Ayant
poussé la porte étroite qui chancelle,
Je me suis promené dans le petit jardin
Qu'éclairait doucement le soleil du matin,
Pailletant chaque fleur d'une humide étincelle.
Rien n'a changé.
J'ai tout revu : l'humble tonnelle
De vigne folle avec les chaises de rotin…
Le jet d'eau fait toujours son murmure argentin
Et le vieux tremble sa plainte sempiternelle.
Les roses comme avant palpitent ; comme avant,
Les grands lys orgueilleux se balancent au vent.
Chaque alouette qui va et vient m'est connue.
Même j'ai retrouvé debout la Velléda,
Dont le plâtre s'écaille au bout de l'avenue,
Grêle, parmi l'odeur fade du réséda.
Le
son du cor s'afflige vers les bois
D'une douleur on veut croire orpheline
Qui vient mourir au bas de la colline
Parmi la bise errant en courts abois.
L'âme
du loup pleure dans cette voix
Qui monte avec le soleil qui décline
D'une agonie on veut croire câline
Et qui ravit et qui navre à la fois.
Pour
faire mieux cette plainte assoupie,
La neige tombe à longs traits de charpie
A travers le couchant sanguinolent,
Et
l'air a l'air d'être un soupir d'automne,
Tant il fait doux par ce soir monotone
Où se dorlote un paysage lent. -
La
chanson de Gaspard Hauser
Je
suis venu, calme orphelin,
Riche de mes seuls yeux tranquilles,
Vers les hommes des grandes villes :
Il ne m'ont pas trouvé malin.
A
vingt ans un trouble nouveau,
Sous le nom d'amoureuses flammes,
M'a fait trouver belles les femmes :
Elles ne m'ont pas trouvé beau.
Bien
que sans patrie et sans roi
Et très brave ne l'étant guère,
J'ai voulu mourir à la guerre :
La mort n'a pas voulu de moi.
Suis-je
né trop tôt ou trop tard ?
Qu'est-ce que je fais en ce monde ?
Ô vous tous, ma peine est profonde :
Priez pour le pauvre Gaspard !
Sagesse, 1880
A
Don Quichotte
O
Don Quichotte, vieux paladin, grand Bohème,
En vain la foule absurde et vile rit de toi :
Ta mort fut un martyre et ta vie un poème,
Et les moulins à vent avaient tort, ô mon roi !
Va
toujours, va toujours, protégé par ta foi,
Monté sur ton coursier fantastique que j'aime.
Glaneur sublime, va ! - les oublis de la loi
Sont plus nombreux, plus grands qu'au temps de jadis lui-même.
Hurrah
! nous te suivons, nous les poètes saints
Aux cheveux de folie et de verveine ceints.
Conduis-nous à l'assaut des hautes fantaisies,
Et
bientôt, en dépit de toute trahison,
Flottera le crâne chenu de l'inepte raison !
Un
soir d'octobre
L'automne
et le soleil couchant ! je suis heureux !
Du sang sur de la pourriture !
L'incendie au zénith ! La mort dans la nature !
L'eau stagnante, l'homme fiévreux !
Oh
! c'est bien là ton heure et ta saison, poète
Au cur vide d'illusions,
Et que rongent les dents de rats des passions,
Quel bon miroir, et quelle fête !
Que
d'autres, des pédants, des niais ou des fous,
Admirent le printemps et l'aube,
Ces deux pucelles-là, plus roses que leur robe ;
Moi,
je t'aime, âpre automne, et te préfère à
tous
Les minois d'innocentes, d'anges,
Courtisane cruelle aux prunelles étranges
Clair
de lune
Pierrot,
Arlequin, Colombine, et des masques viennent et ballent dans les
paysages de Watteau
Votre
âme est un paysage choisi
Que vont charmant masques et bergamasques
Jouant du luth et dansant et quasi
Tristes sous leurs déguisements fantasques.
Tout
en chantant sur le mode mineur
L'amour vainqueur et la vie opportune,
Ils n'ont pas l'air de croire à leur bonheur
Et leur chanson se mêle au clair de lune,
Au
calme clair de lune triste et beau,
Qui fait rêver les oiseaux dans les arbres
Et sangloter d'extase les jets d'eau,
Les grands jets d'eau sveltes parmi les marbres.
[
]Et
c'est la nuit, la nuit bleue aux mille étoiles ;
Une campagne évangélique s'étend,
Sévère et douce, et, vagues comme des voiles,
Les branches d'arbre ont l'air d'ailes s'agitant.
De
froids ruisseaux courent sur un lit de pierre ;
Les doux hiboux nagent vaguement dans l'air
Tout embaumé de mystère et de prière ;
Parfois un flot qui saute lance un éclair.
La
forme molle au loin monte des collines
Comme un amour encore mal défini,
Et le brouillard qui s'essore des ravines
Semble un effort vers quelque but réuni.
Et
tout cela comme un cur et comme une âme,
Et comme un verbe, et d'un amour virginal,
Adore, s'ouvre en une extase et réclame
Le Dieu clément qui nous gardera du mal.
Jadis et naguère
Nevermore
Allons, mon pauvre cur, allons, mon vieux complice,
Redresse et peins à neuf tous tes arcs triomphaux ;
Brûle un encens ranci sur tes autels d'or faux ;
Sème de fleurs les bords béants du précipice
;
Allons, mon pauvre cur, allons, mon vieux complice !
Pousse
à Dieu ton cantique, ô chantre rajeuni ;
Entonne, orgue enroué, des Té Deum splendides ;
Vieillard prématuré, mets du fard sur tes rides
;
Couvre-toi de tapis mordorés, mur jauni ;
Pousse à Dieu ton cantique, ô chantre rajeuni.
