Biographie
"
Ecrivain russe né à Taganrog 1860, décédé à Badenweiler en Allemagne
en 1904.
Sa
biographie se résume à quelques dates dans un calepin et beaucoup
de pages blanches. Il ne se passe rien ou à peu près rien dans
la vie de l'écrivain, comme il ne se passe rien ou à peu près
rien dans son théâtre.
Une
enfance triste dans une bourgade reculée, des études de médecine,
une impérieuse vocation littéraire, quelques voyages à l'étranger,
des séjours en sanatorium, un mariage sur le tard : bref une vie
sans histoires, une vie de routine, partagée entre le travail,
les factures à régler et les médicaments.
Sur
ce fond de grisaille l'homme souffre continuellement, rongé par
un mal inexorable, la tuberculose. Il tousse et crache le sang
; le visage fin et bon, la bouche légèrement moqueuse expriment
la mélancolie, et les rides trahissent la crispation de la souffrance.
Cette vie ne tient qu'à un fil. Mais chaque instant, si douloureux
soit-il, est une victoire sur la maladie. Chaque souffle d'air,
le frémissement des feuilles, le bruit des pas sur la neige sont
un miracle de la vie.
Nul n'a éprouvé aussi bien que Tchekhov la tristesse désespérante
de ces mornes journées où la maladie ne laisse pas de répit, la
solitude, le dégoût devant la médiocrité du monde, le tragique
à la fois social et métaphysique de la condition humaine ; mais
nul n'a connu aussi bien que lui le prix de cette succession d'instants
arrachés à la mort.
Fut-il
heureux ou malheureux cet homme qui déclare que " plus le fond
sera gris et terne, mieux cela vaudra ? ". La question importe
peu. " Seuls les êtres indifférents sont capables de voir les
choses clairement, d'être justes et de travailler ", répond-t-il.
Tchekhov s'est désintéressé de sa propre histoire. Il a tout sacrifié
à son travail renonçant à vivre pour écrire et, par nécessité,
se protégeant contre les dangereux élans de la tendresse.
Son
bonheur à lui compte peu, comparé à celui de milliers d'hommes
que son œuvre - cette œuvre construite avec froideur, certains
diront avec cruauté - a pour mission d'éduquer. Il aime trop les
êtres pour s'attacher à l'un en particulier, et il a trop conscience
de leur besoin de dignité pour ne pas constamment dénoncer leurs
illusions.
L'écrivain
ne se veut ni moraliste ni philosophe. Il se contente de peindre
la vie, de montrer simplement, modestement les choses. A l'inverse
de celle de Tolstoï, son œuvre n'enseigne rien, mais, pourtant,
elle donne des leçons. Avant tout Tchekhov est un artiste : "
Mon rôle n'est que d'avoir du talent, autrement dit de savoir
distinguer ce qui est important de ce qui ne l'est pas, de savoir
éclairer les personnages et de leur faire parler leur langue.
".
"
Dans mon enfance je n'ai pas eu d'enfance ". Le petit garçon qui
garde la boutique d'épicerie que tient son père, en veillant tard
dans la nuit, a déjà sur le monde un regard d'adulte. Entre deux
devoirs rédigés à la lueur des bougies, il observe les passants
et écoute leurs conversations, tout en luttant contre le sommeil.
Le père, fils de serf libéré, est un homme sévère, violent, qui
passe ses colères en maniant le fouet et, l'instant d'après, s'agenouille
devant les icônes. On suit très régulièrement les offices chez
les Tchekhov, on est confit en dévotions. L'église, la boutique,
le lycée, une atmosphère de brutalité et de bigoterie, tel est
le cadre où grandit le jeune Anton.
A
Taganrog, bourgade du Sud sur la mer d'Azov, la vie est monotone
et triste, parfois sordide - les affaires marchent mal ; la famille
Tchekhov, le père, la mère et leurs six enfants, vit entassée
dans quatre pièces et loue à des étrangers les chambres disponibles.
A quatorze ans Anton gagne quelques kopecks en servant de répétiteur
à des fils de notables. Mais bientôt la situation se dégrade,
car le père qui a emprunté 500 roubles, ne peut rembourser ses
traites et doit s'enfouir pour éviter la prison pour dettes. Anton
seul reste à Taganrog, où à seize ans, il est chargé de liquider
l'affaire et d'envoyer aux siens, à Moscou, l'argent qu'il pourra
sauver du naufrage.
