Synopsis
Mathias,
garçon timoré, vit en province : il abandonne le
foyer conjugal s'étant un jour pris de querelle avec sa
femme et sa belle-mère. Il se rend à Montecarlo
et gagne au jeu plusieurs dizaines de milliers de lire.
En
lisant les faits divers, il apprend qu'on le croit mort (Il s'agit
de la fausse identification du cadavre d'un désespéré,
qui s'est jeté dans le puits de Mathias).
Cette
étrange situation lui suggère de faire croire à
sa mort véritable et de tenter de commencer une vie nouvelle.
Feu Mathias Pascal prend alors le nom d'Adrien Meis. Il s'installe
à Rome dans une pension de famille, tenue par Anselme Paleari
et sa fille Adrienne, mais dirigée en fait par un dangereux
individu, Terence Papiano, veuf d'une seconde fille de Paleari.
Dans
la maison vivent deux autres personnages : Scipio, le frère
de Terence,
à demi épileptique, et voleur, ainsi que Silvia
Caporale, professeur de musique, victime de Papiano, mais que
le maître de céans, fanatique de spiritisme, estime
pour ses éminente qualité de médium.
Tels
sont les personnages qui font recréer autour de Mathias
Pascal la vie de société qu'il avait pensé
fuir à jamais. C'est dire que la vie quotidienne recommence,
avec ses petits événements, ses aventures agréables
ou désagréables, sans oublier l'humble amour dont
la pauvre Adrienne entoure le fugitif. Mathias est partagé
entre la crainte de voir se découvrir sa situation équivoque
et le besoin de se sentir vivre en se liant à ses semblables
par un nouveau réseau d'intérêts et de sentiments.
Il
ne peut guère échapper à ce dilemme. C'est
là le point culminant du roman, le plus authentiquement
poétique. Mathias ne peut s'affranchir de la nouvelle réalité
qui l'entoure que par un nouveau décès. Il décide
donc de tuer Adrien Meis et de retrouver sa véritable identité
: Mathias Pascal.
Il
s'en retourne dans sa province et trouve sa femme remariée
à un ancien prétendant et mère d'une fillette.
Dès lors, il se voit contraint de demeurer feu Mathias
Pascal. De temps à autre, il s'en ira visiter sa propre
tombe, sujet de moquerie par ses concitoyens.
Résumé
"
Je m'appelle Mathias Pascal. Voilà : mon cas est étrange
et différent au plus haut point ; si différent et
si étrange que je vais le raconter.
Je
fus, pendant environs deux ans, chasseur de rats ou gardien de
livres, je ne sais plus au juste, dans la bibliothèque
municipale de Santa-Maria-Liberale, installée dans la petite
église solitaire et désaffectée où
jamais personne ne venait.
J'avais
4 ans et demi lorsque mon père mourut. Il laissait dans
l'aisance sa femme et ses deux fils : Mathias (ce fut moi) et
Roberto, mon aîné de deux ans.
Nous
possédions terres et maisons. Ma mère, inapte à
l'administration de l'héritage, dut la confier à
un homme, l'administrateur Malagna, qui nous creusa dans l'ombre
la fosse sous les pieds.
Quand
nous fûmes devenus grands, Berto et moi, une importante
partie de nos biens s'en était allée en fumée
; mais nous aurions pu au moins sauver des griffes de ce voleur
le reste. Nous fûmes nonchalants ; nous ne voulûmes
nous inquiéter de rien, continuant, grands, à vivre
comme notre mère nous avait habitués petits.
Mon
frère eut la chance de contracter un mariage avantageux.
Mon mariage au contraire
Je ne sais comment un jour
je me trouvai marié à Romilda Pescatore, la nièce
de l'administrateur Malagna. La veuve Pescatore, Marianne Dondi,
ma belle-mère me vouait une haine farouche et nos querelles
étaient fréquentes.
Je
puis dire que, depuis ce moment, j'ai pris goût à
rire de mes tourments. Je me voyais acteur d'une tragédie
telle qu'on n'aurait pu en imaginer de plus bouffonnes.
Il
me semble les voir encore, là, dans le berceau, l'une à
côté de l'autre : mes filles ! Au premier contact
de ces chairs tendres et froides, j'eus un frissons nouveau, un
tremblement de tendresse, ineffable ; - elles étaient miennes
! L'une mourut quelques jours après ; mais l'autre voulut
me donner le temps de m'attacher à elle, avec toute l'ardeur
d'un père qui n'ayant plus rien d'autre dans la vie, fait
de sa petite créature le but unique de son existence.
Elle
eut la cruauté de mourir, quand elle avait déjà
un an. Elle mourut en même temps que ma pauvre maman, le
même jour et presque à la même heure. Je faillis
devenir fou.
Après
une des scène habituelle avec ma belle-mère et ma
femme, je ne pus résister au dégoût de vivre
dans ces conditions : misérable, sans le moindre espoir.
Par une résolution prise presque à l'improviste,
je m'étais enfui du pays, à pied, avec les cinq
cents lires que Berto m'avait envoyées.
J'étais
tombé là, à Monte-Carlo, par hasard. Au Casino,
peu à peu, à force de regarder, la fièvre
du jeu me prit, moi aussi.
Comment
expliquer certaines obstinations folles, dont le souvenir me fait
encore frissonner, quand je considère que je risquais tout,
tout, ma vie aussi peut-être dans ces coups qui étaient
de véritables défis au sort ? J'eus proprement conscience
d'une force quasi diabolique en moi, par laquelle je domptais,
je fascinais la fortune ; je liais son caprice au mien. Avec rien
j'avais fait environ onze mille francs ! Et en neuf jours, j'arrivai
à constituer une somme véritablement énorme
en jouant comme un désespéré ; après
le neuvième jour, je commençai à perdre,
et ce fut un précipice.
