous deux nous étions muets, honteux l'un devant l'autre, elle
surprise en flagrant délit d'espionnage, moi figé par la surprise
de cette rencontre. Il y avait dans son attitude immobile quelque
chose de sombre, qui ressemblait à un avertissement et à une
menace. Mais elle ne prononça pas une parole. La joie immense
que j'éprouvais un instant plus tôt avait fait place à une anxiété
étrange et glaciale.
Mais
lui, avec quelle insouciance il m'attendait ! Mais maintenant
que pour la première fois la paix brillait sur ce front cordialement
tourné vers moi, la parole me manquait ; toute ma joie secrète
s'en allait par des pores secrets. Confus, même honteux, je
l'écoutais me remercier encore et je ne pensais qu'à cette curiosité
ennemie et jalouse que je supposais aux aguets.
Plein d'une crainte inexplicable je me retirai d'un pas mal
assuré. En tâtonnant je parvins dans ma chambre et je me jetai
sur le lit ; mais je ne pus dormir.
Il
était déjà tard lorsque je crus d'entendre un pas dans l'escalier.
Il y avait là quelqu'un qui montait en tâtonnant, comme un aveugle,
les degrés de l'escalier, d'un pas prudent, hésitant et mal
assuré : seul un intrus, un criminel pouvait s'approcher ainsi
de la porte, mais non pas un ami. J'étais figé d'horreur. Soudain
j'ouvris la porte. Et, mon maître était là, la bougie à la main.
Il me regarda sans parler ; quelque chose, à lui aussi, lui
ôtait la parole. Il était là, debout, les yeux baissés, comme
un voleur pris sur le fait. Et cette angoisse, cette attitude,
étaient quelque chose d'insupportable.
Soudain
la faible silhouette se secoua. Elle s'approcha de moi : un
sourire, méchant et faunesque, puis une voix, pointue comme
la langue bifide d'un serpent, fit entendre ces paroles sifflantes
:
-
Je voulais seulement vous dire…qu'il vaut mieux que nous ne
nous tutoyions pas, ..ce…ce…ce serait incorrect entre un élève
et son maître…comprenez vous…il faut garder les distances…les
distances…les distances…
Et,
en même temps, il me regardait, avec une telle haine, avec une
méchanceté si offensante, que ses mains se crispaient malgré
lui, comme des griffes. Etait-il devenu fou ? Etait-il ivre
? Mais cette chose horrible ne dura qu'une seconde ; ce regard
agressif rentra précipitamment sous ses paupières. Le professeur
se retourna, murmura quelque chose qui ressemblait à une excuse
et saisit la bougie. Comme un diable noir et empressé il s'en
alla avant que j'eusse eu la force de trouver un seul mot. Le
lendemain il n'était plus à la maison.
Pourquoi
avait-il fui, pourquoi me laissait-il seul ? Toujours plus violente
la colère jalouse me montait à la gorge ; de nouveau montait
en moi le désir trouble et insensé de faire contre lui quelque
chose de méchant et de haineux.
J'ai
de tout temps exécré l'adultère, parce que presque toute femme,
dans ces moments-là trahit ce qu'il y a de plus secret chez
son mari. Chacune est une Dalila qui dérobe à celui qu'elle
trompe son intimité la plus humaine, pour la jeter en pâture
à un étranger…
Ce
n'est pas le fait d'avoir trouvé un refuge, moi qui étais égaré
par un désespoir aveugle et furieux, dans les embrassements
de sa femme, d'abords faits uniquement de compassion et ensuite
seulement devenus pleins de tendresse ; ce n'est pas cela que
je juge encore aujourd'hui comme la bassesse la plus misérable
de ma vie, mais c'est de m'être laissé raconter, sur le moite
oreiller, des confidences sur le compte de mon maître, c'est
d'avoir permis à cette femme irritée de trahir l'intimité de
son mariage.
Pourquoi
tolérai-je, sans la repousser, qu'elle me confiât que depuis
des années il n'avait pas de commerce charnel avec elle, et
qu'elle se répandît en allusions obscures ?