Seize
ans et des responsabilités d'adulte ! De nature gaie, vive, moqueuse,
Anton a vite appris la gravité. C'est lui qui réconforte la famille
par lettre et, chaque mois, à date régulière, il envoie quelques
roubles à Moscou. Malgré son enfance misérable et les mauvais
traitements de son père, il ne juge pas les siens.
A
seize ans, le monde qui l'entoure est celui de la routine de la
vie provinciale, de la steppe aux portes de la ville - promesse
d'évasion - de l'enfance misérable, de la médiocrité des villageois,
de leur médiocrité et de leur soûlerie, des vols des commis, des
mensonges et de la misère de ces pauvres qui se résignent à leur
sort. Une seule génération sépare Anton du servage, et il ne lui
faut pas beaucoup d'imagination pour ressentir la cuisante humiliation
des opprimés.
Il
a découvert le besoin de dignité inhérent à chaque homme, et ces
quelques lignes, écrites en 1879, la réponse à son jeune frère
Michel, sont révélatrices : " Une chose me déplaît dans ta lettre
: pourquoi te qualifies-tu de petit frère nul et insignifiant
? Ton insignifiance, ta médiocrité, sais-tu où seulement tu dois
les ressentir ? Peut-être devant Dieu, devant l'esprit, la beauté,
la nature ; mais jamais devant les hommes. Devant les hommes il
faut prendre conscience de sa dignité ".
Petit-fils
de serf, fils de boutiquier, Tchekhov est un vivant exemple de
l'ascension sociale offerte aux classes laborieuses par le régime
tsariste finissant. Si la peinture que l'écrivain fait des milieux
aristocratiques qu'il ne connaissait pas n'est pas des plus convaincantes,
il est aussi à l'aise dans le peuple que dans la bourgeoisie et
dans les classes libérales. Comme une vieille collection de photos,
l'œuvre de Tchekhov nous apprend bien des choses sur la société
où il vécut. Société riche en inégalités, bien sûr, mais plutôt
bon enfant, société lasse d'elle-même et en quête d'un avenir
radieux - donc apte à tomber (comme elle le fit) dans le pire
des pièges pseudo-idéalistes, société où la naissance ne compte
plus pour rien, où ne règnent que, pour les uns, l'argent, et,
pour les autres, une profonde et haute spiritualité.
En
1879 Anton rejoint sa famille à Moscou. Il s'inscrit à la faculté
de médecine où il terminera ses études en 1884. Les Tchekhov vivent
pauvrement et logent dans un sous-sol humide. Les frères aînés
boivent et se dissipent. Anton a la charge des siens et améliore
l'ordinaire en publiant quelques brefs récits dans un petit journal
humoristique. En 1880, à vingt ans il a publié neuf récits, 5
ans plus tard il atteindra le chiffre de 129 articles et nouvelles
!
Mais
cette littérature " alimentaire " payée 68 kopecks la ligne compte
moins dans sa vie que la médecine. Il écrit ses contes trois heures
par jour, sur le coin de la grande table où est servi le samovar,
au milieu des éclats de rire de ses frères et de leurs camarades.
Ses sujets appartiennent à la vie de tous les jours, qu'il observe
de son regard moqueur. Sa facilité tient du prodige.
"
La médecine est ma femme légitime, écrit-il, la littérature, ma
maîtresse. Quand l'une m'ennuie, je vais passer ma nuit avec l'autre
".
A
partir de 1884 Tchekhov devient médecin pratiquant à Zvenigorod.
Son seul souci, grave, est sa santé. Depuis quelque temps il s'est
mis à cracher du sang.
L'écrivain
célèbre Grigorivitch lui écrit une lettre dans laquelle il exprime
son admiration pour son talent. Il lui écrit " vous vous rendez
coupable d'un grand péché moral si vous ne répondez pas à ces
espérances.
Jusqu'ici Tchekhov a traité son travail littéraire avec légèreté,
comme un passe-temps sans importance, cette lettre l'oblige à
prendre du recul sur lui-même.