Je
m'enfuis ; je retournai à Nice, pour en partir le jour
même.
A
la première station italienne j'achetai un journal, avec
l'espérance qu'il m'aiderait à m'endormir. Mes yeux
tombèrent sur un suicide. " On nous télégraphie
de Miragno. Hier, samedi 28, on a trouvé dans le bief d'un
moulin un cadavre dans un état de putréfaction avancée.
Accourues sur les lieux
. fut reconnu pour celui de notre
bibliothécaire
. Mathias Pascal, disparu depuis quelques
jours
..
Je
relus avec une mine féroce et le cur en tumulte je
ne sais plus combien de fois ces quelques lignes et l'ahurissante
nouvelle.
Finalement,
le train s'arrêta et je me précipitai dehors, avec
l'idée confuse d'envoyer tout de suite un télégramme
pour démentir cette nouvelle. Puis j'entrevis dans un éclair
.
mais oui ! ma libération, la liberté, une vie nouvelle
! J'avais sur moi quatre-vingt-deux mille lire, et je n'avais
plus à les donner à personne ! J'étais mort
: je n'avais plus de dettes, je n'avais plus de femme, je n'avais
plus de belle-mère : personne ! Libre ! Libre ! Que cherchais-je
de plus ?
Plus
tard, je me sentis peureusement dégagé de la vie,
survivant à moi-même, perdu, dans l'attente de vivre
au-delà de la mort, sans entrevoir encore de quelle façon.
Qui
étais-je maintenant ? Il me fallait trouver un autre nom.
Aussitôt je me mis à faire de moi un autre homme
: Adrien Meis. Une invention ambulante, qui voulait, et d'ailleurs
devait exister de par elle-même, quoique introduite dans
la réalité
. Mais je ne pouvais renouer mes
fils qu'à l'imaginaire ; pas à la réalité.
J'avais
déjà effectué ma transformation extérieure
: tout rasé, avec une paire de lunettes bleu clair et les
cheveux longs artistement négligés, je semblais
vraiment un autre ! Je m'arrêtais parfois à converser
avec moi-même devant un miroir et je me mettais à
rire. Je vivais d'ailleurs, avec moi et de moi, presque exclusivement.
Ma vraie " extranéité ", si l'on peut
dire, c'est que je n'étais plus rien du tout ; aucun état
civil ne m'avait sur ses registres, sauf celui de Miragno, mais
comme mort, avec l'autre nom.
Je
continuai encore quelques temps à voyager. Du premier hiver,
je ne m'en étais quasi point aperçu, parmi les distractions
des voyages et dans l'ivresse de ma nouvelle liberté. Le
second hiver me surprenait à présent déjà
un peu las de mon vagabondage et décidé à
m'imposer un frein.
Et
je m'apercevais qu'il y avait de la brume et qu'il faisait froid.
La fête de Noël, toute proche, me fit désirer
la tiédeur d'un petit coin, le recueillement, l'intimité
de la maison.
Peu
à peu je prenais conscience des inconvénients de
ma fortune. J'étais condamné à mentir par
ma situation, je ne pourrais jamais plus avoir un ami, un véritable
ami. Je ne pouvais avoir que des relations superficielles, je
ne pouvais me permettre avec mes semblables qu'un rapide échange
de paroles indifférentes.
Dans
ma liberté sans limites, il m'était difficile de
commencer à vivre de quelque façon que ce fut. La
vie, à la considérer ainsi, en spectateur étranger,
me paraissait maintenant sas profit et sans but ; je me sentais
égaré parmi ce grouillement de gens.
Comme
cela, je ne pourrais pas durer longtemps. Il me fallait vivre,
vivre, vivre. Quelques jours après, j'étais à
Rome, décidé à y fixer ma demeure.
Finalement,
je trouvai une chambrette décente, rue Ripetta, en vue
du fleuve. La famille qui me reçut était composée
de trois personnes : Anselme Paleari et sa fille Adrienne et le
beau-frère de celle-ci Térence Papiano ; il y avait
également une autre locataire : Silvia Caporale, maîtresse
de piano. Anselme Paleari s'adonnait aux expériences de
spiritisme et avait découvert chez sa locataire, d'extraordinaires
aptitudes au rôle de médium.
A
mesure que la familiarité grandissait, grâce à
la sympathie que me témoignait le maître de la maison,
grandissait aussi la gêne que j'éprouvais à
me voir là, en intrus, dans cette famille, avec un nom
faux, avec une existence fictive et comme inconsistante.
Bientôt
je m'aperçus que Mlle Caporale était amoureuse de
moi. La surprise ridicule que j'en éprouvais me fit découvrir
cependant que, pendant toutes ces soirées, je n'avais point
parlé pour elle, mais pour cette autre, Adrienne, qui était
toujours restée taciturne, à écouter. Un
désir vague, comme une brise de l'âme, avait ouvert
tout doucement pour elle, une fenêtre dans l'avenir, d'où
un rayon d'une tiédeur enivrante arrivait jusqu'à
nous, qui ne savions cependant nous approcher de cette fenêtre
ni pour la refermer ni pour voir ce qu'il y avait de l'autre côté.
Elle
se montra tout d'abord comme partagée entre la peur et
l'espérance. Papiano qui avait des visée sur Adrienne
faisait tout pour me pousser à partir de cette maison.
Un soir, lors d'une séance de spiritisme, dans les ténèbres,
je n'avais plus aperçu les obstacles à mon amour,
et j'avais perdu la réserve que je m'étais imposé.