Sonnez,
grelots ; sonnez, clochettes ; sonnez cloches !
Car mon rêve impossible a pris corps, et je l'ai
Entre mes bras pressé : le Bonheur, cet ailé
Voyageur qui de l'Homme évite les approches,
Sonnez - grelots ; sonnez, clochettes ; sonnez cloches !
Le
Bonheur a marché côte à côte avec moi
;
Mais la Fatalité ne connaît point de trêve
:
Le ver est dans le fruit, le réveil dans le rêve.
Et le remords est dans l'amour : telle est la loi
A
poor young Shepherd
J'ai
peur d'un baiser
Comme d'une abeille.
Je souffre et je veille
Sans me reposer :
J'ai peur d'un baiser !
Pourtant
j'aime Kate
Et ses jeux jolis.
Elle est délicate,
Aux longs trait pâlis.
Oh ! que j'aime Kate !
C'est
Saint-Valentin !
Je dois et je n'ose
Lui dire au matin
La terrible chose
Que Saint Valentin !
Elle
m'est promise,
Fort heureusement !
Mais quelle entreprise
Que d'être un amant
Près d'une promise !
J'ai
peur d'un baiser
Comme d'une abeille.
Je souffre et je veille
Sans me reposer :
J'ai peur d'un baiser !
(Romances sans paroles)
Mon
rêve familier
Je
fais souvent ce rêve étrange et pénétrant
D'une femme inconnue, et que j'aime, et qui m'aime
Et qui n'est, chaque fois, ni tout à fait la même
Ni tout à fait une autre, et m'aime et me comprend.
Car
elle me comprend, et mon cur, transparent
Pour elle seule, hélas ! cesse d'être un problème
Pour elle seule, et les moiteurs de mon front blême,
Elle seule les sait rafraîchir, en pleurant.
Est-elle
brûne, blonde ou rousse, - Je l'ignore.
Son nom ? Je me souviens qu'il est doux et sonore
Comme ceux des aimés que la Vie exila.
Son
regard est pareil au regard des statues,
Et, pour sa voix, lointaine, et calme, et grave, elle a
L'inflexion des voix chères qui se sont tues.
(Poèmes saturniens)
Impression
de printemps
Il
est des jours - avez-vous remarqué ? -
Où l'on se sent plus léger qu'un oiseau,
Plus jeune qu'un enfant, et, vrai ! plus gai
Que la même gaieté d'un damoiseau.
L'on
se souvient sans bien se rappeler...
Évidemment l'on rêve, et non, pourtant.
L'on semble nager et l'on croirait voler.
L'on aime ardemment sans amour cependant
Tant
est léger le coeur sous le ciel clair
Et tant l'on va, sûr de soi, plein de foi
Dans les autres, que l'on trompe avec l'air
D'être plutôt trompé gentiment, soi.
La
vie est bonne et l'on voudrait mourir,
Bien que n'ayant pas peur du lendemain,
Un désir indécis s'en vient fleurir,
Dirait-on, au coeur plus et moins qu'humain.
Hélas
! faut-il que meure ce bonheur ?
Meurent plutôt la vie et son tourment !
Ô dieux cléments, gardez-moi du malheur
D'à jamais perdre un moment si charmant.
Le
piano que baise une main frêle
Le
piano que baise une main frêle
Luit dans le soir rose et gris vaguement,
Tandis qu'un très léger bruit d'aile
Un air bien vieux, bien faible et bien charmant
Rôde discret, épeuré quasiment,
Par le boudoir longtemps parfumé d'Elle.
Qu'est-ce
que c'est que ce berceau soudain
Qui lentement dorlote mon pauvre être ?
Que voudrais-tu de moi, doux Chant badin ?
Qu'as-tu voulu, fin refrain incertain
Qui vas tantôt mourir vers la fenêtre
Ouverte un peu sur le petit jardin ?
La
neige à travers la brume
La
neige à travers la brume
Tombe et tapisse sans bruit
Le chemin creux qui conduit
À l'église où l'on allume
Pour la messe de minuit.
Londres
sombre flambe et fume :
Ô la chère qui s'y cuit
Et la boisson qui s'ensuit !
C'est Christmas et sa coutume
De minuit jusqu'à minuit.
Sur
la plume et le bitume,
Paris bruit et jouit.
Ripaille et Plaisant Déduit
Sur le bitume et la plume
S'exaspèrent dès minuit.
Le
malade en l'amertume
De l'hospice où le poursuit
Un espoir toujours détruit
S'épouvante et se consume
Dans le noir d'un long minuit...
La
cloche au son clair d'enclume
Dans la tour fine qui luit,
Loin du péché qui nous nuit,
Nous appelle en grand costume
A la messe de minuit.
Ecoutez
la chanson bien douce
Ecoutez
la chanson bien douce
Qui ne pleure que pour vous plaire.
Elle est discrète, elle est légère :
Un frisson d'eau sur de la mousse !
La
voix vous fut connue (et chère !),
Mais à présent elle est voilée
Comme une veuve désolée,
Pourtant comme elle encore fière,
Et
dans les longs plis de son voile
Qui palpite aux brises d'automne,
Cache et montre au coeur qui s'étonne
La vérité comme une étoile.
Elle
dit, la voix reconnue,
Que la bonté c'est notre vie,
Que de la haine et de l'envie
Rien ne reste, la mort venue.
Elle
parle aussi de la gloire
D'être simple sans plus attendre,
Et de noces d'or et du tendre
Bonheur d'une paix sans victoire.
Accueillez
la voix qui persiste
Dans son naïf épithalame.
Allez, rien n'est meilleur à l'âme
Que de faire une âme moins triste !
Elle
est en peine et de passage,
L'âme qui souffre sans colère,
Et comme sa morale est claire !...
Écoutez la chanson bien sage.