Bientôt
Tchekhov devient une gloire de la Russie. Il reçoit le prix Pouchkine
; on le courtise, on l'adule, et le public l'aime. Et pourtant
combien il est difficile de connaître cet homme de 28 ans, déjà
las et déçu, qui se livre si peu. De sa vie sentimentale, on ne
sait rien ou presque, en dehors d'une brève aventure d'adolescent
avec une jeune paysanne et de son tardif mariage avec l'actrice
Olga Knipper.
Beaucoup
de femmes l'ont aimé passionnément, lui-même s'avoue sensuel :
il s'ennuie sans grand amour. Mais il refuse de s'engager. Il
s'interdit d'aimer. Sa froideur est une défense pour sauvegarder
sa liberté intérieure.
Et
cependant son prochain lui inspire une grande pitié. Il part pour
Sakhaline, sous un climat polaire, où sont rassemblés les déchus
de la terre, les bagnards russes. Plus tard il soigne les victimes
d'une épidémie de choléra, lutte contre la famine, se dépense
sans compter, sans jamais faire ni politique ni morale. Contrairement
aux écrivains engagés, Tchekhov revendiquait le droit de n'appartenir
à aucun parti et de frapper aussi bien à droite qu'à gauche selon
les ordres de sa conscience.
Ces activités ne l'empêchent pas d'écrire. Les critiques littéraires
sont souvent acerbes à son égard. Lorsque la Mouette est présentée
pour la première fois à Saint-Pétersbourg, le spectacle est un
désastre.
En 1897 il séjourna à Nice. Il élut domicile à la Pension russe,
située au numéro 9 de la rue Gounod, où il retrouva une quarantaine
de ses compatriotes. Parmi eux, de nombreux malades. La cuisinière
qui était russe préparait d'abondants repas mi-russes, mi-français,
où le borchtch voisinait avec le bifteck-pommes frites. Le temps
ensoleillé, les fleurs, les palmiers, la mer paisible et bleue,
tout l'incitait à la paresse. Il déambulait longuement sur la
Promenade des Anglais, s'asseyait à la terrasse d'un café, lisait
les journaux, écoutait les orchestres en plein air et s'efforçait
de ne penser à rien.
Après une brève amélioration ses crachements de sang se renouvelèrent.
Tchekhov
est de plus en plus souffrant et c'est à cette période de sa vie
qu'il tombe dans le piège de l'amour, un piège d'autant plus cruel
que la maladie et les tournées théâtrales le séparent sans cesse
d'Olga. Le 25 mai 1901 Anton et Olga se marient. Il reste à l'écrivain
trois ans à vivre. Trois ans de lente agonie. Comme un courant
d'air Olga va et vient et repart, aimante mais incapable de sacrifier
sa carrière pour l'homme qui se meurt à ses côtés.
Olga ne désespère pas de sauver son mari de la tuberculose et
l'emmène dans une ville d'eau de la Forêt-Noire. Une nuit du début
de juillet 1904 Tchekhov s'éteint tout doucement à 44 ans en murmurant
en allemand : " Ich sterbe " (je meurs).
Son
œuvre
Le
chantre de la désespérance " écrivait Léon Chestov et il ajoutait
" Il a tué les espoirs humains 25 ans durant; avec une morne obstination
il n'a fait que cela ". Que reste-t-il lorsque le voile des illusions
s'est déchiré ? Le vide, le tragique dérisoire du néant.
Les
pièces de Tchekhov se déroulent dans le cadre de la province,
une province morne et routinière, où les seuls événements sont
le défilé de la garnison, les conversations plus ou moins médisantes
autour d'un samovar, le passage du docteur ou de l'inspecteur
des impôts, une province qui ressemblerait à une eau morte, que
trouble un instant, comme le jet d'une pierre un événement inopiné
; quelques rides à peine, et la vie reprend. Mais, souterrainement,
tout se défait dans la dérive de la vie et l'usure du temps.
Les Trois Sœurs racontent
l'enlisement de trois jeunes provinciales dans un monde en décomposition.
Après la faillite de leurs songes, les jeunes femmes cherchent
désespérément une raison à leur présence sur terre. Toute la pièce
d'une extrême tension psychologique, repose sur cette question
: quel est le sens de la vie ? Aux interrogations angoissées des
trois sœurs répondent les observations sceptiques des officiers
: " Quel sens ? dit-il l'un d'eux. Tenez, voyez la neige qui tombe.