Papiano voulait m'enlever Adrienne, Adrienne c'était la
vie, la vie qui attend un baiser pour s'ouvrir à la joie.
Mais je voyais le mensonge de mon illusion. Je m'étais
approché des autres ; mais ce dessein de bien me garder
de rattacher ne fût-ce que faiblement, les fils coupés,
à quoi avait-il servi ? Ils s'étaient rattachés
d'eux-mêmes, ces fils ; et la vie, bien que, prévenu,
je m'y fusse opposé, la vie m'avait entraîné
avec sa fougue irrésistible.
Pauvre
Adrienne, pouvais-je la faire mienne ? Comment pourrais-je l'enfermer
avec moi dans le vide de ma destinée, la faire compagne
d'un homme qui ne pouvait en aucune sorte se déclarer et
se prouver vivant ?
Un
soir pendant les séances de spiritisme, Papiano, par l'entremise
de son frère m'avait dérobé une partie de
mon argent. Je connaissais le voleur et je ne pouvais le dénoncer.
J'étais hors de toute loi. Il ne restait que l'âpreté
de ma découverte, celle du mensonge de mon illusion, devant
laquelle le vol de douze mille lires n'était rien. Je me
vis exclu pour toujours de la vie sans possibilité d'y
rester. Avec ce deuil dans le cur, avec cette expérience
faite, j'allais m'en aller à présent de cette maison
où je m'étais presque fait mon nid, et, de nouveau,
j'errerais par les rues, sans but, sans terme, dans le vide. Par
peur de retomber dans les lacets de la vie, je me tiendrais plus
que jamais loin des hommes, seul, tout à fait seul, défiant,
ombrageux.
Comme
guidé par le sentiment obscur qui m'avait envahi tout entier,
je me retrouvai sur le pont Marguerite, appuyé au parapet
à regarder avec les yeux hagards le fleuve noir dans la
nuit. Tout à coup une idée me vint, comme un éclair.
" Ici, dis-je, sur ce parapet
mon chapeau
.ma canne
Oui
! Comme eux, là-bas, dans le bief du moulin, Mathias Pascal
; moi, ici, maintenant, Adrien Meis
.Chacun son tour ! Je
redeviens vivant ; je me vengerai ! "
Je
ne devais pas me tuer, moi, un mort, je devais tuer cette folle,
absurde fiction qui m'avait torturé, déchiré
deux ans. C'est cet Adrien Meis, condamné à être
un lâche, un menteur, un misérable, c'est cet Adrien
Meis que je devais tuer. Noyé, là. Noyé,
là, comme Mathias Pascal ! Chacun son tour. Cette ombre
de vie, issue d'un mensonge macabre, aurait sa digne conclusion
dans un mensonge macabre !
Je
choisis l'endroit le moins éclairé, et aussitôt
j'enlevai mon chapeau, j'insérai le billet plié
dans le ruban, puis je le posai sur le parapet, avec ma canne
à côté. Et vite, loin d'ici, cherchant l'ombre,
je m'enfuis comme un voleur, sans me retourner.
Je
trouvai mon frère Roberto à la campagne, pour la
vendange. Ce que j'éprouvai en retrouvant mon village natal,
où je croyais ne devoir plus remettre le pied, on le comprendra
facilement.
Roberto
m'apprit que Romilda, ma femme, s'était remariée
avec Pomino, mon ami d'enfance. Ils avaient une fille.
Je
descendis dans la rue, je me trouvai encore une fois perdu et
cette fois dans mon village natal : seul, sans maison, sans but.
Personne ne me reconnaissait, parce que plus personne ne pensait
à moi.
Puis
le temps a passé. Maintenant, je vis en paix avec ma vieille
tante Scholastique, qui a voulu m'offrir un asile chez elle. Je
dors dans le même lit où mourut ma pauvre maman,
et je passe une grande partie du jour ici, dans la bibliothèque
en compagnie de don Eligio, qui est encore loin d'avoir rangé
tous les vieux livres poudreux.
Ma
femme est la femme de Pomino, et moi, à proprement parler,
je ne saurais dire qui je suis.
Je
suis feu Mathias Pascal."
Commentaires
En
1903 l'éboulement de la soufrière provoque la faillite
de l'entreprise paternelle de Pirandello et indirectement la folie
de sa femme. Pirandello envisage de se suicider, mais il reprend
courage en s'adonnant à son travail de créateur
: en imaginant la disparition de Mathias Pascal, il révèle
son secret désir de mort et en même temps surmonte
sa tentation de suicide. L'histoire de Mathias Pascal, c'est l'itinéraire
dramatique d'une âme tourmentée qui s'est demandé
s'il fallait prendre congé du monde ou accepter ce compromis
qu'est l'existence.
Il
est le plus célèbre des romans de Luigi Pirandello
et fut publié en 1904.
Passant
pour mort, Mathias Pascal choisit de se donner une nouvelle identité
et de commencer une nouvelle vie. Quelle chance de pouvoir repartir
à zéro, de s'inventer une enfance ! N'est-ce pas
le rêve de tout individu de pouvoir se libérer du
masque et des rôles que la société nous a
contraint de porter et de jouer ?
Puisqu'il
n'existe plus pour les autres, Mathias Pascal n'est plus ce que
les autres l'obligeaient à être, il est seulement
lui-même : Je. Il s'est récupéré. Il
dispose de sa personne. Il va s'enfanter lui-même. Envolée
la difficulté d'être. Vaincue l'aliénation
à la société dont Carlyle a dit qu'elle "
a pour base le vestiaire ". Bref moment inouï ! Notre
homme jouit un instant d'une complète nudité. Mais
Mathias Pascal se rend vite compte qu'il est impossible de vivre
non revêtu de la personnalité dont le regard des
autres vous habille. Cessant d'être son personnage habituel,
le narrateur réalise qu'il n'est plus personne ; n'étant
plus rien pour les autres, il doit constamment mentir et inventer
sa vie, il se sent comme mort.