Et
tandis que nos corps se cherchaient, nous ne pensions tous les
deux qu'à lui et nous ne parlions tous les deux que de lui,
toujours et sans cesse. Et en frissonnant je baisai la lèvre
qui trahissait l'homme qui m'était le plus cher au monde.
Le
lendemain je réalisai qu'il n'y avait plus qu'une ressource
: la fuite. Alors que j'emballais mes affaires mon maître fut
là. Etonné, bouleversé devant mes préparatifs de voyage il me
posait des questions :
-
Quelqu'un t'a-t-il dit quelque chose de moi ? Où bien est-ce
à cause d'une femme ? Ma femme ?… -
Je
continuai de me taire et il comprit.
-
A vrai dire j'aurai dû y penser ! Tu es jeune, tu es limpide
et beau…tu étais près de nous, ..comment ne t'aurait-elle pas
aimé ?-
Soudain sa voix se mit à trembler et il se pencha près de moi,
si près que son souffle glissa sur mon visage et murmura tout
bas " Je…, je…t'aime, moi aussi ". Lorsque le mot " amour "
fut prononcé par cette bouche barbue, avec un accent de tendresse
sensuelle, un frissonnement à la fois doux et effrayant passa
bruyamment dans mes tempes.
-
En guise d'adieu, me dit-il encore je te raconterai toute ma
vie -
Morceau
par morceau cet homme arrachait maintenant son existence de
sa poitrine, et, en cette heure là, moi, qui étais encore presque
un enfant, j'aperçus pour la première fois, d'un œil hagard,
les profondeurs inconcevables du sentiment humain.
Cet
homme à la haute intellectualité, qui dans son esprit ne connaissait
que la pureté, avait éprouvé sur des chemins glissants, toutes
les humiliations, toutes les hontes et toutes les violences
que ses sens allaient rechercher.
Avec
étonnement je voyais maintenant ce que j'avais été pour lui,
moi, le garçon timide, dont il aimait l'enthousiasme pressant,
comme la plus sainte surprise de son âge. Et, en frissonnant,
je me rendais compte aussi des luttes que sa volonté avait dû
soutenir à cause de moi, car précisément il ne voulait recevoir
de moi, qu'il aimait d'un amour pur, ni raillerie, ni brutale
rebuffade. Il ne voulait pas livrer à ses sens, pour un jeu
lascif, cette dernière faveur d'un destin ennemi. Je compris
combien il avait souffert à cause de moi et quel héroïsme il
avait déployé pour se dompter.
Cette
voix dans l'obscurité, cette voix dans les ténèbres qui avaient
envahi le bureau, je la sentais pénétrer jusque dans la structure
la plus intime de la poitrine ! Puis la voix se tut et il n'y
eut plus entre nous que l'obscurité.
Enfin
il se leva, il m'attira à lui, ses lèvres pressèrent avidement
les miennes, en un geste nerveux, et dans une sorte de convulsion
frémissante il me tint serré contre son corps.
Ce
fut un baiser comme je n'en ai jamais reçu d'une femme, un baiser
sauvage et désespéré comme un cri mortel. Je frémis, en proie
à une double sensation, à la fois étrange et terrible : mon
âme s'abandonnait à lui, et pourtant j'étais épouvanté jusqu'au
tréfonds de moi-même par la répulsion qu'avait mon corps à se
trouver ainsi au contact d'un homme - affreuse confusion de
sentiments qui faisait durer cette seconde, pendant laquelle
je ne m'appartenais plus, à tel point que j'en avais perdu la
notion du temps.
Jamais
je ne l'ai revu. Jamais je n'ai reçu de lui ni lettre ni nouvelle.
Nul ne se souvient de lui en dehors de moi. Mais encore aujourd'hui,
comme autrefois le garçon ignorant que j'étais, je sens que
je ne dois davantage à personne qu'à cet homme, ni à mon père
ni à ma mère, avant lui, ni à ma femme et à mes enfants, après
lui, et que je n'ai aimé personne plus que lui.
Commentaires
Ce
roman, le plus célèbre de Zweig traite du problème le plus crucial
de la psychanalyse : celui du transfert.
Alors
même que Freud et Ferenczi entretenaient une correspondance
fort tapageuse à ce sujet, sans trouver un accord, Zweig, lui,
y a vu le motif d'un roman émouvant et a d'emblée senti le problème
en le nommant La Confusion des sentiments.