Quel sens cela a-t-il ? ". Par de petites phrases nonchalantes,
Tchekhov crée une atmosphère si lourde et si poétique à la fois
que les spectateurs partagent le vertige des personnages devant
l'absurdité de la condition humaine.
L'auteur
nous invite moins à suivre une action extérieure qu'à descendre
en nous-mêmes. Insensiblement la morne bourgade provinciale devient
notre patrie intérieure. L'aventure lamentable des trois sœurs,
c'est notre propre aventure, à nous qui ne savons ni d'où nous
venons, ni où nous allons, ni ce que nous faisons en ce monde.
Longtemps après avoir quitté la salle, nous entendons la terrible
accusation d'André, le frère raté : " On ne fait que manger, boire,
dormir, et ensuite mourir… D'autres naissent, et eux aussi mangent,
boivent, dorment, et, pour que l'ennui ne les abrutisse pas définitivement,
ils mettent de la diversité dans leur vie avec de potins infâmes,
de la vodka, des cartes, la chicane…, et les femmes trompent leurs
maris, et les maris mentent et font comme s'ils ne remarquaient
rien, n'entendaient rien, et cette influence irrésistiblement
vulgaire pèse sur les enfants, étouffe l'étincelle divine qui
vivait en eux, et ils deviennent des cadavres aussi misérables
que leurs pères et mères. "
Dans La Cerisaie, on
assiste à la pitoyable fin d'une propriété, symbole de la famille,
livrée aux bûcherons et aux promoteurs.
La Mouette est l'histoire d'une jeune fille à la
vocation d'actrice, perdue dans le désœuvrement d'un homme mûr
: agonie d'un amour, d'une maison, d'une société… Dans La
Mouette les personnages doivent s'avouer que chacun
a vu ses élans se briser contre les obstacles de la vie quotidienne.
Toute la pièce témoigne de l'absurdité de la destinée humaine.
Selon l'auteur il n'existe pas de grand projet qui ne soit, tôt
ou tard, voué à l'échec. Il faut une énergie surhumaine pour jeter
une passerelle au-dessus de l'abîme qui sépare le songe de la
réalité. Tous les personnages qui se meuvent dans cette atmosphère
feutrée ont en commun une sorte de prémonition de leur défaite
en amour et en art. Ils rêvent leur passion, ils en parlent mais
ils ne la vivent pas.
Dans Oncle Vania, Tchekhov
a renoué avec ses thèmes familiers : la lente usure des âmes dans
la répétition des gestes quotidiens, l'ennui de la vie oisive
à la campagne, l'échec inéluctable de toute aspiration vers un
idéal, l'opposition entre les caractères négatifs et ceux qui
tentent de se rendre utiles à leurs semblables.
Les
personnages ? Ce sont les mêmes qui vivent dans les nouvelles
ou les pièces ; une nuée de bureaucrates, de petits propriétaires
ruinés, de médecins et de juges englués, apeurés, avilis, qui
s'agitent vainement et encaissent les coups, d'artistes médiocres,
de savants vaniteux qui ont usurpé leur réputation. Ils sont généralement
bêtes, ivrognes et paresseux. S'ils sont intelligents, ils se
perdent par leur goût de l'introspection, et s'enfoncent lucidement
dans le néant. Les enfants eux-mêmes répercutent les vices des
adultes ou se résignent à leur sort. Victimes ou bourreaux, tous
se valent : " Regardez donc la vie : insolence et oisiveté des
forts, ignorance et bestialité des faibles, rien qu'une dégénérescence,
une ivrognerie, une hypocrisie, un éternel mensonge "
Tous
ces personnages, comme les mouettes, errent sans but, battent
désespérément des ailes, s'épuisent en de vaines paroles et meurent
de leur impuissance, abattus par quelques chasseurs. Les uns se
résignent par lassitude et indifférence ; ils reprennent une vie
fastidieuse auprès d'une femme qu'ils ont cessé d'aimer, d'autres
mettent fin à leurs jours. " Les personnages de Tchekhov ont tous
peur de la lumière, tous ils sont des solitaires. Ils ont honte
de leur désespérance et savent que les hommes ne peuvent leur
venir en aide ". (Chestov).
Les
hommes sont murés, prisonniers dans leur " étui " comme dans leur
cercueil ; leurs mains, leurs bras n'étreignent que le vide. Philosophie
du désespoir, de l'absurde qui fait conclure Tchekhov " Il fait
froid, froid, froid. C'est désert, désert, désert " (la
Mouette).