Son
inconscient lui dicte de redevenir un homme quelconque pour ne
pas se faire remarquer. Privé de racines et de répondant
Mathias Pascal s'installe donc à Rome dans une chambre
louée à une famille.
C'est
là le point culminant du roman, le plus authentiquement
poétique. Dans bien de pages, Pirandello a su admirablement
dépeindre la figure timide et désolée d'un
Mathias perdu dans sa solitude sans écho et guidé
seulement par son inutile " petite lanterne " (c'est
ainsi que l'auteur désigne toutes les facultés de
l'homme).
Cette
solitude trouve son cadre dans la petite bourgeoisie citadine,
étouffée par la gêne, les préjugés
et les habitudes. Le cercle d'un petit nombre de familiers se
reforme autour d'Adrien Meis (son nom d'emprunt). Il se rend compte
que le filet se tisse à nouveau, ses mailles se resserrent.
Amoureux,
il connaît l'impuissance à révéler
son amour. Se risque-t-il à poser ses lèvres sur
celles 'Adrienne, il recule terrifié, comme si son baiser
était celui d'un mort, mort incapable de revivre pour elle.
On
voit aussi comment dans la misérable pension romaine où
il a cru trouver refuge se pratiquent les sciences occultes qui
servent de paravent au vol - hypocrite et funèbre intrigue
dans laquelle il se voit impliqué à son corps défendant.
Il voudrait intervenir pour sauver l'innocente Adrienne des griffes
de son beau-frère, il voudrait pouvoir démasquer
le coupable du vol perpétré sur sa bourse, il ne
le peut à cause de son statut de non vivant.
Feu
Mathias Pascal est une drôle de petite virée illégitime
et clandestine dans un Au-delà, au sein de limbes où
l'on existe sans exister.
De
cette inextricable situation comment sortir ? Ici intervient le
don inventif de l'écrivain. Adrien Meis décide donc
de réintégrer son identité première
et de revenir dans sa famille. Adrienne aimera peut-être
le souvenir de cet Adrien faussement décédé.
Pour sortir de l'impasse d'un premier faux suicide, il recourt
à un nouveau faux suicide.
Mais
entre-temps sa femme s'est remariée ; il découvre
avec horreur que pour les siens, il est bel et bien mort : certes
il existe, et c'est là l'absurdité, mais il n'est
plus ce qu'il était : le père, le mari sont morts.
A défaut d'occuper à nouveau sa place au foyer,
il a repris ses fonctions de bibliothécaire et a entrepris
la rédaction d'un roman qui s'appelle Feu Mathias Pascal.
Pirandello et son personnage ont un sort unique, celui d'avoir
choisi la vie racontée plutôt que la vie vécue.
Le
personnage révèle également les contradictions
de l'auteur : un bourgeois qui a de soudaines velléités
d'anticonformisme mais qui, déçu par l'aventure
anarchisante, demande à redevenir le bourgeois qu'il était.
L'aventure
de Mathias Pascal témoigne d'une volonté de rupture
avec le quotidien de la vie bourgeoise : l'individu veut se libérer
des masques conventionnels de bon époux et de bon père
de famille. Mais le roman est en même temps l'aveu d'une
impuissance : le bourgeois qu'est Pirandello a besoin du consensus
social, de la reconnaissance des autres. En fin de compte il va
se soumettre aux règles de vie petites bourgeoises ; son
malheur final, c'est de ne plus être accepté par
son propre milieu et de chercher en vain à retrouver cette
misérable place qu'il avait lui-même abandonnée.
D'où sa solitude de déraciné.
Ce
roman nous présente une ébauche de ce relativisme
psychologique qui sera clairement exprimé dans Un, personne
et cent mille : nous ne sommes que ce que les autres font de nous.
Notre prétendue identité est une apparence ; si
les autres ne nous reconnaissent pas, nous sommes morts ; nous
ne vivons que par l'idée qu'ils se font de nous-mêmes.
L'individu en quête d'une identité personnelle est
voué à l'échec car force lui est de reconnaître
que c'est la pensée des autres, avec tout ce qu'elle implique
d'aliénation par malentendu ou par mauvaise foi, qui lui
donne vie, qui crée le personnage.
Feu
Mathias Pascal peut être mis au nombre des chefs d'ouvre
de Pirandello. Il demeure indéniablement un des meilleurs
romans italiens. Il fut, d'ailleurs, très vite traduit
dans toutes les langues européenne. Il semble bien qu'il
soit la source du " Cadavre vivant " de Tolstoï.
Biographie
A
Girgenti, précisément dans la contrée dite
" le bois du Chaos ", le 28 juin 1867, naquit Luigi
Pirandello. A cette époque l'unité italienne était
encore inachevée, elle se réalisera en 1870, mais
selon une formule célèbre, restera à réaliser
l'unité des Italiens.
En
cet été 1867, des milliers de gens mouraient par
suite d'une épidémie de choléra qui se répandait
tragiquement en Sicile.
"
Parmi tant d'habitants qui chaque jours mouraient, un qui naissait
était comme une réparation, insuffisante et dérisoire,
mais à tenir d'autant plus en considération. "
Au
cours du choléra de 1837, le grand-père paternel
de Pirandello, Andrea, était mort à 46 ans, laissant
une grosse fortune et une fort nombreuse famille. Nous savons
avec certitude qu'il avait engendré 24 enfants : le dernier-né,
Stefano, fut le père de Luigi.