S'il
y a problème, c'est bien pour ça : c'est qu'il y a confusion
de sentiments. Cette passion qui soulève le jeune homme et le
précipite à l'étude, cet amour invigorant, c'est le transfert.
C'est ainsi qu'est transitoirement aimé le psychanalyste, dans
la situation, disait Lacan, de supposé savoir. Or, qui, plus
qu'un professeur, peut être en position de supposé savoir ?
L'amour de transfert vécu dans cette confusion de sentiments
est forcément vécu sans analyse : il explose donc avec force.
Roland
est un être impétueux, la force fascinante qui se dégage de
son professeur lorsqu'il s'enflamme pour son cours, le jette
dans l'ivresse et le ravissement. Il est brûlant de respect
pour cet homme pour lequel il éprouve une véritable passion
de l'esprit. Zweig écrit : " Je ne voyais en lui qu'un être
toujours sublime, dégagé de toutes les vulgarités matérielles,
en sa qualité de messager du verbe, de réceptacle de l'esprit
créateur ".
La confusion des sentiments nous démontre aussi l'importance
de la place du secret dans une vie humaine.
La
nouvelle raconte l'histoire ambiguë, délicate, du jeune homme
et de son professeur, un spécialiste du théâtre élisabéthain,
dont l'homosexualité, improbable, est d'abord suggérée et seulement
à la fin clairement dévoilée. Tout au long du roman Roland sent
chez cet homme qu'il admire la présence d'un secret qui le trouble.
Il
sent chez lui la présence d'une douleur cachée. Zweig écrit
" Rien ne touche aussi puissamment l'esprit d'un jeune homme
qu'une douleur grave et virile. Dans l'excès de ses forces vives,
la jeunesse aspire au tragique, et elle permet volontiers à
la mélancolie de sucer doucement son sang encore novice. De
là vient aussi que la jeunesse est éternellement prête pour
le danger et qu'elle tend, en esprit, une main fraternelle à
chaque souffrance. ". Et encore p. 170 " L'homme qui sait n'éprouve
pas de joie égale à celle qu'on trouve dans l'ombre, de frisson
aussi puissant que celui que glace le danger et, pour lui, aucune
souffrance n'est plus sacrée que celle qui par pudeur n'ose
pas se manifester ".
Zweig,
qui n'a pas craint de choisir un sujet ô combien tabou en ce
premier tiers du siècle, peint l'attraction réciproque des deux
hommes, naïve et sans la conscience du péché de la part de Roland,
plus perverse et plus douloureuse chez le professeur.
Le drame se noue selon une progression implacable, et dans une
atmosphère de plus en plus pesante, de plus en plus étouffante,
avec des tentatives de fuite, des jeux de masques et des dissimulations,
en présence d'une femme chaleureuse et piquante - la jeune épouse
du professeur.
Les
nouvelles de Stefan Zweig ont pour décor la nuit ou la tombée
du soir. Officiant autour d'un secret long et douloureux à porter
à la lumière, elles baignent dans une pénombre plus propice
aux confessions intimes que la clarté du jour, et reflet des
zone obscures de la conscience où sont enfouis les mystères.
La délivrance des héros de Zweig, par l'aveu du secret, a toujours
lieu grâce à cette lumière plus ou moins obscure ou tamisée,
qui évoque celle des confessionnaux ou des cabinets de psychanalyse.
L'humanité que décrit Stefan Zweig hésite entre deux mondes
antagonistes et complémentaires. Et c'est cette souffrance à
ne pouvoir vivre dans l'unité, c'est ce combat pour réconcilier
en soi la lumière et le mystère, qui font l'originalité de ses
nouvelles.
L'essentiel
pour Zweig est d'oser descendre, ainsi qu'il l'écrira avec ferveur
dans La confusion des sentiments " dans les caveau, dans les
cavernes profondes et dans les cloaques du cœur où s'agitent,
en lançant des lueurs phosphorescentes , les bêtes dangereuses
et véritables de la passion, s'accouplant et se déchirant dans
l'ombre, sous toutes les formes de l'entremêlement le plus fantastique
".
