Boris VIAN

Comme une pomme, cueille la vie

Cueille la vie comme une pomm' d'api
Comme une fleur, comm' une grapp' de raisins
Et t'en fais pas pour les pépins.
Cueille sans remords et sans hésiter
Plante tes dents dans les fruits de l'été
Sans t'occuper des gros chiens du fermier
Qui voudraient bien t'en empêcher.

Cueille les jours qui passent
Cueille tous les espoirs
Sans faire la grimace
S'il vient à pleuvoir
Si les hirondell's volaient tout's à tire-d'ailes
En plein mois d'Novembr', ell's pourraient fair(e) le printemps.

Cueille la vie comme une rose bleue
Et glisse-la dans le livre doré
Le livre d'or où dort tout ton passé
Et tous tes souvenirs heureux.
Fais un bouquet contre le cafard
Bouquet de joie pour t'éclairer dans l'noir
Bouquet d'amour, de rêve et de baisers
Et de matins dans la rosée.

Cueille les jours de larmes
Cueille les jours d'émoi
Cueille les heures de charme
Cueille tout à la fois.
Vis comm' la cigale, donn' ton cœur à tout' la terre
Donne à pleines mains, donne, donne, donne, ne garde rien.

Cueille une chanson dans le vent qui s'lève
Une illusion, un beau mirage, un rêve,
Un air de fête au fond d'un soir d'Avril
Et tout sera tellement facile
Va cueille une pomme vermeille
Cueille ce plaisir sans pareil
Cueille, cueille, un grand morceau de soleil !

(Cueille la vie)


S'il pleuvait des larmes

S'il pleuvait des larmes
Lorsque meurt un amour
S'il pleuvait des larmes
Lorsque les cœur sont lourd
Sur la terre entière,
Pendant quarante jours
Des larmes amères
Engloutiraient les tours.

S'il pleuvait des larmes
Lorsque meurt un enfant
S'il pleuvait des larmes
Pour rire des méchants
Sur la terre entière et glacée
Des larmes amères
Rouleraient le passé.

S'il pleuvait des larmes
Quand on tue les cœurs purs
S'il pleuvait des larmes
Quand on crève sous les murs
Sur la terre entière
Il y aurait le déluge
Des larmes amères,
des coupables et des juges.

S'il pleuvait des larmes
Chaque fois que la mort
Brandissant ses armes
Fait sauter le décor
Sur la terre entière
Il n'y aurait plus rien
Que des larmes amères
Des deuils du destin.


Le déserteur


Monsieur le Président
Je vous fais une lettre
Que vous lirez peut-être
Si vous avez le temps
Je viens de recevoir
Mes papiers militaires
Pour partir à la guerre
Avant mercredi soir
Monsieur le Président
Je ne veux pas la faire
Je ne suis pas sur terre
Pour tuer des pauvres gens
C'est pas pour vous fâcher
Il faut que je vous dise
Ma décision est prise
Je m'en vais déserter

Depuis que je suis né
J'ai vu mourir mon père
J'ai vu partir mes frères
Et pleurer mes enfants
Ma mère a tant souffert
Elle est dedans sa tombe
Et se moque des bombes
Et se moque des vers
Quand j'étais prisonnier
On m'a volé ma femme
On m'a volé mon âme
Et tout mon cher passé
Demain de bon matin
Je fermerai ma porte
Au nez des années mortes
J'irai sur les chemins

Je mendierai ma vie
Sur les routes de France
De Bretagne en Provence
Et je dirai aux gens:
Refusez d'obéir
Refusez de la faire
N'allez pas à la guerre
Refusez de partir
S'il faut donner son sang
Allez donner le vôtre
Vous êtes bon apôtre
Monsieur le Président
Si vous me poursuivez
Prévenez vos gendarmes
Que je n'aurai pas d'armes
Et qu'ils pourront tirer

Le Temps de vivre

Il a dévalé la colline
Ses pas faisaient rouler les pierres
Là-haut entre les quatre murs
La sirène chantait sans joie

Il respirait l’odeur des arbres
Avec son corps comme une forge
La lumière l’accompagnait
Et lui faisait danser son ombre

Pourvu qu’ils me laissent le temps
Il sautait à travers les herbes
Il a cueilli deux feuilles jaunes
Gorgées de sève et de soleil

Les canons d’acier bleu crachaient
De courtes flammes de feu sec
Pourvu qu’ils me laissent le temps
Il est arrivé près de l’eau

Il y a plongé son visage
Il riait de joie il a bu
Pourvu qu’ils me laissent le temps
Il s’est relevé pour sauter

Pourvu qu’ils me laissent le temps
Une abeille de cuivre chaud
L’a foudroyé sur l’autre rive
Le sang et l’eau se sont mêlés

Il avait eu le temps de voir
Le temps de boire à ce ruisseau
Le temps de porter à sa bouche
Deux feuilles gorgées de soleil

Le temps d’atteindre l’autre rive
Le temps de rire aux assassins
Le temps de courir vers la femme

Il avait eu le temps de vivre.

 

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