Stefano
participa à l'entreprise des Mille, et suivit Garibaldi
sur l'Aspromonte. Après la parenthèse garibaldienne,
Stefano s'installa à Girgenti, prenant pour femme la sur
de son ami et compagnon d'armes Rocco Ricci Gramitto : dame Caterina.
Comme
la famille avait part à l'exploitation des soufrières
de la ville, Stefano fut chargé par son frère aîné
de s'en occuper.
Luigi
grandit entre Porto Empedocle et Girgenti. Autant sa mère
était douce et conciliante, autant son père était
autoritaire et violent. L'enfant eut, avec cet homme aux colères
terribles, des relations difficiles. Ce père aimait se
faire craindre et respecter ; il eut quelques démêlés
avec la maffia qui déjà sévissait à
l'époque, essuya à quatre reprises des coups de
feu mais jamais ne céda à ses menaces. Comme il
n'aimait ni l'Eglise ni les curés, il n'hésitait
pas, avec son fusil de chasse, à tirer sur les cloches
lorsque celles-ci carillonnaient de manière trop provocante.
L'expérience
de la vie familiale, les incompréhensions, les trahisons
: voilà les racines de ce qu'on a coutume d'appeler le
" pirandellisme.
Et
parmi les torts que l'épouse pardonnait, il y en avait
un que le fils n'arrivait pas à pardonner : la liaison
amoureuse de don Stefano avec une de ses cousines à qui,
naguère, il avait été fiancé.
Si
en plus de ces expériences traumatiques, on ajoute l'épisode
qui révéla, à Pirandello enfant, l'amour
et la mort unis non point idéalement, comme Leopardi les
ressentit, mais réalistement, crûment, nous comprenons
pourquoi, dans son uvre entier, il n'y a pas une seule page
d'amour.
"
Luigi, à cette époque, n'avait encore jamais vu
un mort. Un jour, les bavardages qu'il entendit lui apprirent
que, dans la tour à usage de morgue, il y avait un individu.
[
]. C'était un Français, suicidé. Inconnu.
On l'avait mis sur le banc qui était là pour accueillir
les défunts, dans l'obscurité de la tour. C'était
le crépuscule. Un désir irraisonné de pénétrer
le mystère saisit notre auteur qui s'enhardit à
franchir la grande porte grise. Et il vit tout à coup le
corps gisant : un type curieux, avec une barbe sale et hirsute.
Dans le silence de cette atmosphère renfermée, Luigi
perçut cependant un petit bruit, comme un bruit d'ailes
.Il
retint son souffle.
En
ces temps-là, les femmes endossaient sous leur jupe un
jupon abondant, terminé par une boucle empesée.
La démarche féminine, dans les lieux vides, dans
les nefs des églises désertes, faisait ce bruissement
d'ailes. Les yeux du petit, s'accoutumant à l'obscurité,
distinguaient peu à peu les corps. Une femme. Et quelqu'un
d'autre. Ils étaient enlacés, serrés : et
la femme avait les jupons retroussés. Luigi resta là
à les regarder et le garçonnet prit pour des pleurs
le halètement des amants ".
Toujours,
chez Pirandello, l'amour aura cette couleur de mort. Il n'y a
jamais, dans ses personnages, un moment d'abandon au cur
et aux sens. Et jamais il n'y a de femme, aussi belle soit-elle,
que l'auteur n'ombre de répulsion. (Plus ouvertement, un
égal sentiment, qui les déforme et les animalise,
affecte les femmes des romans et récits d'Alberto Moravia).
En
1893, Pirandello s'était transféré de l'université
de Palerme à celle de Rome, il était allé
loger chez son oncle Rocco ; en 1889, il avait publié son
premier recueil de vers, Mal joyeux ; il avait quitté la
même année, l'université de Rome pour celle
de Bonn, où, en 1891 il se retrouva docteur en philosophie
et il était revenu à Rome. Entre-temps il s'était
fiancé avec une cousine de quatre ans son aînée,
il avait rompu ses fiançailles, était tombé
amoureux d'une jeune allemande, s'en était détaché
: et ces vicissitudes sentimentales se déroulèrent
entre 1886 et 1893.
A
cette époque les milieux politiques sont corrompus. Dans
le Sud, le mécontentement gronde contre ces dirigeants
romains qui semblent ignorer la détresse des provinces
du Sud. Pirandello est très vite adopté par le cercle
des véristes romains : c'était un précieux
témoin : de retour de l'Allemagne il pouvait juger avec
un grand esprit critique la Sicile de son enfance. L'humour vériste
de Pirandello est fait de ce mélange d'amour pour la terre
natale et de lucidité critique.
En
janvier 1894, Pirandello épouse Maria Antonietta Portulano,
fille d'un associé de son père : et s'installe définitivement
à Rome.
Ca
n'avait pas été un mariage d'amour : plutôt
un de ces mariages qui sont typiques des sociétés
patriarcales et dont l'histoire et la littérature nous
offre un seul éloge et de multiples représentations
des désastres qui en dérivent.
Mariages
qu'en dialecte sicilien on dit purtati, apportés : apportée
comme une chose, par d'autres, la jeune fille au mariage.
La
première rencontre des deux futurs époux est digne
des satires cinématographies des murs siciliennes.
Les deux familles ont secrètement convenu de se rencontrer
comme par hasard, pour respecter les sacro-saintes convenances,
et le rituel se déroule comme prévu ; lors des présentations,
la jeune fille doit se garder de regarder le jeune homme dans
les yeux et il n'est surtout pas question d'un tête à
tête compromettant. En acceptant de jouer cette comédie
stupide, l'adolescent a accepté une fois pour toutes de
se plier aux convention sociales et de porter à tout jamais
un masque, ce fameux masque dont il est question dans toute son
uvre.