Et pourtant ce monde désenchanté reste imprégné de grâce et cet
écrivain impitoyable pénétré de tendresse. Une flambée de poésie
éclaire cette société finissante. Gorki écrivit à Tchekhov " Vous
accomplissez un travail énorme avec vos petits récits, en éveillant
le dégoût de cette vie endormie, agonisante…. Vos contes sont
des flacons élégamment taillés, remplis de tous les arômes de
la vie. ". Si Tolstoï refusait à Tchekhov tout talent de dramaturge,
il le tenait pour un remarquable conteur. Il comparait Tchekhov
à Maupassant. " L'illusion de la vérité est complète chez Tchekhov.
Ses textes produisent l'effet d'un stéréoscope.
On
dirait qu'il jette les mots en l'air n'importe comment, mais comme
un peintre impressionniste, il obtient de merveilleux résultats
avec ses coups de pinceau "
Tchekhov
qui, sans doute, ne croit ni à Dieu ni au diable continue de croire
à l'avenir de l'homme. La société peut être améliorée, les individus
seront moins cruels, moins égoïstes. Le travail, la force libératrice
de la science promettent le bonheur futur.
On
se tait dans le théâtre de Tchekhov et " l'on s'entend se taire
". Chaque silence, rythmé par l'horloge, marque le temps qui s'écoule,
d'une exceptionnelle densité. Dans l'oisiveté de la vie de province,
chaque seconde compte. Chaque instant de présent est nourri de
passé et condense en lui plusieurs années de désespoir et de révolte,
de nostalgie ou d'ennui…
Le
temps tchékhovien ne mûrit pas les personnages. Il les défait,
il les dépossède de leur être, il émousse leurs sentiments. Le
temps est une blessure - impossible de vivre au présent, ce présent
absurde et lourd de regrets, les hommes sont condamnés à vivre
au passé ou au futur antérieur. " Je n'aime plus personne " soupire
Astrov, le médecin d'Oncle Vania. La seule vie possible est la
vie rêvée, la vie du souvenir, de la nostalgie ou encore la vie
d'un futur lointain et utopique.
Dans le présent, nous ne pouvons étreindre que des ombres. Et
le meilleur des remèdes pou abolir le temps, pour 'tuer " le temps
n'est-il pas la routine, cette répétition mécanique de nos gestes,
qui favorise l'oubli ?
Bibliographie :
La
grande encyclopédie Larousse
Tchekhov d'Henri Troyat, éditons Flammarion
Tchekhov, Nouvelles, édition Classiques modernes, La Pochothèque,
Préface Vladimir Volkoff
La
dame au petit chien
Le
bruit s'était répandu qu'un nouveau personnage avait fait son
apparition sur la promenade : une dame avec un petit chien. Dmitri
Gourov, assis à la terrasse du Vernet, vit passer sur la promenade
une jeune dame blonde, de petite taille, coiffée d'un béret ;
un loulou blanc la suivait.
Personne ne savait qui elle était et on l'appelait simplement
la dame au petit chien.
Bien
qu'il n'eut pas encore quarante ans Dmitri avait déjà une fille
de douze ans et deux fils qui allaient au lycée. On l'avait marié
jeune et maintenant sa femme paraissait vingt ans de plus que
lui. Il s'était mis à la tromper depuis longtemps déjà. Il y avait
dans son apparence quelque chose de séduisant qui disposait les
femmes en sa faveur.
Et
voici qu'un soir où il dînait dans le jardin du Vernet, il revit
la dame au béret. Tout en elle lui disait qu'elle appartenait
à la bonne société, qu'elle était mariée, qu'elle était seule
à Yalta, qu'elle s'ennuyait….
La pensée tentatrice d'une liaison brève, passagère, d'une aventure
avec une femme inconnue dont il ignorait le nom s'empara soudain
de lui. Le jour même il apprit qu'elle s'appelait Anna. A la fin
d'un repas ils s'en allèrent côte à côte et engagèrent une conversation
plaisante, légère, de gens libres à qui peu importe où ils vont
et de quoi ils parlent.