On sent chez tous les héros de Zweig la présence d'une dualité
qu'il avouait pour lui-même. Freud, refusant le terme, lui préférait
le mot " ambivalence ". Cette profonde dualité, qui semble être
le secret même de Zweig marque profondément tous ses personnages,
fonde leur personnalité et orchestre toute son œuvre. Œuvre
dans laquelle il s'y laisse deviner, avec ses angoisses, ses
faiblesses, ses vertiges et ses tentations.
Pour
La Confusion des sentiments, Freud s'émerveille de l'aptitude
du style de Zweig à rendre présent un interdit, sans la moindre
explication ou pseudo-théorie. Son style se caractérise à la
fois par un audace tranquille dans le choix du sujet, par la
très grande pudeur de la narration et par l'absence totale de
thèse explicite concernant la sexualité. C'est une vraie originalité
pour l'époque ! Freud d'ailleurs félicitait chaleureusement
Zweig d'avoir su dans La confusion des sentiments rendre
présent ce douloureux problème sans s'aventurer dans l'interprétation
: d'avoir su montrer un tabou avec toute la complexité du phénomène,
sans gâcher ni son art, ni la vérité, sans bousillage idéologique.
Zweig connaît la valeur de la mesure en toute chose ; il reste
" bien élevé ". Concernant la sexualité, Zweig trouve un style
expressif, mais toujours " courtois " : il sait comme personne
évoquer des réalités troublantes, mais sans exercer jamais de
violence sur son lecteur.
Freud
ne s'y est pas trompé. L'écriture des nouvelles de Zweig est
digne d'être psychanalysée. Zweig se délivre de ses démons en
écrivant, comme d'autres en venant parler sur son divan. A propos
de La Confusion des sentiments Freud a écrit " La nature
humaine est bisexuelle. Cette démonstration se fait chez Zweig
avec tant d'art, de franchise et d'amour du vrai, elle est si
libre de tout mensonge et de toute sentimentalité propre à notre
époque que je reconnais volontiers ne rien pouvoir m'imaginer
plus réussi ".
Zweig,
qui admire les esprits positifs, constructeurs, puissants, est
un artiste fragile, douloureux, et chez qui la sensibilité prime
largement l'intelligence ou la raison. Dans sa manière d'écrire,
le feu court à travers les mots, les phrases. Sa prose n'est
pas paisible ni sage. Elle est hypersensible, émue, elle suit
l'inspiration, le rythme ou plutôt l'arythmie de son cœur. Elle
est passionnée, exaltée, et finalement domptée dans la douleur.
Zweig n'est pas un introspectif, il cache ses démons dans son
œuvre, comme le plus sur moyen de les juguler, de les enfouir
encore plus profond, là où les abîmes les absorbent jusqu'à
ce point de la conscience où on ne les ressent plus, mais où
ils continuent leur travail de sape, efficace et terriblement
destructeur.
Sa
pudeur le gêne, comme son éducation. Il se regarde rarement
dans le miroir, mais plutôt à travers d'autres personnages qui
lui renvoient une image fraternelle et fragmentée, comme un
morceau de lui-même.
A Jules Romain, son ami il confie " Je suis au fond un homme
terriblement passionné, en proie à toutes sortes de sentiments
violents. Je n'arrive qu'à force de maîtrise à un comportement
plus ou moins sensé ".
Ses
conflits sont violents, et le plus souvent refoulés - un terme
qui, il le sait, est une des clés de la démarche freudienne.
Il
souffre de tant d'inhibitions qu'il ne s'exprime que dans le
secret. Il y a en lui une vraie dualité, dont il a conscience
mais qu'il ne peut résoudre. Passionné, enthousiaste, et d'une
sensibilité exacerbée, il jugule ses élans, passe ses désirs
à l'eau froide et offre aux gens qui le croisent la vision impeccable,
tirée à quatre épingles, d'un gentleman un peu pincé, très comme
il faut, dont la vie et le mœurs, la pensée, les actes et la
morales sont forcément irréprochables.
Son
œuvre suffit à illustrer son drame. Il torture sans exception
ses personnages de fiction. Dans le monde opaque et moite de
ses nouvelles, chaque individu est un martyr qui porte en son
sein son propre bourreau. Le secret n'est pas accessoire, il
est la clé.