Cette
anecdote révèle déjà la démission
de l'individu pris par les exigences sociales qui explique l'origine
autobiographique de ce thème fondamental de l'uvre.
Le narrateur et le dramaturge nous montreront que toute chose
humaine est drôle en surface et triste en profondeur.
Ainsi
donc Pirandello épouse la fille de l'associé de
son père qui lui apporte une bonne dot.
En
1903 se produisit la ruine : la soufrière où don
Stefano avait investi son propre argent et la dot de sa bell-fille
fut détruite par un éboulement. Et Luigi Pirandello
se retrouva d'un coup pauvre et, de surcroît, avec sa femme
gravement malade : car à la nouvelle de la ruine, elle
avait eu une atteinte de parésie, dont elle se remettra
six mois plus tard, et une altération mentale dont elle
ne se remettra plus.
Maria
Antonietta Portulano était une jeune Sicilienne qu'une
rudimentaire instruction avait conditionnée aux fins de
savoir juste lire, écrire et faire les comptes. Elevée
dans un milieu où la " possession " s'exerce
sous des formes exclusives et paroxystiques, réciproquement,
sur les personnes de la famille comme sur la roba ; par l'isolement,
par la solitude, par les interdits elle avait été
psychiquement fragilisée
Meilleur,
son destin eût été d'épouser un homme
comme son père, rude constructeur de richesse sans conscience
de soi, homme capable de faire de l'argent. Maria Antonietta pouvait
comprendre le mal d'estomac de son mari, ses préoccupations
financières, sa rancur pour le tort subi, voire son
aveugle jalousie : mais elle ne peut comprendre le mal qui lui
vient de ses pensées et de son imagination, sa préoccupation
pour une idée ou un personnage à qui donner forme,
et la joie d'avoir réussi.
Son
mari, en somme, lui échappe dans une dimension d'elle inconnue,
où elle ne peut le rejoindre : et puisqu'on doit bien donner
une raison à cette jalousie qui tourne à vide et
qui ronge, voilà que dans son esprit se matérialisent
les images sans visage d'autres femmes de la ville, étudiantes
de l'Institut supérieur pédagogique féminin
où son mari enseigne.
Une
de ses élèves d'alors se souvient : " Pirandello,
dans la fleur de l'âge, portait sans jactance, et même
comme sans le savoir, la double auréole d'une virile et
spirituelle beauté. Noble de port, solitaire, taciturne,
il faisait fureur. Mais c'étaient des amours sans amour
; cette sorte d'infatuation collective le laissait indifférent
; les femme élèves n'étaient que des noms
pour lui
"
Pirandello
fut fidèle à sa femme, non seulement dans les actes,
mais dans ses pensées, c'est ce qu'affirme Nardelli son
biographe. Et cependant sa femme le voyait infidèle.
A
un certain point, entre son père explosant de rancur
contre l'homme qui a enlevé sa fille et la dot, son beau-père
qui hasarde l'argent de la dot, et son mari égaré,
loin dans son propre monde indéchiffrable, Antonietta Portulano
a dû se sentir comme fixée dans une forme, ne représentant
qu'une dot. Et dans la désagrégation de sa dot,
elle aussi se désagrège psychiquement.
Luigi
Pirandello se trouve plongé à l'improviste dans
la tragédie. Publié en feuilleton en 1904 Feu Mathias
Pascal connaît un grand succès. La plus importante
maison d'édition italienne de ces années-là,
celle des frères Treves, ouvre ses portes à Pirandello.
Une certaine tranquillité économique lui sourit.
Mais en famille, c'est encore le supplice de sa femme qui n'a
plus sa raison, des trois enfants à qui manquent l'affection
et les soins de leur mère. Pirandello travaille : il écrit
des nouvelles, des essais, le roman les Vieux et les jeunes. En
1909 il commence à collaborer au Corriere della sera. Il
est nommé professeur titulaire à l'Institut supérieur
pédagogique.
1915
: c'et une année que marquent de douloureux événements
: l'entrée en guerre de l'Italie et le départ de
son fils Stefano, engagé volontaire et puis fait prisonnier
; la mort de sa mère ; et la maladie de sa femme qui maintenant
explose en manifestations de violence.
En
1918, son fils Stefano revient en novembre, après l'armistice.
On décide l'internement d'Antonietta dans une maison de
santé. Dans sont théâtre Pirandello nous montrera
des bouffons et des fous ; et la fantasmagorie de ses comédies
n'est pas le fruit d'un esprit extravagant mais le reflet d'une
société en crise. Partout en Europe l'individualisme
est en crise ; la guerre a fait table rase des certitudes positives
; le monde semble en folie. " Les années folles ",
elles portent bien leur nom et c'est justement ce qu'illustre
le théâtre pirandellien.
Mai
1920 : sa pièce Six personnages en quête d'auteur
jouée au théâtre Valle de Rome est un échec.
Un mois plus tard la pièce triomphe à Milan. Pirandello
est désormais un cas : du haut des scènes, la pièce
se répand dans le public : ceux qui sifflent et ceux qui
applaudissent, les Romains qui crient " A l'asile ! "
et les Milanais qui disent " Poésie ! ". Les
critiques qui polémiquent et théorisent, tout fait
partie intégrante de la pièce et de la conception
que Pirandello a du théâtre ;
La
renommée de Pirandello se propage dans le monde entier.