Le
soir en se couchant, il repensa à elle et à ce qu'il y avait de
timidité, de gaucherie dans sa façon de rire et de causer avec
l'inconnu qu'il était pour elle. " Elle a quand même quelque chose
qui inspire la pitié " songea-t-il et il s'endormit.
Une
semaine s'était écoulée depuis qu'ils avaient fait connaissance.
Le soir, quand le vent se fut un peu apaisé, ils allèrent sur
le môle pour assister à l'arrivée du bateau. Anna regardait le
vapeur et les passagers, comme si elle cherchait des connaissances,
et quand elle se tournait vers Gourov, elle avait les yeux brillants.
Alors
il la regarda fixement et, soudain, il la prit dans ses bras ;
il se sentit enveloppé par le parfum et la fraîcheur des fleurs
et se retourna aussitôt avec inquiétude, craignant d'avoir été
vu.
"
Allons chez vous… " dit-il à voix basse. Dans la chambre d'hôtel
l'air était étouffant. Il y avait chez Anna cette timidité, cette
gaucherie, cette gêne d'une jeunesse inexpérimentée, une sorte
de désarroi. Anna s'était comportée à l'égard de ce qui se passait
avec gravité, tout à fait comme s'il s'était agi de sa déchéance
; elle en donnait l'impression, et cela paraissait étrange et
déplacé.
Ses
traits s'étaient altérés, flétris et de chaque côté de son visage
ses longs cheveux pendaient tristement. Elle ressemblait à la
pécheresse d'un tableau ancien. Anna était touchante, il émanait
d'elle une pureté de femme honnête, naïve, connaissant peu la
vie.
"
Comment me justifier ? dit-elle, Je suis une femme mauvaise et
vile, je me méprise. Ce n'est pas mon mari que j'ai trompé, mais
moi-même. Le péché me fait horreur, je ne sais pas moi-même ce
que je fais. J'ai été égarée par le Malin. "
Il
contemplait ses yeux fixes, pleins d'angoisse, l'embrassait, lui
parlait doucement, tendrement ; peu à peu elle retrouva son calme
et sa gaieté.
Et
c'est ainsi que chaque jour vers midi, ils se rencontrèrent sur
la promenade, ils déjeunaient, dînaient ensemble, se promenaient,
contemplaient la mer. Elle se plaignait de mal dormir animée par
la jalousie ou la peur qu'il ne la respectât pas suffisamment.
Puis
Anna reçut une lettre de son mari dans laquelle il disait qu'il
avait contracté une maladie des yeux et priait son épouse de rentrer
au plus tôt. Anna fit ses préparatifs et partit à la hâte. Anna
était triste et comme malade, et son visage frémissait.
"
Je penserai à vous… je me souviendrai de vous, disait-elle. Ne
gardez pas un mauvais souvenir de moi. Nous nous quittons pour
toujours, il le faut ainsi, car nous n'aurions même jamais dû
nous rencontrer ".
Gourov
était ému, triste et éprouvait un léger remords ; cette jeune
femme qu'il ne reverrait plus n'avait pas été heureuse avec lui.
Dans sa manière de se comporter avec elle passait l'ombre d'une
moquerie légère, de la grossière présomption d'un homme qui était
presque deux fois son aîné. De toute évidence, elle ne l'avait
pas vu tel qu'il était en réalité, donc il l'avait involontairement
trompée.
La
gare sentait déjà l'automne, la soirée était fraîche. " Il est
grand temps que je retourne dans le Nord, moi aussi, pensa Gourov
en quittant le quai.
Chez
lui, à Moscou, tout avait déjà pris son aspect hivernal. Bientôt
les lieux où il avait passé l'été perdirent tous charmes à ses
yeux. Mais le souvenir d'Anna ne s'était pas estompé. Un jour
il prit conscience de sa vie étriquée, aux ailes rognées, sa vie
de pacotille. Il lui semblait qu'il n'avait aucun moyen de s'en
échapper, de fuir, c'était comme s'il se sentait enfermé à l'asile
ou dans un pénitencier.
En décembre il fit ses bagages et partit pour S…. Il désirait
revoir Anna.
A
S….. il apprit que le mari d'Anna était riche, avait un équipage,
était connu de toute la ville. Le soir il alla au théâtre avec
l'espoir de la rencontrer. Lorsqu'il l'aperçut, son cœur se serra
et il comprit clairement qu'il n'y avait plus au monde d'être
qui lui fut plus cher ; ce visage perdu dans une foule de province,
cette petite femme que rien ne distinguait remplissait maintenant
toute son existence, était son malheur, sa joie, le seul bonheur
qu'il souhaitât.