Chacun
de ses personnages se débat avec ce quelque chose, inavoué,
informulé, enfoui au plus profond de lui où il croit l'avoir
oublié, mais qui un jour remonte à la surface, menaçant un équilibre
précaire.
La
passion est au cœur de son œuvre, la passion vécue comme une
force obscure et irrépressible.
Amok,
désigne en dialecte malais, une espèce d'ivresse qui s'empare
d'un individu avec la violence de la foudre, et le rend fou
furieux. Pour Zweig, l'amok est un type d'homme ou de femme,
possédé par une passion. Une force obscure et dangereuse lui
fait perdre la raison et le contrôle de soi, et le pousse à
agir selon d'autres lois, souterraines et dangereuses. Il y
aura toujours un amok dans chacune de ses nouvelles, l'amok
est le personnage zweigien par excellence, celui qui a rendu
les armes au démon.
La
peur d'être amok est au cœur d'un homme qui n'aura eu cesse,
toute sa vie, d'exercer sur lui-même, sur l'ensemble des force
irrationnelles qui le tourmentent, un étonnant contrôle.
Passion,
secrets, deux mots clés dans l'œuvre de Zweig. Page 38 il écrit
: " Toujours on reconnaît chaque phénomène, chaque individualité
dans ce qui en est la flamme, dans la passion. Car tout esprit
vient du sang, toute pensée de la passion, toute passion de
l'enthousiasme ". Page 57 il fait dire aux professeur : " Celui
qui n'est pas passionné devient tout au plus un pédagogue ;
c'est toujours par l'intérieur qu'il faut aller aux choses,
toujours, toujours en partant de la passion ".
Dans
un sonnet qui ouvre le recueil d'Amok, Zweig qui n'a pas renoncé
à la poésie, écrit ses vers :
Seule
la passion qui trouve son abîme
Sait embraser ton être jusqu'au fond ;
Seul qui se perd entier est donné à lui-même.
Alors,
prends feu ! Seulement si tu t'enflammes,
Tu connaîtras le monde au plus profond de toi !
Car au lieu seul où agit le secret, commence aussi la vie.
Comment
expliquer le succès des livres de Stefan Zweig ? Il est un écrivain
concis et efficace. Tous ses ouvrages sont brefs. Il écrit en
homme pressé, réussissant à ne dire que l'essentiel sans sécher
le récit. La poésie, le charme donnent de l'ampleur au texte
les plus courts ; si ses livres sont minces, ils ont de la chair.
Moderne pour son époque, la concision de Zweig est sans doute
ce qui lui a gardé tant de lecteurs aujourd'hui. Pour un contemporain
qui aime la pluralité des nourritures culturelles et souffre
à se concentrer longtemps, Zweig est l'auteur qui en libère
le plus, et de lui-même.
Ses nouvelles se prêtent d'autant plus à une diffusion internationale
qu'elles sont par vocation, universelles. Elles mettent en scène
des individus ordinaires, dans des situations ordinaires, que
seul un suspense intérieur transforme en situation extraordinaires.
Il s'en dégage cette " essence filtrée ", si difficile à décrire,
mais que sait reconnaître un vaste cercle de lecteur et plus
encore, de lectrices. Une petite musique sur fond de fable éternelle.
Ce
site a pour vocation de promouvoir la lecture. C'est pourquoi
les résumés de livre, les biographies sont faites
à partir d'extraits des ouvrages même que j'ai
consultés et proposés à la lecture. Afin
de mieux préserver le style de l'auteur et le mettre
en évidence, je n'ai entrepris aucune réécriture.
Internet fonctionnant un peu comme une immense bibliothèque
mondiale, les ouvrages que j'ai trouvés dignes de lecture
y sont donc proposés. J'espère que les auteurs
n'y verront aucun inconvénient car ma véritable
intention est de mieux les faire connaître du grand public.
R.D.
Bibliographie
:
Diane
Chauvelot, Pour l'amour de Freud, Edition L'espace analytique
Dominique
Bona, Stefan Zweig, l'ami blessé, Edition Plon