En
1924 l'adhésion de Pirandello au fascisme le projette bruyamment
dans le tourbillon qui remue et trouble les eaux de l'histoire
d'Italie. Mais Pirandello a été, comme ses personnages,
homme plein d'inquiétudes, de contradictions, de sentiments
changeants. Certes il ne fit jamais de politique active et on
ne relèvera jamais dans son uvre ni dans ses propos
de prise de position en faveur du régime, si ce n'est quelques
vagues déclarations selon lesquelles ce régime autoritaire
était une bonne chose pour l'Italie ; mais c'est ce régime
qui lui donnera une consécration officielle en le nommant
en 1928 grand académicien d'Italie.
C'est
également grâce à la protection et à
l'aide de Mussolini qu'en 1925 est fondée la Compagnie
du théâtre d'art de Rome par Pirandello lui-même
et son fils. Directeur de la troupe, Pirandello découvre
le métier de metteur en scène et se rend compte
au contact des acteurs qu'un auteur n'est plus responsable de
sa pièce à partir du moment où elle est jouée
: le metteur en scène l'interprète à sa façon,
et l'acteur lui-même donne au personnage une forme que l'auteur
n'avait pas prévue. Ces problèmes du jeu et de la
vérité, du rôle et de la personnalité,
du visage et du masque vont devenir le thème dominant des
pièces de cette période, car il font partie désormais
de la vie quotidienne de Pirandello.
Suivent
de nombreux voyages avec sa Compagnie, et puis il se retrouve
seul, deux années à Berlin, un an à Paris.
" Nulle habitude, dit son biographe, nul amour terrestre
" et cependant l'actrice Marta Abba, tint une grande place
dans la vie de Pirandello. Puis elle disparut de sa vie et du
théâtre : elle épousa un Américain,
quitta l'Italie. Pirandello était désormais un vieil
homme seul, seul de la solitude de " Quand on est quelqu'un
".
Avec
cette pièce l'auteur met en scène son propre drame
d'homme à succès, prisonnier de sa célébrité.
Sujet moderne devenu aujourd'hui banal : le drame de la vedette
fabriquée par le regard des autres (pour parler comme Pirandello)
ou par l'opinion publique (pour adopter le langage d'aujourd'hui)
et qui cherche à retrouver sous la façade et les
artifices la sincérité intérieure et sa propre
authenticité.
En
1934 il obtient le prix Nobel de littérature. Travaillant
sans relâche il mourra, le 10 décembre 1936, d'une
pneumonie contractée à Cinecittà pendant
les prises de vues d'une adaptation cinématographiques
de Feu Mathias Pascal.
Il
avait laissé un testament : " Que ma mort soit passée
sous silence. Quand je serai mort, qu'on ne m'habille pas. Qu'on
m'enveloppe nu, dans un linceul. Pas de fleurs sur le lit, pas
de cierges ardents. Un corbillard de la dernière classe,
celui des pauvres. Sans aucun parement. Et que nul ne m'accompagne,
ni parents, ni amis. Le corbillard, le cheval, le cocher, c'est
tout. Brûlez-moi. Que mon corps, aussitôt incinéré,
soit livré à la dispersion, car je voudrais que
rien, pas même la cendre, ne subsiste de moi. Si la chose
se révèle impossible, que mon urne soit transférée
en Sicile et murée dans quelque grossier bloc de pierre
de la campagne d'Agrigente, où je suis né ".
Dix
ans plus tard ses cendres furent transportées à
Agrigente.
Et
son destin de personnage se clôt sur un dernier jeu entre
apparence et réalité : par les rues de sa ville,
les cendres de Pirandello passent, enfermées dans une caisse
qui donne l'impression que la crémation n'a pas eu lieu,
que le corps est dans le cercueil. Il paraît qu'en ont décidé
ainsi les autorités ecclésiastiques : ainsi, sans
le savoir, elle s'employaient à donner la dernière
touche " pirandellienne " au séjour involontaire
sur la terre de Luigi Pirandello.
Ses
cendres ont été déposées en 1946,
dans une urne grecque au Musée Archéologique d'Agrigente,
puis scellées dans un mur près de sa maison natale,
classée Monument national en 1949. Sa femme est morte à
87 ans, dans une clinique psychiatrique en 1959.
La
personnalité de Pirandello
C'est
le caractère d'un Sicilien passionné. Pirandello
lui-même, dans une lettre à celle qui allait devenir
sa femme, présentait sa personnalité d'une manière
contradictoire qui annonçait en quelque sorte la dialectique
de son uvre. " En moi, lui écrit-il, il y a
deux personnes en puissance, deux hommes ; le premier est taciturne
et continuellement absorbé dans ses pensées ; le
second parle avec facilité, il plaisante et il ne manque
pas de rire et de faire rire ; le premier personnage, c'est le
grand moi ; le second, le petit moi. Dis-moi qui tu préfères
; je puis être comme tu me veux (on sait que ce sera le
titre d'une de ses pièces dans laquelle un personnage s'efforce
de répondre à l'attente de l'autre), je serai celui
que tu voudra que je sois ".
Hélas,
la pauvre femme (qui avait pourtant à l'époque toute
sa raison) ne devait pas comprendre grand-chose à cette
dialectique.
Le
monde de Pirandello et le pirandellisme
Le monde de Pirandello est fait d'existences manquées,
de consciences lésés. Une société
de petites gens, appartenant pour la plupart à la bourgeoisie
provinciale de la ville ou au petit peuple de la campagne. La
Sicile sera au centre de ses récits, avec une faible apparition
de la capitale.
Ses
personnages qu'un paroxysme, une hypertrophie de l'amour-propre
poussent aux confins de la folie : anatomistes lucides de leurs
propres sentiments et de leurs propres malheurs, pris jusqu'au
délire de la passion du " raisonnement ", obsédés
par le souci de défendre l'apparence de leur être,
face aux autres et parfois face à eux-mêmes ou s'attachant
tout à coup à rejeter ces apparences, s'instituant
" hommes seuls " " créatures " dans
le flux de la vie. Des personnages en quête d'auteur.