A
l'entracte elle resta seule. Gourov la rejoignit. " Bonjour ".
Elle le regarda et pâlit. Tous deux se taisaient. Son regard était
rempli d'angoisse, d'amour, d'une prière. " Tout le temps je n'ai
fait que songer à vous, je n'ai vécu que de cette pensée. Mais
pourquoi êtes-vous venu ? Vous devez partir….poursuivit Anna dans
un murmure. J'irai vous voir à Moscou…Je n'ai jamais été heureuse,
maintenant je suis malheureuse. "
Et Anna prit l'habitude d'aller le voir à Moscou.
Gourov
songeait qu'il avait désormais deux vies : l'une au grand jour,
une vie où le mensonge et la vérité faisaient partie de la convention,
et une autre qui s'écoulait dans le secret. Et étrangement il
voyait que tout ce qui était la substance même de sa vie, se déroulait
à l'insu des autres ; et tout ce qui était mensonge, l'enveloppe
où il se cachait pour dissimuler la vérité, tout cela se passait
au grand jour. Et il songeait que sous le voile du secret chacun
dissimule sa vraie vie, celle qui présente le plus d'intérêt.
Gourov
commençait à grisonner. Et il trouva étrange d'avoir tant vieilli
au cours de ces dernières années, tant enlaidi. Il éprouvait de
la compassion pour la jeunesse d'Anna, si ardente, si belle. Pourquoi
l'aimait-elle tant ? Les femmes l'avaient toujours pris pour autre
chose que ce qu'il était, ce n'est pas lui qu'elles aimaient en
lui, mais un être né de leur imagination. Pas une seule n'avait
été heureuse avec lui. Jamais il n'avait aimé.
C'est
maintenant seulement, alors que ses cheveux commençaient à grisonner,
qu'il aimait véritablement, pour la première fois.
Il
lui semblait que le sort lui-même les avait destinés l'un à l'autre
et ils ne comprenaient pas pourquoi il avait lui une femme et
elle un époux. Comment se libérer de ces entraves insupportables
? Et il lui semblait que encore un peu et il trouverait la solution,
et alors commencerait une vie nouvelle, magnifique, mais ils voyaient
bien tous deux que cette fin était encore loin, bien loin, et
que le plus compliqué, le plus difficile, ne faisait que commencer.
Commentaires
Par
un roman on pénètre dans un milieu déterminé, on s'en imprègne
; on le chérit ou on le hait. Mais une nouvelle c'est une porte
entr'ouverte un instant sur une maison inconnue et refermée aussitôt.
Dans
ses nouvelles Tchekhov s'efforce de renfermer beaucoup d'expérience
humaine dans un nombre restreint de pages.
Dans
La dame au petit chien on retrouve tous les thèmes familiers
à Tchekhov.
Tout
d'abord l'ennui de la vie quotidienne. Gourov, le personnage
principal pense " Quelles nuits stupides, quels jours dépourvus
d'intérêt et de sens ! Jouer aux cartes avec frénésie, bâfrer,
s'enivrer, parler constamment de la même chose ! Des activités
vaines et des conversations oiseuses toujours sur les mêmes sujets
absorbent la meilleure partie de vos forces, et, au bout du compte,
il ne vous reste qu'une vie étriquée, aux ailes rognées, une vie
de pacotille, et aucun moyen de s'en échapper, de fuir, c'est
comme si l'on était enfermé à l'asile ou dans un pénitencier.
Le
mensonge, l'hypocrisie du monde. Gourov prend conscience qu'il
possède deux vies, l'une que tout le monde connaît, absolument
identique à celle de ses amis et connaissances. Son emploi à la
banque, ses discussions au Cercle, sa présence aux anniversaires
en compagnie de sa femme constitue l'enveloppe où il se cache
pour dissimuler la vérité. Tout ce qui est la substance même de
sa vie, se déroule à l'insu des autres. Jugeant des autres d'après
lui-même, il se méfie de ce qu'il voit et suppose toujours que,
sous le voile du secret comme sous celui de la nuit, chacun dissimule
sa vraie vie, celle qui présente le plus grand intérêt.