Dans
son uvre nous remarquons deux tendances différentes,
c'est à dire la précision de son réalisme
et son aspect pessimiste.
L'insécurité
est la dominante de l'histoire sicilienne. Les Siciliens ont peur
de cette mer qui a porté sur leur plages les cavaliers
berbères et normands, les soldats lombards, les avides
barons de Charles d'Anjou, les aventuriers venants de " l'avare
pauvreté de Catalogne ", l'armée de Charles
Quint et celle de Louis XIV, les Autrichiens, le garibaldiens,
les Piémontais, les troupes de Patton et de Montgomery
; et pendant des siècles, continuel fléau, les pirates
algériens qui fondaient sur leu terre pour faire proie
des biens et des personnes. La peur historique est donc devenue
" existentielle ".
Pirandello
a dit qu'il avait à son service une servante nommée
imagination ayant le " goût de se vêtir de noir
".
Beaucoup
d'écrivains ont étudié son uvre : le
thème de l'incommunicabilité, celui de la lutte
entre la vie et la forme ont retenu leur attention.
Giacomo
Benedetti a écrit " Rarement on voit, comme pour Pirandello,
le cas d'un écrivain révélé et porté
à la connaissance du monde entier par la critique. Une
critique servante et complice, qui devant un artiste d'un accès
apparemment difficile sentit le besoin de l'éclairer plus
que de la comprendre. Sur la face extérieure de l'ouvre
de Pirandello apparaissait ce qu'il est convenu d'appeler une
philosophie ; et aussitôt, tête baissée, la
critique de donner une traduction, une explication littérale
de cette philosophie.
Pour
comprendre ce qu'on a appelé le pirandellisme c'est de
présenter la vision schématique et systématique
que le critique Adriano Tilgher en a donnée.
"
Le malheur de l'homme, c'est de ne pas pouvoir vivre à
l'état de nature (à moins d'être simple d'esprit
au sens profond du terme, évangéliquement pauvre
en esprit ) mais de se voir vivre ; la conscience, c'est le sentiment
que nous avons de la vie, et ce sentiment de la vie tend à
enfermer celle-ci dans des cadres fixes, ces carcans que sont
nos concepts, les conventions sociales, les coutumes, les habitudes,
les lois. La vie qui est mouvement perpétuel se trouve
ainsi prise au piège de la forme qui tend à la pétrifier,
à la nier.
La
première tentative pour se libérer de la forme aliénante,
c'est celle de Mathias Pascal qui échappe à son
identité mais se retrouve nu : il se rend compte qu'il
est impossible de vivre à l'état pur ; mué
en homme neuf, il voit vivre les autres de l'extérieur,
il se sent coupé d'eux, il a besoin d'être quelqu'un
à leurs yeux ; il redemande une forme et vient la mendier
à sa femme qu'il a quittée. Le roman conclu à
l'inéluctabilité de la forme.
Chercher
à se connaître, c'est s'immobiliser devant le miroir,
c'est donc cesser de vivre.
Pirandello
a éprouvé plus que quiconque la difficulté
d'être et il illustre le drame à la fois comique
et tragique d'être victime du paraître, la personne
n'étant rien d'autre que le personnage qu'on nous fait
jouer. Or le paraître s'impose à l'être et
finit par le dévorer.
Lassé
d'avoir à lutter contre la représentation que les
autres se font de lui-même, l'individu ne songe plus qu'à
jouer le rôle qui lui permettra d'être aimé
ou d'être craint. Il semble donc que la vie nous condamne
à jouer perpétuellement la comédie. C'est
ainsi que la société nous aliène ".
La
fameuse opposition dialectique entre la vie et la forme telle
que Tilgher l'a ingénieusement définie, il faut,
selon Sciascia, en chercher l'origine non dans des influences
philosophiques mais dans la réalité sicilienne elle-même,
et donc la considérer d'abord comme un fruit du vérisme.
En
Sicile, si l'on peut dire, la réalité dépasse
la fiction et les situations les plus invraisemblables, c'est
dans la réalité même de son pays natal que
Pirandello les a vécues. Même lorsqu'il semble verser
dans l'artifice, Pirandello reflète une réalité
qui se situe à deux niveaux, sicilien d'abord, européen
ensuite, et c'est sur l'authenticité de ce réalisme
critique qu'il faut insister.
Bibliographie :
Pirandello
et la Sicile - Léonardo SCIASCIA - Edition Les cahiers
Rouges - GRASSET -
Pirandello
- Gilbert BOSETTI - Editions présence littéraire
- BORDAS -
Luigi
Pirandello, Sicilien planétaire - Georges Piroué
- Editions Denoël -
Pirandello
de A à Z - Léonardo Sciascia - Editions Maurice
Nadeau -
Le
symbolisme pirandellien - Francine Chiappero - Editions Les presses
du Midi
Ce
site
a pour vocation de promouvoir la lecture. C'est pourquoi les résumés
de livre, les biographies sont faites à partir d'extraits
des ouvrages même que j'ai consultés et proposés
à la lecture. Afin de mieux préserver le style de
l'auteur et le mettre en évidence, je n'ai entrepris aucune
réécriture. Internet fonctionnant un peu comme une
immense bibliothèque mondiale, les ouvrages que j'ai trouvés
dignes de lecture y sont donc proposés. J'espère
que les auteurs n'y verront aucun inconvénient car ma véritable
intention est de mieux les faire connaître du grand public.
R.D.
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