Il sait aussi qu'Anna l'aime parce qu'elle le voit autrement que
ce qu'il n'est en réalité. Il a conscience qu'il ne représente
qu'un être né de son imagination. Gourov est donc lucide et voit
l'abîme qui sépare le songe de la réalité.
La compassion
Anna est touchante. Sa timidité, sa gaucherie, son honnêteté,
sa naïveté inspirent à Gourov de la pitié.
Toutes
les femmes ne méritent pas l'admiration ni peut-être l'amour,
mais toutes ont besoin de compassion. Telle est l'ordonnance de
Tchekhov, médecin, homme, écrivain.
Le
dernier thème est celui de la tristesse, de l'absurdité de la
vie.
Gourov et Anna sont pris au piège de leur condition d'êtres mariés,
vivant dans le mensonge. Ils se comparent à un couple d'oiseaux
migrateurs que l'on aurait capturés et contraints de vivre dans
deux cages séparées. Gourov dit à Anna " Nous allons bien trouver
quelque chose ". L'avenir sera nouveau, magnifique, mais ils savent
bien Anna et Gourov que le plus difficile ne fait que commencer.
Comme beaucoup de personnages de Tchekhov ils se réfugient dans
le futur.
La
Dame au petit chien a été inspirée à l'auteur par l'atmosphère
artificielle de Yalta. L'histoire de cet adultère, qui débute
comme un simple flirt de vacances et se transforme, à travers
les péripéties, en un amour profond mais sans espoir, est toute
pénétrée du charme frelaté de la station : les paysages du Sud,
les routes poussiéreuses, les restaurants au bord de l'esplanade,
le clair de lune, le bruit doux de la mer, autant d'ingrédients
qui tournent la tête des amants. Leur aventure est contée sur
un ton à la fois léger et impitoyable, chaque détail, insignifiant
en apparence, concourt à l'harmonie en demi-teinte de l'ensemble,
et la conclusion pourrait être celle de la plupart des nouvelles
et des pièces de Tchekhov :
Tchekhov
pillait volontiers l'existence des autres, pour construire ce
récit il dut emprunter beaucoup à son existence amoureuse : Lorsqu'il
écrit " Le temps passait, il faisait des rencontres, se liait,
se séparait, mais n'aimait pas. Il y avait de tout dans ses rencontres,
sauf de l'amour. Et c'est maintenant seulement, quand ses cheveux
commençaient à grisonner, qu'il aimait vraiment, pour la première
fois de sa vie ", cela ressemble à sa propre vie et à l'amour
tardif qu'il éprouva pour Olga Knipper.
A
part Pouchkine il est à peu près le seul des plus grands écrivains
russes à ne pas proposer de recette pour sauver le monde. Quant
à philosopher sur l'existence de Dieu et l'immortalité de l'âme,
il n'y songe même pas. Sa philosophie c'est la compassion. Il
éprouve une intense compassion pour ses personnages.
Gorki a écrit : " Personne n'a compris avec autant de clairvoyance
et de finesse le tragique des petits côtés de l'existence ; personne
avant lui ne sut montrer avec autant d'impitoyable vérité le fastidieux
tableau de leur vie telle qu'elle se déroule dans le morne chaos
de la médiocrité bourgeoise ".
Ce
qui caractérise le talent révolutionnaire de Tchekhov est cet
art de suggérer les émotions et la qualité d'une atmosphère dans
une langue dépouillée et transparente. Et c'est ainsi que ce monde
désenchanté, fait d'élans impuissants, de désespoirs rentrés reste
imprégné de grâce : une poignée de poésie éclaire cette société
finissante, le rire d'un enfant ou la beauté d'une femme.
Bibliographie
:
La
grande encyclopédie Larousse
Tchekhov d'Henri Troyat, éditons Flammarion
Tchekhov, Nouvelles, édition Classiques modernes, La Pochothèque,
Préface Vladimir Volkoff
Adaptation
cinématographique
Les
Yeux noirs (Oci ciornie) est un film italien de Nikita
Mikhalkov sorti en 1987, avec Marcello Mastroianni,
tourné en langues italienne, russe et française
Musique
: Francis Lai
Marcello Mastroianni : Romano
Elena Safonova : Anna
Marthe Keller : Tina
Silvana Mangano dans le rôle d' "Elisa"
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R.D.
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